plaidoyer: Face au développement des dommages collectifs, le Code de procédure civile (CPC) est-il déjà dépassé?
François Bohnet: Il est vrai que les travaux préparatoires du Code de procédure civile ont eu lieu avant la crise financière et qu’on avait alors renoncé à mener une réflexion approfondie sur l’action de groupe. Mais il n’y a pas véritablement d’élément nouveau qui justifie l’introduction de cet instrument en Suisse. Cela ne ferait qu’accroître le travail des juristes et de la justice, qui sont déjà aux prises avec des procédures plus compliquées qu’il n’y paraissait à l’introduction du CPC. Il y a certes un courant politique fort réclamant une class action, mais, sous un angle pratique, il suffirait d’utiliser davantage les moyens existants, en particulier le droit d’action des organisations.
Sylvain Marchand: Il n’y a pas d’urgence particulière à créer une action de groupe, mais il faudra s’adapter à l’évolution du droit européen s’il venait à introduire cet instrument. A vrai dire, cela fait longtemps qu’on pratique l’action collective en Suisse: en matière de faillite, on sait comment agir en justice au nom de l’ensemble des créanciers. Etendre ce procédé à d’autres domaines compliquerait peut-être le travail des juristes, mais il simplifierait la vie des consommateurs et des usagers. Et ce serait bien là son but.
François Bohnet: Je ne suis pas sûr que la vie des usagers s’en trouverait simplifiée. Car, vu les tendances qui se dessinent, ce serait un modèle comme en connaissent certains pays européens qui s’appliquerait, dans lequel les lésés doivent s’annoncer pour participer. De plus, une telle action vise un intérêt général, qui laisse tomber les intérêts particuliers. Si ceux-ci ressurgissent, cela crée de grosses complications. Et va-t-on créer un instrument pour des cas bagatelle ou pour des litiges de faibles montants (5000 à 8000 fr.)? Cela occasionnerait une activité judiciaire supplémentaire, et donc une augmentation du budget de la justice, que la population n’accepterait sûrement pas.
Sylvain Marchand: Ne méprisons pas les litiges bagatelle! Et loin d’augmenter l’activité de la justice, l’action de groupe la simplifiera. au contraire. Car un seul demandeur représentera l’ensemble des consommateurs lésés. La démarche ne concerne pas que des petites affaires, mais aussi des cas graves, comme la distribution de médicaments ou d’autres produits dangereux pour le public, ou la vente de produits financiers toxiques aux petits investisseurs. Actuellement, les procès sont menés de manière disparate avec des risques de décisions contradictoires. Economiquement, les consommateurs sont une vraie force, mais ils ne sont pas organisés. Cette force pourrait être traduite juridiquement par l’action de groupe.
plaidoyer: Pensez-vous à une class action sur le modèle américain?
Sylvain Marchand: Le rapport du Conseil fédéral1 est ouvert et explore plusieurs pistes. Je ne suis pas favorable à une class action à l’américaine proprement dite, car elle s’inscrit dans un ordre juridique différent du nôtre. On peut envisager une action sur le modèle de ce qui se fait en matière de poursuites, où ce sont les créanciers qui doivent s’annoncer pour participer, contrairement à la class action américaine, où les lésés sont inclus dans la classe à moins qu’ils se désistent. Le principal enjeu, ce ne sont pas les cas bagatelle, mais la gestion des litiges liés aux produits dangereux. Actuellement, le droit suisse impose d’établir, dans chaque cas, un rapport de causalité certain entre le produit et le dommage. Mais on pourrait changer de perspective et se dire que la preuve est amenée par les études scientifiques relatives à l’impact d’un produit dangereux sur la globalité des consommateurs. Si un produit occasionne des dommages dans 20% des cas, une augmentation du risque qui peut être scientifiquement établie, on peut calculer le montant à payer par l’entreprise responsable et le répartir entre les personnes lésées.
François Bohnet: Cette idée est intéressante, mais elle nécessiterait une conception entièrement nouvelle du droit de fond ainsi qu’une class action à l’américaine pour faire valoir les droits d’un groupe de consommateurs, puis pour répartir l’indemnité, avec de nouveaux litiges en perspective. Or, le système envisagé en Suisse, notamment dans le rapport du Conseil fédéral, n’est pas le modèle américain, car notre droit ne permet pas aux avocats de rechercher et d’inciter des victimes à agir en justice, puis d’être payés en fonction du résultat. Sans parler des punitives damages à l’américaine, des dommages-intérêts colossaux inconnus dans le système juridique suisse.
plaidoyer: Mais, à vos yeux, les modèles des pays voisins ne sont pas non plus la panacée.
François Bohnet: Ils sont plus adaptés au droit continental que la class action américaine, mais les résultats ne sont pas convaincants, à l’heure actuelle. En Italie par exemple, où l’action de groupe est possible depuis 2010, il a fallu trois ans pour examiner les conditions formelles du premier cas concret. La solution allemande du procès pilote est intéressante, mais la loi qui le régit est en constante adaptation. En revanche, si l’on se tourne vers l’Autriche, on voit qu’elle n’a pas encore légiféré dans ce domaine, mais que les associations de défense des consommateurs y mènent de nombreuses actions collectives, avec un système de cession de droits. Cette option serait possible en Suisse avec les lois existantes, moyennant la cession des droits des lésés aux organisations de consommateurs. Mais, à l’heure actuelle, ces dernières n’utilisent malheureusement pas cette possibilité. Avec les moyens de communication, notamment internet, il serait pourtant facile de réunir les demandes. En comparaison, dans le domaine du bail, l’Asloca parvient, pour sa part, à organiser des procès collectifs. Il en va de même des syndicats en droit du travail.
Sylvain Marchand: Dans un pays libéral tel que la Suisse, va-t-on confier à des associations le monopole de la défense des consommateurs? C’est une proposition surprenante. Ce n’est pas leur rôle. Et, d’ailleurs, le système juridique helvétique ne le permet pas: la loi contre la concurrence déloyale (LCD) ne prévoit pas d’action en dommages-intérêts des associations. Nous pourrions nous montrer plus imaginatifs et élaborer, pour une fois, un projet à même d’inspirer l’Union européenne.
François Bohnet: Les associations de consommateurs ne peuvent en effet qu’agir en constatation de l’atteinte, mais avec une construction juridique, il serait possible de leur céder des prétentions en dommages-intérêts.
Sylvain Marchand: Si l’on souhaite mieux que du bricolage, il faut envisager la voie de l’action de groupe.
François Bohnet: Le bricolage, c’est aussi le début du travail de construction. Il s’agit d’utiliser les instruments existants en attendant les outils pouvant être utilisés à bon escient, quand nous serons prêts. Avec l’action de groupe, le problème est aussi de trouver une solution commune à des situations particulières. Dans le domaine bancaire par exemple, les clients d’un même établissement peuvent avoir été touchés très différemment. Et si le juge arrête un montant global pour l’indemnisation, il aura encore à le répartir entre les lésés. Qui ne seront pas forcément satisfaits de ce qu’ils reçoivent.
Sylvain Marchand: Peut-être, mais l’action de groupe n’est pas obligatoire. Soit les lésés sont intéressés par une proposition standard de règlement du litige dans le cadre de cette action, soit ils ne le sont pas et ils cherchent éventuellement eux-mêmes un avocat pour se défendre. Mais, en agissant seuls, ils s’exposent évidemment à des frais de justice élevés. Dire que nous ne sommes pas prêts en Suisse pour une action de groupe, ce n’est pas un argument. Nous ne sommes pas si en retard que cela par rapport aux Etats-Unis ou au Canada.
plaidoyer: L’existence d’un instrument, tel qu’une action de groupe, permet aussi de faire pression sur les fournisseurs?
Sylvain Marchand: En effet, avec un tel outil, les fournisseurs voient les consommateurs dans leur globalité comme une partie potentiellement lésée par leurs produits. Ils savent que, s’ils mettent des produits dangereux sur le marché, ils devront faire face à des prétentions des consommateurs.
François Bohnet: Cet effet régulateur sur les fournisseurs, on peut l’obtenir autrement. En Suisse, c’est l’Etat qui l’exerce, par l’intermédiaire de la Commission de la concurrence (Comco), qui inflige des amendes en cas de comportement déloyal d’une entreprise. Ce système pourrait être étendu.
plaidoyer: Et, dans le Code de procédure civile, serait-il possible d’améliorer les moyens de défense collectifs?
François Bohnet: C’est surtout la question des frais qui poserait problème, car, quand les causes sont jointes, les valeurs litigieuses sont cumulées. De plus, le CPC prévoit parfois des procédures différentes en fonction de la valeur litigieuse. Veut-on modifier ces règles pour le domaine de la consommation? On peut y réfléchir, c’est une question de politique juridique.
Sylvain Marchand: La jonction des causes, telle que la connaît le CPC, n’est pas une réponse à la standardisation parfois nécessaire de la procédure. Le règlement collectif n’est pas possible de cette manière, parce que les fors sont souvent différents et que les parties peuvent faire valoir leurs droits séparément.
François Bohnet, 42 ans, professeur de procédure civile et de droit des professions judiciaires à l’Université de
Neuchâtel, avocat à Neuchâtel.
Sylvain Marchand, 48 ans, professeur de droit des obligations et de droit de la consommation à l’Université de Genève, professeur associé en droit de l’exécution forcée à l’Université de Neuchâtel, avocat à Genève.
(1) «Exercice collectif des droits en Suisse, état des lieux et perspectives», disponible sur: https://www.bj.admin.ch//bj/fr/home/dokumentation.html
Pour en savoir plus:
- «Droit de la consommation», par Sylvain Marchand, Zurich, Schulthess, 2012.
- «Les actions collectives, spécialement en matière de consommation», par François Bohnet, in «Droits de la consommation et de la distribution: les nouveaux défis», Université de Neuchâtel/Helbing Lichtenhahn, 2013.