Avec le développement de la législation contre le blanchiment et la corruption, dans les années 1990, le besoin s’était fait sentir d’améliorer les moyens d’action dans ce domaine. En l’an 2000, alors professeure de droit à la Haute Ecole de gestion de Neuchâtel (HEG Arc), Isabelle Augsburger-Bucheli a saisi la balle au bond: «Procédé peu courant, un appel d’offres avait été lancé par la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police (Ccdjp) pour mettre sur pied une formation postgrade en matière de lutte contre la criminalité économique. La HEG Arc était sur les rangs pour la Suisse romande et j’ai profité de cette opportunité.»
La juriste, installée à Bienne, avait travaillé dans le domaine fiduciaire (elle a d’ailleurs présidé trois ans l’Union suisse des fiduciaires), mais elle était loin d’être elle-même une spécialiste de la traque des criminels en col blanc. Peu importe, car sa tâche était de concevoir une formation pluridisciplinaire, axée sur la pratique. Depuis qu’elle a pris la tête de l’Institut de lutte contre la criminalité économique (ILCE) en l’an 2000, elle est à l’affût des nouveaux instruments techniques et des modifications législatives: «Le but est d’adapter la formation à l’évolution du domaine. Cela permet d’être créatif, ce qui n’est pas toujours possible dans le métier de juriste.»
Ainsi, le master en lutte contre la criminalité économique regroupe des cours de droit, d’économie et de finance, mais aussi d’informatique, de criminalistique et de criminologie. Suivi en cours d’emploi, il intéresse surtout des spécialistes de la finance, des économistes, des informaticiens ou des juristes. «Ces derniers sont dispensés du module de droit I, mais ils apprennent les mécanismes comptables et informatiques, pour être à même de détecter une fraude dans un bilan, acquérir les bases de la preuve numérique, du cryptage ou du hacking.» La doyenne de l’ILCE s’emploie à réunir les savoirs et insiste aussi sur la nécessité de travailler ensemble. Car, en matière de lutte contre la criminalité économique tout particulièrement, on ne fait rien tout seul. «Il est inutile, par exemple, de récolter des preuves numériques avec des techniques sophistiquées si l’on ne s’est pas assuré à l’avance que les exigences légales ont été respectées, condition préalable à l’utilisation de ces preuves.»
A la surveillance du MPC
Isabelle Augsburger-Bucheli a suivi de près la réorganisation, puis le renforcement, des pouvoirs du Ministère public de la Confédération (MPC): «Les procédures dépassent souvent le cadre national, par exemple, avec des infractions préalables de blanchiment commises à l’étranger. Vu la complexité des enquêtes et les exigences de l’entraide judiciaire internationale, il devenait nécessaire de surmonter les disparités cantonales et de confier davantage de compétences au MPC.» Elle vient récemment d’entrer dans l’organe de surveillance de cette autorité. Tenue à la confidentialité, elle ne dira rien de cette nouvelle activité, sinon qu’elle est complémentaire à son travail et qu’elle lui donne parfois de nouvelles idées pour des cours axés sur la pratique.
Depuis 2007 en effet, les procureurs sont de plus en plus nombreux à suivre l’Ecole romande de la magistrature pénale de l’ILCE, dispensant, entre autres, des cours de criminologie, de médecine légale, de psychiatrie forensique et de techniques d’interrogatoire. Et, en 2010, s’est imposée la nécessité de créer un Centre d’investigation numérique et de cryptologie (CINC), qui offre des formations, tout en délivrant des expertises et des analyses.
Goût de l’histoire
Face au développement constant de son institut, la Biennoise d’adoption garde son équilibre en consacrant du temps à sa famille et à ses petits-enfants, en voyageant et en se rendant au théâtre (elle est membre du conseil de fondation des Spectacles français de Bienne). Et elle cherche aussi les occasions de renouer avec sa passion première, l’histoire du droit branche dans laquelle elle a fait son doctorat. Elle a, par exemple, rédigé un article sur l’histoire du secret bancaire(1) qui, «en 2011, s’écrivait sous mes yeux. Presque chaque jour, les journaux faisaient état d’un nouvel événement.» Jusqu’aux récents projets de levée du secret bancaire en cas de soupçon de soustraction fiscale et de création d’une nouvelle infraction préalable au blanchiment pour les escroqueries fiscales d’un montant supérieur à 600 000 fr.(2). Si la doyenne de l’ILCE constate que «la levée du secret bancaire est dans l’air du temps», elle appelle de ses vœux un retour à la stabilité et à la sécurité juridique dans ce domaine.
PME peu sensibles
Le projet d’ériger la corruption privée en infraction poursuivie d’office lui semble intéressant, même si les dispositions pénales en la matière sont difficilement applicables. Une fois de plus, c’est le caractère international de nombreuses affaires qui complique les poursuites. De plus, «comme pour les autres risques liés à la criminalité économique, il est difficile de sensibiliser les PME à ce sujet, car elles ne voient pas le bénéfice de prendre des mesures pour éviter des affaires de corruption, regrette Isabelle Augsburger-Bucheli. Ce n’est que lorsqu’une fraude est mise au jour qu’elles comprennent l’utilité d’organiser la prévention. Les grandes entreprises, en revanche, prendront plus facilement des mesures préventives, comme se doter de codes de conduite en la matière.» L’ILCE participe au groupe interdépartemental de la Confédération en matière de corruption. Il a aussi été entendu par le Groupe d’Etats contre la corruption du Conseil de l’Europe (Greco), qui dénonce, entre autres, le manque de transparence helvétique sur le financement des partis. «Davantage d’informations en la matière éviterait des situations gênantes, comme on le voit en Valais dans l’affaire Tornay, estime Isabelle Augsburger-Bucheli. S’il n’est peut-être pas faux que plus de transparence pourrait décourager les donateurs, la Suisse devrait pourtant éviter d’être mise au pilori sur cette question.»
(1) Le secret bancaire suisse à travers des pans choisis de son histoire, in «Les enjeux juridiques du secret bancaire», Schulthess Editions romandes/L’Harmattan, 2011.
(2) A paraître ce printemps: «Blanchiment d’argent: actualité et perspectives suisses et internationales», sous la direction d’Isabelle Augsburger-Bucheli, Actes de l’ILCE, vol. 6, Schulthess Editions romandes/L’Harmattan, 2014.