En Suisse romande, l’engagement public d’un juge fédéral retraité est rare – à l’exception de l’ancien président du TF, le Valaisan Claude Rouiller. «C’est un peu plus fréquent en Suisse alémanique», s’excuse presque, en souriant, l’ancien juge fédéral socialiste Niccolò Raselli. Le vote sur l’initiative de mise en oeuvre («Pour le renvoi effectif des étrangers criminels»), clairement rejetée par le peuple le 28 février dernier, «a motivé mon premier engagement public depuis ma retraite, à la fin juin 2012». Cette initiative aurait rompu avec des garanties fondamentales de notre ordre juridique: l’expulsé n’aurait plus eu le droit d’être préalablement entendu et la proportionnalité de cette mesure n’aurait pas été examinée. «Cela aurait été une atteinte inouïe contre l’Etat de droit et contre le sentiment de justice, qui exige que les juges aient une marge d’appréciation. L’automatisme est contraire à la justice», estime Niccolò Raselli, qui s’inquiète aujourd’hui du dépôt, par l’UDC, de son initiative pour l’autodétermination («Le droit suisse au lieu de juges étrangers»), le 12 août. «Freiner son succès dépendra aussi de l’engagement suffisant des adversaires», confie cet homme, dont la conviction contraste avec l’abord modeste et pondéré.
«Le danger est réel»
L’initiative pour l’autodétermination demande que la Constitution fédérale soit placée au-dessus du droit international, quitte, en cas de conflit, à dénoncer les traités internationaux qui y seraient contraires. Pour Niccolò Raselli, invoquer la méfiance vis-à-vis des institutions européennes, comme le font les promoteurs de l’initiative, est «un paravent. En fait, ils souhaitent résilier la Convention européenne des droits de l’homme parce qu’elle est le dernier rempart contre leurs initiatives inhumaines et contraires aux droits fondamentaux. Le danger est réel. Si l’initiative pour l’autodétermination est votée, je pense qu’il ne faudra que deux ou trois ans avant que la Suisse résilie la CEDH, car il n’y aura pas d’autre moyen.»
Plutôt que de voir dans cette intiative une réaction analogue au courant européen de méfiance qui s’est exprimé notamment lors du Brexit, Niccolò Raselli y perçoit un «phénomène typiquement suisse lié à la montée en puissance de l’UDC». Dans son arrêt 2C_828/2011 du 12 octobre 2012, la IIe Cour de droit public a averti le Parlement que traduire fidèlement dans la loi l’initiative pour le renvoi des étrangers criminels serait inconciliable avec la CEDH. «Dès lors, l’UDC entend la résilier pour avoir les pleins pouvoirs, tout comme elle a rompu l’accord sur la libre-circulation des personnes avec son initiative sur l’immigration de masse.»
Ce rempart européen est d’autant plus important, insiste l’ancien juge fédéral, que certains arrêts du TF protègent moins les minorités qu’autrefois: «Il y a la question de savoir comment traiter les immigrés. Soit on cherche à les intégrer en leur donnant la possibilité de maintenir leur culture, tout en respectant notre droit (c’est en résumé ce qu’a fait la première décision sur la dispense de natation pour motifs religieux, qui reconnaissait que la défense faite aux enfants de sexes différents de nager ensemble tombe dans le champ de protection de la liberté religieuse garantie par l’art. 49 Cst. et l’art. 9 CEDH1), soit on prône l’assimilation en réclamant d’eux d’abandonner leur culture (la seconde décision insiste, dans la pesée des intérêts, sur les aspirations à l’intégration de la population musulmane et admet que l’obligation de participer à des cours de natation ne constitue pas une atteinte inadmissible à la liberté religieuse)2. A mon avis, on intègre mieux en invitant les gens à suivre une voie plutôt qu’avec des amendes et des sanctions pénales. Le second arrêt, quinze ans plus tard, correspond à l’esprit du temps qui est plutôt à l’intolérance.»
Droit non concrétisé
Il existe en outre plusieurs «problèmes juridiques non résolus que la jurisprudence et le droit actuels ne règlent pas à satisfaction, déplore ce généraliste dans un français parfait, résultat des nombreuses années vécues à Lausanne la semaine (il rejoignait sa femme et ses quatre enfants, aujourd’hui adultes, à Obwald les week-ends). Par exemple, le fait qu’une dérogation à la LAT ne soit pas le bon instrument permettant d’installer des gens du voyage en zone agricole3 – «Ce n’est peut-être pas le bon instrument, mais leur droit au séjour n’a pas été concrétisé. Il dépend de la bonne volonté des communes, qui se fait rare.»
Que les juges qui doivent trancher une question controversée soient, en quelque sorte, sous l’influence du risque de leur non-réélection ne lui paraît pas non plus satisfaisant: «Une élection unique pour un temps donné renforcerait beaucoup l’indépendance de la jurisprudence du TF. On pourrait la combiner avec un système d’incompatibilités – par exemple, pour le cas où un magistrat, à la suite d’un accident cérébral, ne pourrait plus exercer sa fonction.» L’élection des juges sur la base de la représentation proportionnelle des partis lui paraît en revanche «la meilleure des pires solutions, car adhérer à un parti au moment de poser sa candidature sent un peu l’opportunisme». La limitation de l’accès au TF lui semble aussi acceptable, si elle s’accompagne de la possibilité de recourir néanmoins dans des cas d’une importance particulière. «Comment définir ce cas particulièrement important? Il faut laisser cette marge d’appréciation aux juges. La vie est variée; ne pas laisser de marge d’appréciation revient à promouvoir des automatismes peu souhaitables. Il y a des problèmes plus importants: beaucoup d’arrêts du TAF sont finaux et ne permettent pas de recourir au TF, ce qui devrait être plus généreusement admis dans des cas d’importance particulière.»
Mentalité latine
Né il y a 72 ans dans la partie italophone des Grisons, «la mentalité latine m’est plus proche», relève-t-il, bien qu’il ait fait toutes ses écoles et sa carrière à Berne, puis à Lucerne et à Obwald4. Cet altiste, qui fut musicien professionnel durant deux ans et joue actuellement dans un orcheste zurichois, «envisage de reprendre bientôt sa place à l’Orchestre symphonique et universitaire de Lausanne» où il fut 17 ans actif, et même premier alto. «Faire de la musique exclut tout autre considération. Pour moi, c’est une espèce de «yoga» qui permet de me détendre mentalement», conclut-il.
1ATF 119 Ia 178 du 18 juin 1993.
2ATF 135 I 79 du 24 octobre 2008.
3ATF 129 II 321 du 28 mars 2003.
4Direction du Département de justice lucernois, brevet d’avocat puis président du Tribunal cantonal et administratif d’Obwald.