plaidoyer: Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans l’application des nouveaux articles 66a et suivants du Code pénal?
Bertrand Sauterel: Ces dispositions sont beaucoup plus compliquées que l’ancienne expulsion pénale, qui était, jusqu’en 2007, une peine accessoire. Nous devons désormais appliquer une mesure qui nous plonge dans l’article 8 CEDH sur le respect de la vie privée et familiale, d’un maniement plus délicat. Cela dit, la situation personnelle de l’étranger ne doit faire qu’exceptionnellement obstacle à l’expulsion. La clause de rigueur concerne surtout les jeunes nés ou ayant grandi en Suisse. L’appliquer aussi souvent que la règle reviendrait à bafouer la volonté du législateur, avec le risque que des réactions d’hostilité s’expriment à l’égard des juges, voire qu’un nouveau carcan législatif vienne encore restreindre le pouvoir d’appréciation des juges.
Aline Bonard: L’application du nouveau droit est délicate, car l’expulsion est censée être une mesure de sécurité publique, mais elle ressentie, en pratique, comme une peine. On est toutefois loin d’appliquer la clause de rigueur aussi souvent que la règle, du moins dans le canton de Vaud. Entre octobre 2016 et avril 2018, selon le Conseil d’Etat vaudois, 280 expulsions ont été prononcées – dont 43 non obligatoires – contre seulement 11 décisions d’application de la clause de rigueur, soit environ 3%. Je trouve que cette clause est peu mise en pratique. De plus, elle l’est de manière très subjective, en fonction de la sensibilité du juge.
plaidoyer: Effectivement, 3% de cas d’application de la clause de rigueur dans le canton de Vaud, c’est très peu. La Cour d’appel pénale cantonale donne-t-elle le ton?
Bertrand Sauterel: Ce pourcentage est faible, mais on est «dans les clous» de la loi. Ce n’est pas la Cour d’appel pénale qui a donné une impulsion à la première instance et au Ministère public. Mais dans les cas qui nous parviennent, un critère essentiel, posé par le TF, dans l’analyse du cas de rigueur est le passé pénal, car l’expulsion est une mesure sécuritaire. C’est redoutable pour le justiciable, car tous ses antécédents sont pris en compte, y compris les condamnations qu’il aurait subies en tant que mineur et celles radiées de son casier judiciaire.
plaidoyer: En tant qu’avocate, vous seriez favorable à une plus large application de la clause de rigueur?
Aline Bonard: Il y a encore peu de décisions définitives à ce jour, mais selon ce que j’observe dans ma pratique, on se trouve en effet vite dans les cas prévus par le catalogue de l’art. 66a CP. Il suffit d’un vol par effraction, même au stade de la tentative. Et pour bénéficier de la clause de rigueur, il faut faire preuve d’une intégration exceptionnelle: on exige davantage de l’étranger que du Suisse moyen. Sans trop s’écarter de la volonté des initiants, une interprétation plus large de la clause de rigueur serait plus compatible avec les engagements internationaux pris par la Suisse. On a la vision d’une sécurité publique qu’il faut préserver quasiment à tout prix, quand elle est mise en balance avec l’intérêt de l’étranger à demeurer en Suisse.
plaidoyer: Le canton de Vaud se montrerait-il plus strict que d’autres?
Aline Bonard: On manque encore de chiffres permettant d’avoir une vision claire au niveau suisse. Une chose est sûre: on se trouve face à des notions sujettes à interprétation. Et les cantons romands ont l’air d’être des pionniers de l’expulsion. La Cour d’appel pénale vaudoise rend beaucoup d’arrêts en la matière, et les cas soumis au TF émanent souvent des cantons de Vaud et de Genève.
Bertrand Sauterel: Ce n’est pas surprenant qu’il y ait des disparités cantonales. J’ai lu dans la presse que dans le canton de Neuchâtel, le Ministère public justifie pratiquement le même nombre d’applications de la clause de rigueur que d’expulsions prononcées. En comparaison, Vaud et Genève connaissent la tradition française de la sévérité en matière pénale.
plaidoyer: Avec le nouveau droit de l’expulsion, ne serait-ce pas l’occasion de lever le pied?
Bertrand Sauterel: Il existe des sensibilités différentes d’un canton à l’autre. On ne va pas désarçonner les juges vaudois en changeant brusquement de pratique! Mais je peux vous dire qu’on est rigoureux dans l’examen des éléments à prendre en compte pour une expulsion, sur la base de l’art. 8 CEDH: le tableau pénal, la durée du séjour en Suisse, le comportement du prévenu depuis la commission des faits, l’état de santé, les chances de réinsertion dans le pays d’origine et, surtout, les liens sociaux et familiaux en Suisse. La présence d’enfants est évidemment un facteur important.
Aline Bonard: L’application de la clause de rigueur dépend en effet principalement des liens familiaux, et du nombre d’années passées en Suisse. Mais quand on lit dans des décisions que l’étranger pourra sans difficulté reprendre des relations avec ses enfants après plusieurs années d’expulsion, ce n’est pas très réaliste. Lorsque des adolescents, en particulier, manquent de figure paternelle pendant plusieurs années, cela ne se rattrape pas. Est-ce ainsi qu’on augmente la sécurité publique? Ne crée-t-on pas plutôt une nouvelle génération de délinquants?
Bertrand Sauterel: Les condamnations pénales ont malheureusement toujours des effets négatifs sur les proches du condamné. Mais on observe aussi que ce danger-là n’empêche pas le délinquant de passer à l’acte, alors que cela devrait être un frein. Quant au problème de l’éloignement, il débute avec le divorce et les domiciles distants des parents. Ce fait complexifie les relations, même s’il ne les empêche pas. Suivant l’infraction commise, il ne suffit pas d’avoir de bonnes relations avec ses enfants pour échapper à l’expulsion. Etant donné l’automaticité prévue par la loi, on ne peut pas appliquer la clause de rigueur dès que des enfants sont concernés.
Aline Bonard: En effet, mais dans la balance des intérêts, on n’accorde pas assez de poids à certains éléments, en particulier la préservation des relations familiales. Je défends un ressortissant nigérian titulaire d’un permis C condamné pour un épisode de délinquance d’un gros mois – quelques transports de drogue qui lui ont rapporté environ 1500 fr. – et qui est frappé d’une expulsion. A part une période de chômage, il était pourtant actif professionnellement et avait quasiment une garde alternée sur ses deux enfants. Et on nous dit que la clause de rigueur n’est pas applicable! J’ai porté ce cas devant le Tribunal fédéral1. A noter qu’en cas d’expulsion, l’effet suspensif est accordé au recours fédéral sans qu’on ait besoin de le demander, car le TF reconnaît la gravité de l’atteinte.
plaidoyer: Les procureurs ne prononcent pas l’expulsion, mais ils peuvent décider qu’elle n’entre pas en ligne de compte quand ils rendent une ordonnance pénale. Disposent-ils de cette compétence?
Bertrand Sauterel: En l’absence de menace de renvoi, le justiciable n’a pas d’intérêt à faire appel à un juge pour cette question. Le Ministère public peut régler le cas par ordonnance pénale. Mais il doit alors motiver sa décision de renonciation à l’expulsion, car elle lie l’autorité administrative. C’est ce que prévoient d’ailleurs les recommandations de la Conférence des procureurs de Suisse.
Aline Bonard: Je trouve aussi que la compétence du Ministère public a du sens, sous l’angle de l’économie de la procédure, mais aussi sous l’angle de la rapidité.
plaidoyer: Les recommandations de la Conférence des procureurs de Suisse en matière d’expulsion pénale sont-elles pertinentes?
Aline Bonard: Elles ont le mérite de créer un minimum de schématisme, et donc de sécurité, en créant des paliers au-delà desquels l’expulsion doit être prononcée. Mais elles sont aussi sujettes à interprétation, notamment avec le critère de «liens étroits avec la Suisse» pour l’application de la clause de rigueur. Et, en comparaison, les recommandations du Ministère public genevois sont nettement plus souples! Cela montre bien la difficulté d’apprécier la gravité dans ce domaine.
Bertrand Sauterel: La Conférence des procureurs prévoit des paliers basés sur la quotité de la peine, alors que cet élément ne devrait pas être décisif. La question du sursis ne devrait pas non plus être un critère. Ce n’est pas la culpabilité qui est le principe déterminant. L’article 66a du Code pénal est parfaitement clair à ce sujet.
Aline Bonard: Un premier projet de loi prévoyait des seuils basés sur la quotité de la peine, mais ces seuils n’ont pas été retenus dans le texte final. Ils sont, en quelque sorte, réintroduits par la Conférence des procureurs. Le TF a cependant eu l’occasion de dire que la directive du Ministère public genevois n’est au mieux qu’un indice au moment d’apprécier la proportionnalité…
plaidoyer: Le fait que le prévenu en est resté au stade de la tentative n’est pas pris en compte pour l’expulsion. N’est-ce pas choquant?
Aline Bonard: Le TF est parfaitement clair à ce sujet, et cela ne me choque pas. Cela correspond à une interprétation classique des textes légaux, qui sont durs, il est vrai.
Bertrand Sauterel: C’est en effet conforme au système.
plaidoyer: Quand l’infraction à juger ne figure pas dans la liste des cas d’expulsion obligatoire, reste la possibilité d’une expulsion facultative. N’est-ce pas le prétexte à renvoyer de nombreux délinquants multirécidivistes?
Bertrand Sauterel: Dans le domaine de la délinquance de rue, on voit passer des multirécidivistes complètement insensibles à la décision de justice. Cette situation coûte de l’argent et mobilise des forces qui seraient plus utiles ailleurs. Pour briser ce cycle, l’expulsion est par conséquent la seule issue. Je suis satisfait de pouvoir y recourir pour ce type de délinquance. Mais le problème, c’est l’exécution. Avec certains pays, des accords de réadmission font défaut ou sont peu efficaces. Des efforts doivent être faits par la Confédération dans ce domaine, afin qu’on puisse se débarrasser de certains délinquants qui n’ont rien à faire chez nous.
Aline Bonard: Ce recours fréquent à l’expulsion non obligatoire a l’air d’être une spécificité de Vaud et de Genève, une fois de plus. C’est ce qui ressort de la jurisprudence du TF. On y trouve des cas de répétition de délits pénaux ne figurant pas dans la liste de l’art. 66a CP, mais pas seulement. Le TF a par exemple confirmé un renvoi pour des infractions répétées à la LCR. Il a reconnu que le système de l’expulsion pénale non obligatoire est plus sévère que celui prévu par la loi sur les étrangers et ne nécessite pas le prononcé d’une peine de plus d’un an. Cela dit, pour moi, avant de prononcer le renvoi, il faut se poser la question de son exécution, pour rester cohérent. Tout en sachant que, pour un ressortissant d’un pays n’appartenant pas à l’Espace Schengen, son expulsion de Suisse signifie qu’il ne peut entrer dans aucun des Etats Schengen.
Bertrand Sauterel: En dehors de la délinquance de rue à répétition, vous faites allusion à des affaires d’expulsion facultative mettant en jeu la sécurité publique, comme la conduite en état d’ivresse. L’importance de l’atteinte au bien juridique lésé peut en effet justifier une expulsion.
Aline Bonard: Pour l’expulsion non obligatoire, les règles sur le report de l’exécution ne sont pas applicables. Le juge ne devrait pas la prononcer en sachant qu’elle ne pourra pas être exécutée. Mais pour le renvoi obligatoire, la question devrait aussi se poser au moment du jugement pénal: car avec les cas de non-exécution, on crée une nouvelle catégorie de sans-papiers.
Bertrand Sauterel: Vous en demandez beaucoup au juge. En prononçant une expulsion, il ne peut pas appréhender tous les problèmes d’exécution.
plaidoyer: Quelles sont les conséquences de l’expulsion sur la détention provisoire et pour motifs de sûreté?
Bertrand Sauterel: Le TF a précisé que le juge pénal peut prononcer une détention pour des motifs de sûreté afin de garantir l’exécution. Mais la durée de cette détention ne doit pas dépasser celle qui est limitée par la peine prévisible. Dans les faits, dès qu’on atteint cette limite, on avise l’autorité administrative.
Aline Bonard: Le TF s’est en effet montré assez clair s’agissant de la situation postérieure au jugement, quoiqu’il ne dise pas comment concilier la détention pour motifs de sûreté avec la détention administrative. Mais l’influence principale, on l’observe surtout sur la détention provisoire: on se met à la prononcer uniquement pour garantir l’expulsion, et souvent pour des durées de quatre à six mois. Et vu les difficultés que cela pose en termes de places, on en est réduit à utiliser pour cela des lieux de détention illicites.
1Recours rejeté par décision du TF du 7 novembre 2018 (arrêt 6B_1027/2018), soit après la tenue du débat de plaidoyer.
Aline Bonard,
42 ans, avocate à Lausanne, auteure de l’article «Expulsion pénale: la mise en œuvre de l’initiative sur le renvoi, questions choisies et premières jurisprudences», Forum poenale 5/2017.
Bertrand Sauterel,
58 ans, juge à la Cour d’appel pénale du canton de Vaud, juge suppléant à la Cour constitutionnelle vaudoise, ancien substitut du procureur.