Le paysage des communes helvétiques est resté particulièrement stable jusque dans les années 1990. Le nombre de communes a diminué entre 1850 et 1990 de moins de 10% (passant de 3205 à 3021). Il était peu question de fusion de communes en Suisse et les réformes communales, en partie radicales qu’ont connues les pays du nord de l’Europe, accomplies avant tout dans les années 1960 et 1970, n’ont eu aucune incidence dans notre pays.
Les réformes communales qui sont intervenues au cours des deux dernières décennies ont été d’autant plus abruptes et profondes: plus de 20% des communes ont disparu, respectivement ont fusionné avec d’autres communes. Au nom-bre de 3021 au début des années 1990, les communes se sont réduites à 2352 entités le 1er mai 2014. Et il y a de bonnes raisons de croire que cette tendance va se poursuivre. Il est donc plus que temps de s’interroger sur les conséquences des fusions de communes sur la vie démocratique de leurs populations.
La structure communale est très fragmentée en Suisse. On trouvera difficilement un pays où les communes possèdent une telle importance et sont en même temps de taille aussi réduite. C’est d’ailleurs le moteur central justifiant le processus de fusions. Des collectivités plus influentes promettent en effet de fournir des prestations économiques plus conséquentes et de meilleures possibilités d’agir. La taille d’une communauté est une variable significative, aussi du point de vue de la théorie démocratique. Dahl a décrit ce fait de manière pertinente: «For most citizens, participation in very large units becomes minimal and in very small units it becomes trivial.» (Pour la plupart des citoyens, leur participation tend à devenir minime dans de très importantes structures, mais elle devient insignifiante dans de très petites entités, ndlr)(2). Que faut-il entendre par là? Plus une entité grandit, et avec elle l’argumentation politique, et moins les citoyens se font une idée globale des événements; le sentiment d’appartenance à la communauté se réduit et l’intérêt politique diminue en même temps que l’influence de l’individu. Dans le même temps, les décisions politiques et les élections organisées dans de petites communes sont souvent d’importance réduite et rarement contestées. Ces petites entités disposent de moins de ressources et de moindres capacités de modifier une situation juridique. En outre, ce sont le plus souvent des communautés plus homogènes qui résident dans les petites communes, de telle sorte que la base nécessaire pour qu’il y ait un conflit politique n’existe presque pas. Les élections tacites sont une réalité dans de larges parties du territoire helvétique. Dans cette zone de tension se pose la question de savoir quels effets les fusions de commune ont, en réalité, sur la vie politique de ces collectivités.
Le canton du Tessin pour laboratoire
Dans la recherche dont il est question, les auteurs se sont limités aux fusions de communes intervenues dans le canton du Tessin. Ce canton apparaît, en effet, précurseur en matière de réforme de structures communales. Le nombre de communes tessinoises s’est réduit par fusions de 245 à 147 entre les années 2000 et 2012. Un autre motif justifiait ce choix: l’analyse des fusions de communes va fondamentalement de pair avec des difficultés méthodologiques, parce que l’objet de l’étude (à savoir la commune existant initialement) disparaît au moment où on l’étudie. Dans le canton du Tessin, on a pu continuer d’analyser le comportement des votants aussi après la fusion de la commune d’origine, car celle-ci conservait son propre bureau de vote.
Ainsi, l’étude a pu se baser sur les communes fusionnées en tant que sujet d’étude et sur les communes non fusionnées en tant que groupe de contrôle, tant au moment de la fusion (soit en 2000) qu’après cet événement (en 2012). Cette situation spécifique nous permet d’avoir, pour la première fois, des constats fiables sur les causes des effets induits par les fusions.
Les fusions favorisent le choix politique...
Un premier résultat important de l’étude est qu’il existe dans les communes fusionnées bien moins d’élections tacites que dans celles qui ne le sont pas. En 2000, il y en a eu dans 31 communes non fusionnées sur 125. En 2012, dans 37 communes.
Il en va autrement dans les communes fusionnées, puisque, en l’an 2000, 54 des 120 communes originelles n’ont pas eu de choix de vote, alors que, en 2012, après la fusion, ce n’était plus le cas que de trois communes. Ce premier constat semble montrer que les fusions de communes ont un effet positif sur la démocratie.
…mais la participation a chuté
Durant le temps de l’enquête, la participation électorale a diminué dans toutes les communes. Le recul a toutefois été plus sensible dans les communes fusionnées: la participation aux votes des Conseils de commune a chuté entre 2000 et 2012 de 76% à 59%. Les communes non fusionnées ont connu un recul moindre de la participation, soit de 70% à 60%. La diminution plus fortement marquée dans les communes fusionnées peut, en grande partie, être attribuée à la fusion elle-même. En effet, l’analyse empirique montre que, si l’on considère d’autres facteurs ayant eu une incidence sur ce recul, les fusions de communes ont causé en moyenne une diminution de 5,74% de la participation aux votes. Le classement opéré par l’enquête permet de décrire l’effet de la fusion comme causal sur la réduction de la participation. Comment peut-on expliquer une telle conséquence? Des études étrangères ont déjà montré que l’intérêt porté par les citoyens à la politique chute après une fusion, parce qu’une partie des votants ne peut plus s’identifier à la nouvelle communauté politique. En outre, les électeurs accordent moins d’importance à leurs voix dans une commune fusionnée, et donc plus importante.
Implications des fusions sur la démocratie
Les communes remplissent une fonction importante dans la structure complexe de la démocratie helvétique. Elles sont souvent le point de départ des carrières politiques et un point de repère important pour l’identification politique des citoyens. Il est donc clair qu’il ne faut pas seulement prêter attention aux aspects administratifs et financiers lors des fusions. Les effets, volontaires ou non, sur la vie politique de ces collectivités doivent aussi être pris en compte.
(1) The Democratic Effects of Local Government Consolidation: Evidence from a Quasi-experiment, Zentrum für Demokratie Aarau (ZDA), présentée le 28 mars dernier à Aarau dans le cadre des 6e journées consacrées à la démocratie.
(2) DAHL, Robert A., The City in the Future of Democracy, in American Political Science Review 1967, pp. 953-970.