plaidoyer:L’initiative sur la justice, qui a abouti, l’été dernier, propose notamment le tirage au sort des juges du Tribunal fédéral et la suppression de leur réélection périodique. Sans la défendre, en retenez-vous tout de même des éléments positifs?
Eric Kaltenrieder: Cette initiative a le mérite de poser des questions intéressantes, notamment celle de l’affiliation des juges aux partis politiques. Elle ouvre indirectement le débat sur la contribution que les juges doivent reverser à leur parti, à laquelle je suis personnellement opposé. Je ne perçois pas cette contribution comme une atteinte à mon indépendance, mais je trouve qu’elle pose problème sur le plan des apparences. Elle est assez mal perçue dans la population.
Marie-Pierre de Montmollin: Je vois, pour ma part, des éléments positifs à retenir de cette initiative: l’élection des juges fédéraux pour une durée indéterminée, ainsi que l’ouverture à des candidats non affiliés à un parti. C’est aussi le point de vue du comité de l’Association suisse des magistrats, dont je fais partie. En arrière-plan, cela remet en cause les contributions de mandat, qui n’ont, en effet, pas lieu d’être: elles peuvent donner l’impression que le magistrat monnaie sa charge.
plaidoyer: La méthode du tirage au sort des juges vous dérange, alors que, selon l’initiative, il se ferait sur la base d’un panel de candidats objectivement compétents. Pourquoi?
Eric Kaltenrieder: L’initiative se contente de prévoir des critères minimaux pour choisir les candidats, sur le plan de la formation, des aptitudes personnelles et de l’appartenance linguistique. Si on s’en tient à cela, il n’est pas exclu que, au final, le tirage au sort ne désigne par exemple que des hommes de droite de 35 ans, qui pourront rester en place jusqu’à 70 ans… Je doute qu’un tel scenario soit admis par les initiants. Si l’initiative était acceptée, il faudrait forcément ajouter des critères plus précis, mais on entrerait alors sur le terrain du subjectif et on restreindrait l’accès à la fonction. De plus, la commission chargée de sélectionner les candidats serait nommée par le Conseil fédéral, donc forcément aussi sur la base de critères subjectifs.
Marie-Pierre de Montmollin: Le système du tirage au sort me heurte. Il faudrait une loi d’application précisant les critères pour y participer. L’initiative en prévoit peu, et ne mentionne par exemple pas celui du genre. Cela nécessiterait d’aller plus loin dans le raisonnement et de définir aussi le nombre de personnes faisant partie du panel. Sous l’effet du hasard, on pourrait en effet se retrouver avec un tribunal composé d’hommes de droite de 35 ans. Les critères de nomination des membres de de la commission en charge du processus restent également trop peu précis. Mais, surtout, je ne vois pas de légitimité démocratique au résultat du tirage au sort. Les dés n’ont pas de responsabilité! La légitimité du troisième pouvoir passe par une élection.
plaidoyer:Marie-Pierre de Montmollin, vous êtes, à l’instar du comité de l’Association suisse des magistrats (ASM) dont vous faites partie, favorable à une élection unique des juges?
Marie-Pierre de Montmollin: En effet, comme cela se pratique dans de nombreux pays, sans que cela suscite de remous. Certains Etats connaissent des systèmes de nomination pour une durée indéterminée, d’autre pour une durée limitée, mais plus longue que les mandats de quatre ou de six ans qu’on rencontre généralement en Suisse. L’élection unique supprime le risque de pressions sur les juges lors des réélections, à une époque où le débat politique se polarise. L’actualité récente nous l’a montré: il arrive que des politiciens en appellent à la non-réélection de juges dont ils n’ont pas apprécié les décisions. En contrepartie, il faudrait prévoir une procédure de révocation pour juste motif, par exemple pour le cas où un magistrat se trouverait dans l’incapacité d’exercer sa fonction.
Eric Kaltenrieder: Je ne suis pas fermé à l’introduction d’un système d’élection à durée indéterminée. Mais je vois passablement d’avantages au mode de réélection en vigueur aujourd’hui. J’ai moi-même été réélu deux fois au Tribunal cantonal, sans jamais avoir ressenti de pression. L’événement de l’été dernier, avec la menace de non-réélection exercée par deux conseillers nationaux sur un juge fédéral, est bien sûr inadmissible. Face à de tels appels à la violation du principe de l’indépendance de la justice, donc de nos institutions, ce sont plutôt les politiciens auteurs de la menace qui devraient être sanctionnés par le non-renouvellement de leur mandat! Dans les faits, tant au niveau fédéral que dans les cantons, cela n’arrive pas que les critiques des décisions de justice aboutissent à des non-réélections. Je trouve que les mandats périodiques assurent la légitimité de la justice, en lui offrant des garanties de transparence et de publicité. La population a de grandes attentes dans ces domaines. Une élection unique peut donner, à l’inverse, l’image de magistrats intouchables, dans leur tour d’ivoire. Aucune autre profession ne connaît d’élections «à vie».
plaidoyer: L’élection unique des juges a pourtant cours en Europe avec, pour objectif, de préserver leur indépendance?
Eric Kaltenrieder: Le système est répandu et sans doute pas mauvais, mais l’élection unique a tendance à surprendre au sein de la population suisse. Si elle répond aux normes européennes en matière d’indépendance, elle n’est pas adaptée à la perception qu’on a en Suisse de la justice. Pour prendre un autre exemple de différence avec l’Union européenne, celle-ci préconise des conseils de la magistrature composés en majorité de magistrats, un modèle qui n’est, hélas, pas repris en Suisse, car il ne correspond pas à notre mentalité.
Marie-Pierre de Montmollin: Une charge de magistrat de durée indéterminée ne place pas particulièrement son titulaire dans une tour d’ivoire. Un juge réélu par un Parlement a tout autant de risques de se couper de la population. Dans la société civile, la plupart des professions connaissent des contrats de durée indéterminée, avec des possibilités de résiliation, ce qui exerce une certaine pression sur les employés. Personne ne songerait à y voir un oreiller de paresse. Pour les charges de magistrats de durée indéterminée, la pression est mise par le système de révocation pour juste motif. Ce qui me semble beaucoup plus dommageable pour l’image de la justice, ce sont les liens obligatoires avec les partis politiques et les contributions de mandat.
plaidoyer: Etes-vous d’avis que les juges ne devraient pas être affiliés à un parti?
Marie-Pierre de Montmollin: Non, mais l’appartenance à une formation politique ne devrait être qu’un des éléments à prendre en compte et il faudrait ouvrir la fonction de juge aussi à des personnes hors partis. Il faut commencer par définir les qualités d’un magistrat: professionnelles, personnelles et quant à sa manière de voir le monde. Celle-ci ne se réduit pas à l’orientation politique. Le fait de rester hors parti est aussi une indication de la personnalité, qui correspond d’ailleurs à la situation de la grande majorité de la population. Ce qui forge la sensibilité d’un juge, c’est également la région dont il vient, son milieu familial, ses conceptions religieuses et philosophiques. Sont aussi à examiner: la formation continue suivie, la capacité de discuter avec les collègues et de se remettre en question, par exemple.
Eric Kaltenrieder: La composition des tribunaux en fonction de l’affiliation à un parti se calque sur celle des parlements. C’est un système qui a fait ses preuves. Dans le canton de Vaud, nous sommes élus par le Parlement, après avoir passé devant une commission de présentation, composée de neuf députés et de quatre experts juristes avec voix consultative. Ce mode de sélection des candidats ne se fonde ainsi pas que sur leur orientation politique, mais aussi sur leurs qualités personnelles: par exemple, leur formation, leur parcours professionnel, leur caractère, leur expérience de la vie, leurs affiliations à des associations ou autres groupements. Des candidats hors partis peuvent aussi se présenter, mais il est vrai que cette possibilité reste théorique.
plaidoyer: Ne pensez-vous pas qu’il faudrait donner leur chance à des candidats hors partis?
Eric Kaltenrieder: Selon mon expérience au Tribunal cantonal vaudois, le système actuel fonctionne bien et permet d’assurer la représentativité des forces politiques qui elles, en quelque sorte, sont le reflet de notre société. Je ne vois pas de motif d’en changer. J’ose croire qu’un parti ne présente pas un candidat dont la seule qualité est son orientation politique. Je le répète, les candidats sont interrogés sur d’autres aspects que leurs idées politiques.
plaidoyer:L’ASM invite les autorités politiques à présenter un contre-projet à l’initiative sur la justice?
Marie-Pierre de Montmollin: En effet, le comité de l’ASM propose de retenir de l’initiative l’élection pour une durée indéterminée ainsi que l’élargissement à des candidats hors partis. Les modalités plus précises doivent encore être discutées. On peut imaginer garder le modèle de l’élection par le Parlement, mais avec un système de consultation auprès d’autres représentants de la société. A Neuchâtel, par exemple, la Commission judicaire du Parlement consulte des représentants de l’Ordre des avocats, du Conseil de la magistrature et des juges.
plaidoyer: Revenons sur les contributions de mandat. Vous êtes d’accord pour dire qu’elles ne sont pas dans l’intérêt de la justice?
Eric Kaltenrieder: En effet. Contrairement aux politiciens, les juges ne font pas campagne pour être élus et les partis n’engagent pas de frais dans ce but. Il n’y a aucune raison que les juges leur versent une contribution. Aux yeux du grand public, cela pose des problèmes sur le plan de l’indépendance de la justice et de la transparence. Le citoyen ne sait pas forcément qu’un juge est non seulement affilié à un parti, mais que, en plus, il lui reverse de l’argent.
Marie-Pierre de Montmollin: Je partage cet avis, et l’ASM propose d’engager une réflexion à ce sujet dans le cadre du contre-projet à l’initiative sur la justice.
L’initiative sur la justice
Elle a récolté plus de 130 000 signatures et sera soumise au peuple à une date encore indéterminée. Elle propose, en substance, que les juges au Tribunal fédéral soient désignés par tirage au sort, dans un panel de candidats sélectionnés exclusivement sur la base de critères objectifs d’aptitude tant professionnelle que personnelle, et dans le respect d’une représentation équitable des langues officielles. L’admission au tirage au sort serait décidée par une commission indépendante des autorités et des partis politiques, nommée par le Conseil fédéral. La durée de fonction des juges au Tribunal fédéral prendrait fin cinq ans après qu’ils ont atteint l’âge ordinaire de la retraite. L’Assemblée fédérale aurait un pouvoir de révocation, au cas où un magistrat violerait gravement ses devoirs de fonction ou perdrait durablement la capacité d’exercer sa fonction.
Eric Kaltenrieder
49 ans, juge cantonal, président du Tribunal cantonal vaudois, docteur en droit, titulaire du brevet d’avocat.
Marie-Pierre de Montmollin
54 ans, juge au Tribunal cantonal de Neuchâtel, membre du comité de l’Association suisse des magistrats (ASM), titulaire du brevet d’avocat.