Il aura fallu dix ans de procédure pour parvenir sinon à la vérité historique de l’événement, du moins à une vérité judiciaire dont les victimes puissent s’accommoder: non, le drame qui a fait basculer leurs vies n’est pas le simple résultat d’une malchance, aggravée par de supposés réflexes culturels inadéquats de leur part; il est la conséquence prévisible de négligences imputables à l’État et à ses agents, obnubilés en matière d’asile par les questions d’ordre public au détriment de leur mission constitutionnelle, qui consiste notamment à leur assurer des conditions d’hébergement dignes et sûres.
Les avocates des sinistrés reviennent ici sur trois enjeux de cette procédure particulière, qui a fait reposer une part non négligeable de l’accusation sur leurs épaules, puisqu’elles étaient seules à requérir la condamnation de ce fonctionnaire, pour lequel tant le Ministère public que l’institution plaignante ont plaidé l’acquittement.
1. De la particularité des victimes
Les conséquences de cet incendie sur les survivants ne se limitent pas aux aspects pénaux. De nombreuses difficultés se sont ajoutées pour accéder à la justice. Les procédures administratives migratoires auxquelles ils ont dû faire face ont entravé la capacité des personnes concernées à faire valoir leurs droits: ni la procédure pénale pendante, ni l’état de santé des sinistrés n’ont dissuadé les autorités de recourir à la détention administrative et d’exécuter des renvois.
Ce contexte a exacerbé la difficulté des survivants à bénéficier de suivis médicaux adéquats, sur lesquels ils auraient pu s’appuyer pour démontrer les conséquences de l’incendie sur leur santé dans le cadre du procès afin de recevoir une indemnisation décente, fondée sur le tort moral, la perte de gain et le préjudice ménager. Certains ont même disparu avant la tenue du procès, sans recevoir la moindre réparation. D’autres souffrent d’incapacités permanentes, mais n’ont pas accès à une rente d’invalidité en raison d’une durée de cotisation insuffisante, de sorte qu’ils seront tributaires à vie de l’aide sociale, sous réserve de l’octroi de prestations complémentaires fédérales. Cette précarité économique les prive de toute possibilité de demander des regroupements familiaux, ajoutant l’isolement affectif à la souffrance physique.
Dans le cadre de la procédure pénale, les victimes se sont régulièrement heurtées au mépris des autres parties à la procédure, qui ne se sont pas privées de rejeter la faute sur elles, à grand renfort de stéréotypes discriminants voire racistes: les requérants d’asile adoptaient supposément des comportements inadéquats en cas de sinistre, et toute prévention était prétendument impossible en raison de leur hostilité aux consignes, et c’est pour cette raison qu’ils n’avaient pas attendu les secours et pris la fuite en se défenestrant «trop vite» en raison de leur ignorance du système de secours local.
Les défaillances du système, propres à induire des comportements de survie chez tout un chacun, ont longtemps été ignorées, en dépit du fait qu’un agent de sécurité du foyer, censément formé, s’était lui-même retrouvé piégé par la fumée asphyxiante, et s’était lui aussi défenestré avant l’arrivée des secours.
De manière choquante et jusqu’en appel, l’expérience des trois incendies précédents a été balayée d’un revers de la main; ce n’est qu’en appel que les juges ont rompu avec la rhétorique du «malheureux incendie» et que les responsabilités pénales ont enfin été exhaustivement établies à satisfaction.
2. De la durée de la procédure
Depuis le 17 novembre 2014, les parties plaignantes attendent une indemnisation qui n’est toujours pas intervenue, hormis le paiement d’un montant forfaitaire de 250 francs par résident pour les biens matériels détruits.
La procédure pénale a commencé par une phase d’instruction soutenue jusqu’en été 2015. Puis, il a fallu attendre près de deux années pour obtenir le rapport d’expertise dont l’établissement avait été confié à des experts en matière de normes de sécurité incendie, externes au canton de Genève. Une fois l’expertise rendue et les experts entendus, l’instruction a connu un temps mort de plus de deux ans et demi, cela sans raisons apparentes: deux ans et demi durant lesquels aucun prévenu ne s’est manifesté, mais où les parties plaignantes écrivaient régulièrement au ministère public. L’acte d’accusation a finalement été dressé le 26 février 2021 contre quatre prévenus, tandis que le cinquième – le responsable de la sécurité incendie de l’Hospice général – était mis hors de cause par un classement.
Cette ordonnance a été contestée avec succès par les parties plaignantes, contraignant le ministère public à entendre le responsable en qualité de prévenu. L’audience de jugement par-devant le Tribunal de police s’est tenue à la fin 2022. L’audience d’appel s’est quant à elle tenue début mars 2024, l’arrêt de la Cour ayant ensuite été rendu en juin 2024, en audience publique, cela à cinq mois de la prescription des infractions retenues dans l’acte d’accusation. En effet, les infractions de négligence en jeu – homicide (art. 117 CP) et lésions corporelles (art. 125 CP) – se prescrivent par 10 ans (art. 97 al. 1 let. c CP).
Tant le tribunal de police que la Chambre pénale d’appel et de révision ont reconnu la violation du principe de célérité, prévu aux art. 5 CPP, 29 al. 1 Cst. et 6 § 1 CEDH, dont la constatation avait été requise tant par la défense que les parties plaignantes. La violation de ce principe a eu pour conséquence une diminution des peines d’un cinquième pour les prévenus. Ces derniers ont également bénéficié de la circonstance atténuante du temps écoulé (art. 48 let. e CP), ce qui leur a valu une autre diminution de peine d’un cinquième. Ce sont donc deux cinquièmes de la peine qui leur ont été crédités en cours de route, en raison de la lenteur de la procédure, retard exclusivement imputable à l’autorité pénale.
La violation du principe de célérité a été constatée mais seuls les prévenus en ont concrètement bénéficié, par des réductions de peines importantes, les victimes quant à elles n’ont toujours pas été indemnisées, ce alors qu’elles ont subi les lenteurs de la procédure au même titre que les prévenus. Il est manifeste qu’il y a là une inégalité crasse. La CourEDH a pourtant reconnu, dans l’arrêt Petrella c. Italie (requête n° 24340/07) du 18 mars 2021, que l’art. 6 § 1 CEDH pouvait également être invoqué par une partie plaignante.
Dans cet arrêt très intéressant, la CourEDH reprend au ch. 51 de son arrêt les affaires où elle est parvenue à la conclusion qu’il y avait eu une violation de l’art. 6 § 1 CEDH, soit lorsque la clôture des poursuites pénales et le défaut d’examen de l’action civile étaient dus à des circonstances attribuables principalement aux autorités judiciaires, notamment à des retards excessifs de procédure ayant entraîné la prescription de l’infraction pénale. Dans le cas
Petrella, la Cour retient que c’était en raison du comportement fautif des autorités que le requérant n’avait pas pu voir ses prétentions de caractère civil tranchées dans le cadre de la procédure pénale.
De façon intéressante, la Cour remarque (ch. 53) que dans une procédure civile, il revient au requérant d’apporter les preuves et d’établir les faits, ce qui n’est pas le cas dans une procédure pénale, et qu’après l’écoulement d’autant de temps que l’infraction en vient à être prescrite, l’établissement de l’éventuelle responsabilité civile pourrait s’avérer extrêmement difficile. Dans cet arrêt, la CourEDH constate donc la violation par l’Italie de l’art. 6 § 1 CEDH invoqué par la partie plaignante.
On peut donc en conclure que la lenteur d’une procédure profite surtout au prévenu. Or, du côté de la partie plaignante, il ne faut pas perdre de vue que lorsque la lenteur d’une procédure aboutit à un classement en raison de la prescription, tout n’est pas encore perdu. Il est indispensable que l’avocat·e d’une partie plaignante écrive régulièrement aux autorités de poursuite pénale qui tardent à instruire pour leur rappeler qu’il est de leur devoir d’instruire avec célérité, ne serait-ce que pour pouvoir ensuite invoquer, le cas échéant, une violation de l’art. 6 § 1 CEDH, et obtenir une indemnisation.
3. À propos de la responsabilité pénale des agents de l’État
Aux côtés des occupants de la chambre qui a pris feu et de deux agents de sécurité qui avaient privilégié l’extinction sur le sauvetage, les victimes de l’incendie sont finalement parvenues à faire asseoir sur le banc des accusés un cadre de l’Hospice général, absent le soir des faits, mais dont la mission était de protéger les résidents du site du risque d’incendie.
Pour les victimes, la condamnation de ce fonctionnaire – la plus difficile à obtenir – était importante à la fois concrètement, pour obtenir une indemnisation convenable de leurs préjudices par l’Hospice général lui-même, via la loi sur la responsabilité de l’État pour les actes illicites de ses agents, et symboliquement, pour faire reconnaître le manque de considération de l’État pour leur sécurité et leur intégrité.
Cette responsabilité s’est construite sur la position de garant qu’occupait l’intéressé dans le cadre de la gestion du risque incendie. Cette position de garant permettait en effet de lui reprocher une infraction commise par omission, pour peu qu’il soit resté passif en dépit d’une obligation d’agir (art. 11 CP), et cela soit en s’accommodant du risque de lésion (dol éventuel), soit en se montrant négligent (art. 12 CP).
Pour soutenir l’application de cette figure juridique relativement complexe, les parties plaignantes ont posé le raisonnement suivant: le risque de panique en cas de départ de feu sur le site pouvait tout à fait être identifié par le coordinateur incendie en raison des précédents sinistres. Les antécédents de blessures, parfois graves, tant parmi les résidents que chez les agents de sécurité chargés de la première intervention, désignaient le manque de sensibilisation et de formation comme des problématiques de premier plan.
Or, non seulement le coordinateur incendie n’avait rien fait pour combler cette lacune, mais il se défaussait de ses manquements sur les victimes elles-mêmes, et la supposée «menace» qu’elles représenteraient pour l’ordre public. Ainsi n’avait-il pas apposé de consignes de sécurité sur les murs, car les requérants les auraient immanquablement arrachées; ni organisé d’exercice d’évacuation, car ils auraient vraisemblablement démarré une émeute…
Les juges de deuxième instance ont suivi le raisonnement des représentantes des plaignants. S’ils n’ont pas retenu de dol éventuel à la charge du fonctionnaire, sa faute n’a pas été considérée comme légère. À la décharge de l’intéressé, il faut ici souligner que la culture qui se déploie au sein d’entités publiques comme l’Hospice général influence lourdement la façon dont leurs agents envisagent leur mission – aussi est-ce à bon droit que les agissements des seconds engagent la responsabilité (civile) des premières.
Dans le domaine de l’asile en particulier, la vision déshumanisante qui prévaut, et qui conduit à adopter sur toute question une posture essentiellement sécuritaire, expose les bénéficiaires de prestations étatiques à des lésions, et les fonctionnaires qui les dispensent à des condamnations. Il serait souhaitable que la multiplication des procès pénaux à laquelle on assiste actuellement et la mise en lumière qu’elle opère (violences dans les centres fédéraux, maltraitances envers les mineurs non accompagnés, etc.) ouvre la voie à une réhumanisation des politiques publiques en la matière.
Conclusion
La médiatisation de la procédure et le soutien de la société civile, emmenée par l’association Solidarité Tattes, qui s’est constituée au lendemain de l’incendie, ont joué un rôle crucial pour faire aboutir la procédure. Si l’arrêt de la Chambre pénale d’appel et de révision (AARP/182/2024) a constitué une première reconnaissance du préjudice subi et redonné aux victimes l’espoir d’une indemnisation, elles devront encore patienter pour en voir la couleur. Les prévenus ont en effet saisi le Tribunal fédéral d’un recours, actuellement pendant. La messe n’est donc toujours pas dite dix ans après l’incendie. Cela signifie que les victimes devront encore patienter avant de pouvoir enfin tourner la page. ❙