Devant la pléthore d’arrêts rendus par le Tribunal fédéral en matière de droit du bail depuis la dernière contribution parue sur le sujet dans plaidoyer1, nous avons préféré mettre l’accent sur trois arrêts, à nos yeux importants, qui ont des répercussions non négligeables sur les droits et obligations des locataires et des bailleurs.
Contestation du loyer initial – hiérarchie des critères – immeubles anciens2
En septembre 2014, la propriétaire d’un immeuble à Genève, acquis en 1982, conclut avec deux locataires un contrat de bail portant sur un appartement de quatre pièces. Le loyer mensuel net est fixé à 2160 fr., alors que le loyer du locataire précédent était de 1409 fr. La bailleresse justifie cette hausse de loyer de plus de 53% par l’adaptation aux loyers usuels dans la localité ou le quartier, selon l’art. 269a let. a CO et l’art. 11 OBLF.
Les locataires contestent le loyer initial en octobre 2014. A la suite de l’échec de la conciliation, ils déposent une demande devant le Tribunal des baux et loyers, concluant principalement à la fixation d’un loyer initial s’élevant 1400 fr. par mois, subsidiairement à un loyer mensuel de 1625 fr. Un calcul de rendement est exigé.
La bailleresse conteste ces prétentions au motif que le loyer initial se situerait dans la limite des loyers usuels dans la localité ou le quartier.
En juin 2016, le Tribunal des baux et loyers rejette l’action en contestation du loyer initial, considérant qu’il s’agit d’un immeuble ancien, pour lequel un calcul de rendement n’est pas possible. La bailleresse n’ayant pas produit assez d’exemples de logements comparatifs, le Tribunal de première instance, se fondant sur les statistiques genevoises, conclut que le loyer initial n’est pas abusif.
L’autorité cantonale supérieure, en revanche, admet l’appel des locataires, considérant que l’immeuble n’est pas ancien. Bien que la bailleresse l’ait acquis il y a plus de 30 ans, en tant que propriétaire institutionnel, elle devait s’attendre à devoir présenter les pièces nécessaires pour calculer le rendement net. La Cour de justice du canton de Genève annule donc le jugement et renvoie l’affaire devant le Tribunal des baux et loyers, afin qu’il réexamine le loyer contesté sur la base d’un calcul de rendement net.
La bailleresse saisit alors le TF.
Notre Haute Cour confirme une fois encore sa jurisprudence, selon laquelle, dans l’application de la méthode absolue – seule admissible pour contrôler le loyer initial –, le critère du rendement net (i.e. le loyer fondé sur les coûts) a la priorité sur le critère des loyers usuels (i.e. le loyer fondé sur les «loyers du marché»).
Cette précision, si elle peut paraître redondante, n’en est pas pour autant inutile. En effet, une partie (minoritaire) de la doctrine remet régulièrement en cause cette primauté3. Or, examinant le rapport entre les art. 269 et 269a CO, le TF a jugé, en 1998 déjà, que le rendement net de la chose louée (269 CO) l’emporte sur les loyers usuels et les autres exceptions de l’art. 269a CO. En relevant qu’il résulte de son texte que l’art. 269a CO pose une présomption («Ne sont en règle générale pas abusifs (...)»), notre Haute Cour a considéré, à juste titre, que les exceptions à la règle du rendement net étaient subsidiaires, en ce sens qu’elles déploient leurs effets uniquement lorsque le locataire ne parvient pas à renverser la présomption légale de l’art. 269 CO en prouvant que le loyer procure au bailleur un rendement excessif4.
En revanche, lorsqu’on est en présence d’un immeuble ancien, la hiérarchie des critères absolus est inversée: le critère des loyers usuels dans la localité ou le quartier prime. Pour de tels immeubles, selon le TF, les documents permettant d’effectuer un calcul de rendement net manquent ou conduisent à des résultats économiquement irréalistes5. Dès lors, pour un immeuble ancien, le bailleur peut se prévaloir de la primauté du critère des loyers usuels.
Dans leur décision du 13 septembre 2018, avant de clarifier la notion d’immeuble ancien, les juges fédéraux rappellent que, pour déterminer les loyers usuels dans une localité ou un quartier, il faut se fonder, soit sur au minimum cinq logements de comparaison, soit sur des statistiques officielles. Ils confirment par ailleurs leur jurisprudence antérieure, selon laquelle les statistiques genevoises ne remplissent pas les conditions posées par l’art. 11 OBLF (données chiffrées, suffisamment différenciées et dûment établies sur l’emplacement, la dimension, l’équipement, l’état de la chose louées et la période de construction; prise en compte de l’évolution récente des loyers6).
Le TF évoque encore, s’agissant du critère des loyers usuels, un arrêt bien connu des acteurs du logement, où il a jugé que, dans le cadre de l’action en contestation du loyer initial, le fardeau de la preuve incombait en principe au locataire, sauf si le loyer initial a été augmenté de plus de 10%7; dans ce cas, le loyer convenu est présumé abusif, de sorte qu’il appartient alors au bailleur d’apporter la preuve du contraire, fondée sur des éléments comparatifs. Dans l’arrêt ici commenté, notre Haute Cour introduit cependant une petite incertitude, puisqu’elle mentionne, en citant curieusement l’art. 270 al. 1 let. b CO, que la hausse doit être de «10% au moins»8, non de «plus de 10%»9.
Les juges fédéraux se penchent enfin sur la notion d’immeuble ancien. Dans des décisions antérieures, elle avait retenu que des immeubles de 26 et 27 ans n’étaient pas anciens, et que des bâtiments de 37, 40 et 42 ans l’étaient, mais sans poser de limite chiffrée au-delà de laquelle un calcul de rendement n’était plus possible. Le TF avait uniquement considéré qu’il devait s’agir d’un immeuble construit ou acquis «il y a quelques décennies»10.
Sur la base de ces précédents, les juges fédéraux estiment finalement qu’un immeuble est ancien lorsque sa construction ou sa dernière acquisition est de 30 ans au moins au moment du début du bail. Le délai de 30 ans commence donc à courir, soit à la date de la construction de l’immeuble, soit à celle de sa dernière acquisition, et doit être échu au moment du début du bail.
De surcroît, la Cour suprême fédérale juge que la qualité du bailleur, propriétaire institutionnel ou professionnel de l’immobilier, n’est pas pertinente pour déterminer l’ancienneté d’un immeuble, car, d’une part, ce critère ne tient pas compte du fait que les montants au moment de la construction ou de l’achat peuvent ne plus être en rapport avec les valeurs actuelles, et, d’autre part, il faut assurer une égalité de traitement entre les locataires de différents immeubles. En outre, il ne se justifie pas d’opérer une différence entre les bailleurs professionnels et les bailleurs privés au motif que les premiers seraient soumis à une obligation de conservation de dix ans des livres et pièces comptables.
Par conséquent, dans le cas d’espèce, étant donné qu’il s’est écoulé plus de 31 ans entre l’achat de l’immeuble et le début du bail, l’immeuble en cause est qualifié d’ancien par les juges fédéraux, de sorte qu’un calcul de rendement ne peut être exigé de la bailleresse.
La cause est donc renvoyée à la cour cantonale, devant laquelle la bailleresse doit apporter la preuve des loyers usuels.
Avant d’évoquer l’enseignement principal que l’on peut tirer de cet arrêt, savoir qu’un immeuble âgé de 30 ans est considéré comme ancien, il n’est pas inutile de révéler la fin de l’histoire du cas d’espèce. On sait désormais que, contrairement aux avis des professeurs Philippe Conod et Thomas Koller11, l’arrêt du TF, qui donne raison à la bailleresse, n’a pas été une victoire à la Pyrrhus. En effet, le 18 mars 2019, la Chambre des baux et loyers de la Cour de justice a une nouvelle fois confirmé le jugement de première instance12. En substance, le Tribunal cantonal genevois a estimé qu’il est conforme à la jurisprudence de notre Haute Cour de tenir compte, faute de mieux, de différentes statistiques, fussent-elles non officielles, en pondérant les chiffres en fonction des caractéristiques concrètes de l’appartement litigieux, du loyer payé par le précédent locataire ou de l’expérience du juge. Sur cette base, les juges genevois sont arrivés à la conclusion que le loyer contesté n’était pas abusif.
Sur le principe, c’est à raison que la Cour de justice ne s’est pas bornée à fixer «mécaniquement» le loyer au montant payé par le précédent locataire, celui-ci n’étant pas, comme le relève Pierre Stastny dans sa récente contribution au Séminaire sur le droit du bail de Neuchâtel, «un oreiller de paresse»13. Ainsi, lorsque le loyer est présumé abusif et que le bailleur échoue à rapporter la preuve du contraire, il appartient au juge de déterminer le loyer non abusif en se fondant sur des statistiques de loyers, son expérience, l’attitude du bailleur et le loyer payé par le précédent locataire14. Cependant, on peut in casu légitimement s’étonner du résultat auquel est parvenue la Cour de justice, alors que le loyer notifié a été présumé abusif (hausse de 53%) et que les juges cantonaux ont admis que la bailleresse n’a pas rapporté la preuve du contraire. Les locataires n’ayant pas recouru contre cette décision, on ne saura jamais si notre Haute Cour l’aurait validée ou à nouveau annulée.
Cela étant dit, comme évoqué ci-avant, l’arrêt du TF clarifie la notion d’immeuble ancien en posant une limite chiffrée. Il est toutefois, à nos yeux, par trop restrictif. En effet, il est fâcheux que notre Haute Cour ait de fait renoncé à ce qu’il soit procédé, pour chaque cas, à un examen concret, au vu de l’ensemble des circonstances. Contrairement à l’avis des juges fédéraux, il est indéniable, selon nous, qu’un propriétaire institutionnel ou un professionnel de l’immobilier devrait pouvoir aisément conserver les pièces nécessaires à un calcul du rendement, particulièrement à notre époque où tous les documents peuvent être numérisés. Quant à l’argument selon lequel les montants au moment de la construction ou de l’achat peuvent ne plus être en rapport avec les valeurs actuelles, il n’est pas dénué de fondement; on ne voit toutefois pas en quoi ils seraient en phase avec la réalité économique d’aujourd’hui pour un immeuble acheté ou construit il y a 27 ou 29 ans, mais pas pour d’autres qui aurait été acquis ou édifiés il y a 31, 33 ou 35 ans. Ainsi, la limite fixée par le TF simplifiera peut-être le travail des juges, mais elle les empêchera de rendre des décisions fondées sur les circonstances concrètes qui se présentent à eux, ce qui est regrettable tant pour les juges que pour les justiciables.
Abus de droit dans le cadre d’une demande de réduction de loyer pour des défauts de la chose louée15
Un bailleur et deux locataires sont liés par un contrat de bail à loyer portant sur l’usage d’une arcade commerciale et d’un espace dans un immeuble sis en ville de Genève.
Les 16 juin et 29 juillet 2014, des dégâts d’eau surviennent dans les locaux loués en raison respectivement d’une fuite sur une traînasse et d’un refoulement dans les toilettes, la seconde inondation nécessitant l’intervention des pompiers. Les locataires adressent un courrier non daté à la régie représentant le bailleur, qu’elle dit avoir reçu le 3 novembre 2014, dans lequel ils déplorent que les travaux de remise en l’état n’ont pas encore été effectués et précisent que les dégâts occasionnés les empêchent de rouvrir le local à leur convenance. Dans sa réponse datée du 6 novembre 2014, la régie leur propose un rendez-vous sur les lieux avec son technicien.
Six mois plus tard, les locataires invitent la gérance à effectuer un constat des dégâts provoqués par les fuites d’eau, le rendez-vous initialement fixé ayant été annulé sans qu’ils soient recontactés. De nouveaux échanges de courriels ont lieu en mai, afin de fixer un nouveau rendez-vous sur place, et en août 2015, pour évoquer un possible changement d’affectation des locaux en vue de l’ouverture d’une pizzeria. Les 2, 6 octobre et 10 novembre 2015, les locataires demandent à la régie de prendre position au sujet des fuites d’eau et sollicitent une remise en état urgente. Ils invitent également la régie à s’exprimer sur les loyers versés et à échoir, compte tenu des travaux à réaliser. Le 19 novembre 2015, la gérance refuse d’entrer en matière sur une réduction de loyer, dès lors que, à ses yeux, les locataires ont eux-mêmes souhaité mettre en attente les travaux de remise en état, vu qu’ils cherchaient un nouveau repreneur, l’arcade commerciale n’étant plus exploitée depuis plus d’un an.
En décembre 2015, les locataires contestent avoir voulu différer les travaux de remise en l’état des locaux. Ils mettent le bailleur en demeure d’entreprendre les travaux dans un délai de trente jours avec menace de consigner le loyer. Les locataires ajoutent qu’ils entendent réclamer une réduction, voire une suppression du loyer depuis juillet 2014, compte tenu de l’ampleur des dégâts et de l’impossibilité d’exploiter les locaux ou de trouver un repreneur dans ces conditions.
Après une tentative de conciliation infructueuse, ils saisissent, en juin 2016, le Tribunal des baux et loyers en concluant à ce que le bailleur effectue certains travaux de remise en état, à la suppression du loyer pour la période du 16 juin 2014 au 8 avril 2016, et à une réduction de 50% dès le 9 avril 2016 jusqu’à la complète exécution des travaux.
Selon le Tribunal des baux et loyers, les locaux sont affectés de défauts non imputables aux locataires, qui doivent, pour ceux qui n’ont pas été éliminés, faire l’objet d’une remise en état. Les juges de première instance accordent en outre une réduction de loyer de 20% jusqu’au 8 avril 2016 (date à laquelle une partie des travaux a été accomplie) et de 10% du 9 avril 2016 jusqu’à l’achèvement des travaux. S’agissant du dies a quo de la réduction de loyer de 20%, les juges considèrent qu’il s’agit du 29 juillet 2014, date de la connaissance des défauts par le bailleur.
Saisie d’un appel par les locataires et d’un appel joint par le bailleur, la Cour de justice genevoise constate que les travaux de remise en état ont été effectués dans l’intervalle. Elle confirme en outre la décision de première instance quant à la réduction de loyer, sauf le dies a quo, estimant que les locataires ont renoncé à l’exécution des travaux de remise en état jusqu’au 2 octobre 2015, soit expressément, soit par leur désintérêt, de sorte qu’ils ne peuvent prétendre à une réduction de loyer avant cette date, au risque de commettre un abus de droit. Pour la Cour de justice, les locataires se sont en effet montrés particulièrement peu proactifs entre l’été 2014 et le mois d’octobre 2015: ils ont attendu le mois de novembre 2014 pour demander des travaux, ont relancé la régie que six mois plus tard, à l’occasion d’une discussion portant sur un autre sujet, puis n’ont rien réclamé durant les cinq mois suivants. Ces éléments corroborent donc la thèse du bailleur selon laquelle les parties se sont entendues pour ne pas remédier aux défauts immédiatement.
Les locataires contestent cette décision devant le TF qui rejette leur recours. Selon notre Haute Cour, le comportement passif adopté par les locataires peut s’interpréter comme une renonciation tacite à faire valoir leurs droits. Les locataires ont fait accroire que les défauts, essentiellement esthétiques, ne les dérangeaient pas tant que leur stratégie commerciale n’était pas définitivement arrêtée. Ainsi, le bailleur pouvait légitimement penser qu’il se justifiait de surseoir à l’exécution des travaux.
Cette décision du TF paraît en soi exempte de critiques quant au sort du recours, compte tenu des circonstances particulières de la cause.
A nos yeux, son intérêt principal réside toutefois dans son considérant 4.2, dans lequel notre Haute Cour laisse entendre qu’elle s’est montrée trop stricte dans un arrêt de principe de 201616.
Dans cette décision, le TF avait, de manière convaincante, jugé qu’une réduction de loyer peut être exigée même après l’élimination du défaut ou la fin du bail. Il avait toutefois réservé l’abus de droit manifeste du locataire, en précisant que, si ce dernier n’informe pas clairement le bailleur que le défaut le gêne, le bailleur peut admettre que le locataire a renoncé à exiger une réduction de loyer. Autrement dit, pour le TF, même si, d’un point de vue objectif, un défaut rompt l’équilibre qui existait initialement entre le loyer convenu et l’état de la chose louée, le locataire, de manière subjective, ne le perçoit pas nécessairement ainsi. Il se peut qu’il s’accommode tout d’abord du défaut, puis le trouve gênant avec le temps; le bailleur ne peut ainsi être fixé sur le ressenti subjectif d’un déséquilibre que si le locataire exige une réduction de loyer, ou s’il fait clairement comprendre que le défaut le dérange, par exemple en exigeant son élimination17.
Dans son arrêt de 2018, le TF fait écho à plusieurs contributions doctrinales commentant sa décision de 201618, selon lesquelles, si la confiance du bailleur doit effectivement être protégée, il s’agit de garder à l’esprit que le droit du bail, à la différence des règles applicables dans le contrat de vente ou le contrat d’entreprise, n’oblige pas le locataire à respecter des incombances particulières pour faire valoir ses droits découlant des défauts de la chose louée, si bien qu’il ne faut pas se montrer trop exigeant quant au délai et à la manière de faire comprendre au bailleur qu’une réduction est réclamée.
Ces précisions, par rapport à l’arrêt de 2016, se justifient. En effet, d’ordinaire (en particulier lorsque le défaut est irréparable: par exemple, en cas de nuisances provenant d’un chantier voisin), la seule connaissance du défaut permet au bailleur de comprendre qu’il pourrait devoir octroyer une réduction de loyer au locataire. Au demeurant, il y a lieu d’apprécier avec souplesse la façon dont les locataires manifestent au bailleur leur volonté d’obtenir une baisse de loyer. Nombre d’entre eux pensent légitimement qu’une remise en état, à la suite d’un défaut, va de soi, et n’ont aucune intention de renoncer à une réduction de loyer. En définitive, il serait contraire à l’esprit de la loi de se montrer trop pointilleux quant à la façon d’appréhender le comportement du locataire et la manière dont celui-ci se fait comprendre.
Cela étant dit, pour éviter qu’un tribunal assimile son attitude «passive» à une renonciation tacite à faire valoir ses droits, le locataire prudent adoptera un comportement actif, en réclamant expressément une réduction de loyer, ou en signifiant à son bailleur que le défaut le gêne, par exemple en sollicitant son élimination ou en s’en plaignant de manière réitérée19.
Contrat de durée déterminée et fraude à la loi20
Un contrat de bail, portant sur un appartement de 4,5 pièces à Genève, est conclu en octobre 2016. Il s’agit d’un bail de durée déterminée du 16 octobre 2016 au 31 octobre 2020; il contient une clause d’échelonnement prévoyant que, en raison de l’application de la LDTR (loi genevoise sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d’habitation), le loyer annuel net est fixé à 17 224 fr. jusqu’au 31 octobre 2019 et passera à 34 800 fr. dès le 1er novembre 2019 jusqu’au 31 octobre 2020.
Reprochant à la bailleresse une fraude à la loi, le locataire conteste le loyer initial et sollicite la requalification du bail en un contrat à durée indéterminée se renouvelant d’année en année dès le 1er novembre 2020.
Dans la cadre de la procédure de première instance, le locataire soutient avoir questionné la gérante de l’immeuble au sujet de la durée du contrat et que celle-ci lui a répondu de ne pas s’inquiéter. Il allègue en outre avoir signé le bail en situation de contrainte, ayant attendu un an pour cet appartement, vivant auparavant chez sa mère et étant dans l’obligation de trouver un logement pour recevoir ses enfants, car il était en procédure de divorce.
Le Tribunal des baux et loyers lui donne raison en fixant le loyer initial annuel litigieux à 17 724 fr. jusqu’au 31 octobre 2019, puis à 20 571 fr. dès le 1er novembre 2019 et en constatant que le contrat de bail du 11 octobre 2016 est un contrat de durée indéterminée.
La Cour de justice du canton de Genève annule ce jugement en tant qu’il constate la durée indéterminée du bail, cela en niant l’existence d’une fraude à la loi commise par la partie bailleresse.
Saisi d’un recours formé par le locataire, le TF réforme l’arrêt cantonal en requalifiant le contrat en un bail de durée indéterminée, comme l’avait fait l’autorité de première instance.
Dans sa motivation, notre Haute Cour s’est, dans un premier temps, référée à un arrêt de principe datant de 2013, dans lequel elle avait jugé que la conclusion successive de baux à durée déterminée pouvait aboutir globalement au même résultat qu’un contrat de durée indéterminée résiliable, et était donc susceptible d’éluder des dispositions impératives protégeant les locataires21. En effet, dans un système de baux à durée déterminée, chaque partie est entièrement libre de conclure ou non un nouveau bail à l’expiration du précédent sans avoir à se justifier. Le bailleur peut donc décider de ne pas signer un nouveau contrat, parce qu’il a succombé dans le cadre d’une procédure ou qu’il estime le locataire trop revendicateur. Le locataire peut également être incité à se montrer docile et à ne pas faire valoir ses droits (contestation du loyer initial, demande de remise en état, contestation du décompte de frais accessoires, etc.). La partie bailleresse peut aussi décider de conclure un nouveau bail avec un autre locataire disposé à payer davantage, alors que, avec un bail à durée indéterminée, il s’expose à une annulation du congé si l’application de la méthode absolue exclut une hausse de loyer.
Dans un second temps, les juges fédéraux complètent les principes posés dans l’arrêt de 2013, en jugeant, d’une part, que rien ne s’oppose à leur application dans le cadre d’une affaire où il s’agit d’examiner la validité d’une clause de durée déterminée insérée dans le premier contrat conclu entre les parties. Ils affirment, d’autre part, que le fait que le locataire n’ait pas d’intérêt à conclure un bail de durée déterminée est un élément pertinent dans l’appréciation de l’ensemble des circonstances, tout comme le fait que le bailleur ne rende pas plausible le motif qui l’a conduit à opter pour un bail à durée déterminée plutôt qu’un contrat à durée indéterminée. Quant à la preuve de la fraude, notre Haute Cour estime que les autorités judiciaires peuvent, non seulement se contenter d’une vraisemblance prépondérante, tant le fait d’établir l’intention frauduleuse confine souvent à l’impossible, mais aussi inviter le bailleur à collaborer à la preuve, en indiquant pour quelles raisons il a opté pour un bail à durée déterminée. A défaut de motif plausible, le juge est en droit, dans le cadre d’une appréciation globale de tous les faits pertinents (dont l’existence d’une pénurie de logement ou une pratique systématique du bailleur), d’admettre une fraude à la loi.
Se fondant sur ces principes, le TF retient, en l’espèce, que le locataire se trouvait dans une situation de contrainte lors de la conclusion du bail et qu’il n’avait pas choisi de s’engager pour une durée déterminée. Par ailleurs, la régie a adopté un système consistant à conclure des baux à durée déterminée de quatre à cinq ans pour les logements soumis à la LDTR, soit trois ans au loyer LDTR, puis un à deux ans à un loyer majoré (in casu de 94,6%). Selon notre Haute Cour, cette manière de procéder avait pour but de minimiser le risque pour la bailleresse (qui avait fait déclarer en audience qu’il n’y avait pas de motif particulier pour avoir conclu un bail de durée déterminée) de voir le locataire contester le loyer initial (y compris l’échelon), sous peine de compromettre ses chances d’obtenir un renouvellement de son bail.
C’est à juste titre que le TF a, sur la base des éléments mentionnés ci-dessus, jugé que la bailleresse avait commis une fraude à la loi en concluant un bail de durée déterminée avec le locataire. Comme le relève judicieusement Philippe Conod, le système mis en place par la partie bailleresse et la régie leur permettait de se réserver le droit de ne pas conclure un nouveau bail avec le locataire si celui-ci faisait valoir ses droits, ou de poursuivre la relation contractuelle à un loyer très élevé, le dernier échelon doublant quasiment le loyer prévu au début du bail. Si elle décidait en revanche de ne pas proposer un nouveau contrat au locataire, la bailleresse pouvait alors en conclure un avec un autre locataire et fixer un loyer encore plus élevé22.
Par conséquent, cet arrêt mérite d’être salué.
Même si la conclusion de baux de durée déterminée demeure sur le principe licite et que cette décision ne remet pas fondamentalement en cause le recours à un tel procédé, le TF rappelle que les dispositions impératives du droit du bail visant à protéger les locataires ne doivent pas être éludées et que le bailleur n’est pas totalement libre de conclure des baux à durée déterminée. Par ailleurs, sous peine de voir le contrat de durée déterminée être requalifié en contrat de durée indéterminée, il ressort de cet arrêt que le bailleur devra à l’avenir motiver clairement et de manière convaincante son choix de recourir à des baux de durée déterminée. Refuser de le faire et de collaborer ne pourra plus être une stratégie payante.
Ainsi, on peut raisonnablement penser et espérer que cette décision mettra un frein à l’utilisation des contrats à durée déterminée qui pullulent dans les régions urbaines. y
1 Pierre Stastny, Questions choisiesen matière de droit du bail, plaidoyer 3/17.
2 TF 4A_400/2017 du 13.9.2018, ATF 144 III 514
3 Voir entre autres Philippe Richard, Critique de la jurisprudence du Tribunal fédéral sur les articles 269, 269a litt. a et 270 CO,
CdB 2019 pp. 33 ss.
4 ATF 124 III 310 c. 2b; 140 III 433 c. 3.1, JdT 2016 II 363.
5 ATF 124 III 310 c. 2b i.f.; 139 III 13 c. 3.1.2.
6 ATF 123 III 317 c. 4a; 141 III 569 c. 2.2.1 et 2.2.2.
7 ATF 139 III 13 c. 3.1.3, 3.1.4, 3.2 et 3.3.
8 Voir c. 2.2.2.2.
9 ATF 139 III 13 c. 3.2. i.f.
10 ATF 140 III 433 c. 3.1.1, 3.1.2 et réf. cit., JdT 2016 II 363.
11 Philippe Conod, Contestation du loyer initial; calcul de rendement net; âge d’un immeuble ancien, Bail.ch, novembre 2018; Thomas Koller, Die mietrechtliche Rechtsprechung des Bundesgerichts im Jahr 2018, RJB 155/2019 pp. 529 ss.
12 Arrêt de la Cour de justice du canton de Genève ACJC/390/2019 du 18.3.2019.
13 Pierre Stastny, La détermination du loyer initial en cas de nullité ou de contestation, in: 20e Séminaire sur le droit du bail, Neuchâtel 2018, n. 110 et réf. cit.
14 Pierre Stastny, op. cit., n. 73-122.
15 TF 4A_320/2018 du 13 décembre 2018.
16 ATF 142 III 557, JdT 2017 II 367.
17 ATF 142 III 557 c. 8.3.4, JdT 2017 II 367.
18 Voir entre autres Thomas Koller, Manfred Strik, Die mietrechtliche Rechtsprechung des Bundesgerichts im Jahr 2016, RJB 154/2018 pp. 208 ss; Laurent Bieri, Le droit à la réduction du loyer en cas de défaut de la chose louée, Jusletter du 9.1.2017.
19 Voir par exemple l’ATF 130 III 504 c. 5.2 où le TF a exclu toute renonciation tacite s’agissant d’une locataire qui a certes exigé une réduction de loyer plus de six ans après avoir eu connaissance d’un défaut affectant une climatisation, mais qui s’est plainte de dysfonctionnements de façon régulière et à toutes les périodes de l’année.
20 TF 4A_598/2018 du 12 avril 2019.
21 ATF 139 III 145 c. 4.2.2.
22 Philippe Conod, Requalification d’un bail d’une durée déterminée, Bail.ch, juin 2019.