Asphyxié par une crise financière, l'Etat grec examine actuellement l'ardoise d'une autre époque: celle de l'occupation allemande, entre 1941 et 1944. Et si Berlin avait toujours une dette de guerre envers Athènes? Sur un plan politique, la question est opportune. En Grèce, le problème des réparations allemandes réapparaît en effet souvent sur le devant de la scène. Tant la gauche radicale Syriza que la droite populiste se sont emparées du débat, aujourd'hui attisé par un fort ressentiment envers l'Allemagne. Qui est rendue responsable par de nombreux Grecs des rigueurs de la cure d'austérité, imposée à leur pays par l'Union européenne (UE), la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI) pour parer à la crise financière. La mise sur pied, en septembre 2012, d'un groupe de travail dont la mission est de chiffrer le montant des réparations pour crimes nazis, ne doit ainsi rien au hasard.
En termes historiques et politiques, une demande d'indemnisation à l'Allemagne n'apparaît pas dénuée de fondement (lire encadré page 16). Mais, du point de vue du droit international public, la possibilité pour la Grèce d'obtenir gain de cause ne va pas de soi. Loin s'en faut. Animés par la même volonté d'indemnisation, des ressortissants italiens viennent d'en faire l'amère expérience. La Cour internationale de justice (CIJ), organe judiciaire principal des Nations Unies, a rendu un arrêt, le 3 février 2012, dans lequel elle estime que ce pays a «manqué à ses obligations en laissant intenter des procédures judiciaires visant à obtenir l'indemnisation, par l'Allemagne, de victimes de crimes nazis». La CIJ pointe du doigt le non-respect, par l'Italie, de l'immunité reconnue à la République fédérale d'Allemagne (lire encadré page 17). Elle ne condamne toutefois en rien la possibilité d'une négociation et d'une entente intergouvernementales, au contraire.
Le cas de la Grèce, même s'il présente des différences notables avec celui de l'Italie, n'en est pas moins tout aussi problématique sur le plan juridique. Aucun accord ni traité de paix ne lient la Grèce à l'Allemagne. Comme le précise Robert Kolb, professeur ordinaire de droit international public à l'Université de Genève, et qui a représenté le Gouvernement allemand, comme conseil, dans l'affaire opposant l'Italie à l'Allemagne devant la Cour internationale de justice, «il n'y a jamais eu de règlement conventionnel entre la Grèce et l'Allemagne».
Montants forfaitaires
Des montants forfaitaires et des gestes gracieux ont été toutefois consentis: la Conférence interalliée des réparations de Paris a conclu, le 14 janvier 1946, que, dans la somme totale que l'Allemagne devait à titre de réparations aux 18 pays qu'elle avait occupés, elle devait à la Grèce 3,7% du total, soit 7,1 milliards de dollars, au pouvoir d'achat de 1938. Sans calculer les intérêts pour les années écoulées depuis 1946, cela équivaut, au pouvoir d'achat de 2010, à 106,5 milliards de dollars. De plus, les trois zones d'occupation occidentales qui allaient devenir la République fédérale d'Allemagne (RFA) ont payé, en 1946, 168 millions de dollars sous la forme de confiscations de biens effectuées par l'Agence interalliée des réparations (IARA). En 1960, la RFA a enfin versé à l'Etat grec 115 millions de deutsche mark (DM), au titre de dédommagement des citoyens grecs persécutés pour des raisons raciales, religieuses et idéologiques. Tous les ayants droit ont-ils bénéficié de cette somme? Rien n'est moins sûr dans ce qui représenta dès ce moment une affaire intérieure grecque. En 2003, enfin, 20 millions d'euros ont été versés à l'Etat grec, au titre de dédommagement des anciens travailleurs forcés, par l'intermédiaire de la Fondation fédérale «Souvenir, responsabilité et avenir».
Traité de Moscou
Mais, en fin de compte, répète en substance Robert Kolb, il n'y a jamais eu de règlement juridique de la dette. C'est pourquoi, ajoute-t-il, «ces réclamations grecques peuvent en principe être emises». Cela dit, selon lui, deux obstacles majeurs se dressent sur la voie d'une éventuelle réparation: le Traité de Moscou d'une part, communément qualifié «Traité quatre plus deux» ou «Traité deux plus quatre», qui est un accord international entre les représentants des deux Allemagnes (Allemagne de l'Ouest et Allemagne de l'Est), ainsi que les quatre puissances alliées de la Seconde Guerre mondiale, la France, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l'URSS. Sa signature, le 12 septembre 1990 à Moscou, ouvre la voie de la réunification allemande. Entre autres, il met fin à toute forme de réparation réclamée à son encontre. D'autre part, un obstacle pourrait être la prescription libératoire. Il s'agit d'examiner les circonstances expliquant le retard de la réclamation grecque concernant des faits remontant aux années 40 du siècle dernier.
Bien entendu, et c'est un argument qu'Athènes ne manque pas de faire valoir, la Grèce n'est pas partie au «Traité quatre plus deux». Elle n'est ainsi pas formellement liée par ce traité, ne l'ayant pas ratifié. Or, comme le précise Robert Kolb, «les quatre alliés ont éventuellement pu agir en représentation». Ce qui signifie qu'ils auraient alors renoncé à toute demande de réparation à l'Allemagne «au nom de tous les Alliés de la Seconde Guerre mondiale, donc aussi de la Grèce». Cette question ne sera pas facile à résoudre et suppose une analyse détaillée du Traité de Moscou.
Possible prescription
Quant à la prescription libératoire, elle a jusqu'à aujourd'hui été appliquée essentiellement dans un contexte de protection diplomatique, c'est-à-dire quand un Etat épouse la cause de l'un de ses ressortissants pour demander réparation à un autre Etat pour une violation du droit international que ce ressortissant aurait subie. La prescription libératoire a jusqu'ici été très rarement appliquée dans les réclamations issues de relations directes entre Etats. La Grèce devra être en mesure de justifier le caractère tardif de ses réclamations à l'Allemagne. Les retards ne doivent pas être majeurs et doivent être justifiables. «En droit international, une réclamation doit être faite avec diligence, explique Robert Kolb. Suivant le principe de la bonne foi, la réclamation s'éteint dès lors qu'on ne l'a pas fait valoir, laissant ainsi entendre qu'on y renonce. En l'occurrence, il n'est pas certain que la Grèce n'ait pas pu faire valoir ses réclamations avant.» C'est pourquoi, même si la dette allemande demeure, une prescription pourrait être juridiquement justifiée.
Négociation envisagée
A ce stade, la Grèce réfléchit à la forme de sa demande en dédommagements. Elle envisage notamment d'approcher l'Allemagne au niveau de la négociation. Cette stratégie confère aux parties une liberté totale. Athènes peut suggérer à Berlin de faire un geste, à titre gracieux. Robert Kolb évoque cette possibilité qu'ont les Etats de «motiver» un gouvernement à faire un geste en tentant de faire pression sur lui ou en termes plus amicaux. En langage courant, cela reviendrait, par exemple, à dire: «J'aimerais beaucoup que tu le fasses, il en va de l'équilibre intérieur de mon pays, dont tu profiteras aussi.» Il est toujours possible, entre Etats, de négocier et de s'entendre, sur la base d'une revendication fondée en droit ou sur la base de simples transactions politiques.
Et, devant la CIJ, comment la Grèce serait-t-elle considérée, face à la toute-puissante Allemagne? Suivant Robert Kolb: «Du moment qu'il y a un consentement pour comparaître devant la CIJ, et à supposer toutes les autres conditions de compétence et de recevabilité favorablement résolues, celle-ci peut trancher un différend. Devant la Cour, un petit Etat est traité de la même manière qu'un grand.» L'immunité de l'Allemagne, enfin, serait inopposable dans une telle affaire. Elle est applicable uniquement devant des tribunaux internes, comme ce fut le cas dans le contexte des réclamations des ressortissants italiens devant les tribunaux de cet Etat. Dans une négociation directe, comme ce serait le cas entre la Grèce et l'Allemagne, il n'y a pas d'immunité; il n'y en a pas non plus devant une juridiction internationale.
Les séquelles de l'occupation nazie de la Grèce
Lorsque la 12e armée de la Wehrmacht envahit la Grèce, le 6 avril 1941, la Grèce comptait 6,9 millions d'habitants. Et 522 000 périrent durant l'occupation allemande. Parmi eux, près de 125000 moururent de faim, 56 000 furent massacrés sur place lors de diverses opérations de représailles et les razzias dans les campagnes et les montagnes; 91 000 furent exécutés comme otages et près de 100 000 sont morts dans des camps de concentration. Et enfin, 58 000 juifs grecs et gitans grecs furent exterminés dans des camps. Près de 1600 localités ont été détruites, dont 460 villages entièrement incendiés et rasés après le massacre intégral de tous les habitants.
Le pillage de la Grèce fut organisé en règle. Les deux premières semaines d'occupation, les Allemands ont commencé de rafler et de transporter en Allemagne la totalité de la production et des réserves grecques: tabac, huile d'olive, minerais exportables, pétrole, charbon, riz, cocons de vers à soie, machines-outils, une bonne partie du matériel roulant des chemins de fer grecs.
Tous les commerces et l'artisanat ont été développés aux seules fins d'approvisionnement de l'occupant. Contrainte d'émettre des drachmes à n'en plus finir, générant une hyperinflation catastrophique pour les masses urbaines avec, notamment, la famine pour conséquence, la Banque centrale grecque s'est vu imposer un prêt de 476 millions de reichsmark (10 milliards d'euros actuels) au titre de contributions à l'effort de guerre.
Un tel bilan des atrocités nazies, le plus lourd derrière la Russie et la Pologne selon l'historien Mark Mazower, fait dire aujourd'hui à certains que l'Allemagne n'est pas bien placée pour faire la morale à la Grèce. Pourtant très critique envers les Grecs et leur gestion financière ces trente dernières années, l'économiste français Jacques Delpla fustige l'attitude de Berlin envers Athènes: «Le simple fait que l'Allemagne soit le pays de l'Union européenne le plus dur envers la Grèce est totalement scandaleux. Les Allemands ne cessent de répéter qu'ils sont les princes de la vertu économique et qu'ils n'ont pas de dette. Mais c'est parce qu'ils ont fait défaut de toutes leurs dettes passées. L'Europe s'est montrée solidaire avec eux durant le temps de la reconstruction qui est un processus collectif. Si on avait fait payer à l'Allemagne sa responsabilité des destructions qu'elle a commises, l'Europe en serait propriétaire.» Oui, mais le temps a passé et des traités ont été signés entre les anciens belligérants. «Je réfute l'idée que la dette allemande soit un problème vieux de 70 ans. La guerre ne s'est pas terminée en 1945. Sinon, comment expliquer le traité de réunification allemande qui prétend solder les dettes et les créances vieilles datant de cette époque?» Pour Jacques Delpla, «une grande partie des dysfonctionnements actuels de la Grèce résultent des actes nazis en Grèce», qui ont durablement perturbé l'équilibre social du pays et affecté les forces productives et l'économie. Cet économiste en appelle ainsi surtout à la solidarité entre les Etats européens. Et c'est, dit-il, le moins qu'on puisse attendre de l'Allemagne envers la Grèce.(nv)
Pas d'action civile contre un Etat
L'Italie vient de l'apprendre à ses dépens: la République fédérale d'Allemagne est un Etat souverain. A ce titre, elle jouit d'une immunité de juridiction qui la met à l'abri d'actions civiles intentées contre elle pour violations du droit international humanitaire commises par le Reich allemand entre 1943 et 1945 devant des tribunaux italiens. Le 3 février 2012, la Cour internationale de justice (CIJ) a rendu un arrêt dans lequel elle estime que l'Italie a manqué à ses obligations internationales en laissant intenter des procédures judiciaires visant à obtenir l'indemnisation par l'Allemagne de victimes de crimes nazis. L'Allemagne avait saisi en 2008 la CIJ pour faire reconnaître la violation de son immunité juridictionnelle. Dans son arrêt, la CIJ demande à l'Italie de faire en sorte que les décisions de ses tribunaux et celles d'autres autorités judiciaires qui contreviennent à l'immunité reconnue à l'Allemagne par le droit international soient privées d'effets.(nv)