Dans le cadre d’une affaire judiciaire, il peut arriver que la question se pose de savoir si une signature ou un texte manuscrit est authentique, c’est-à-dire de la main de la personne supposée avoir écrit ou signé le document considéré ou alors une imitation réalisée par un tiers. Il peut également s’avérer utile de déterminer si une certaine personne est l’auteur d’un texte manuscrit anonyme. Qu’il s’agisse de signatures imitées sur des titres (tels que contrats, récépissés, reconnaissances de dettes, ou procurations) ou sur des œuvres d’art, de faux en écritures en matière de succession, de lettres manuscrites d’adieu visant à masquer un homicide, ou de dommages à la propriété par le fait d’inscriptions murales, l’autorité ou les parties peuvent mandater un expert afin d’aider à établir les faits. Mais que fait l’expert en écritures exactement et comment s’assurer que l’expert pressenti travaillera selon les standards de la profession et fournira une information de qualité? Ce sont les questions auxquelles nous répondrons dans le cadre de cette courte contribution.
L’expert en écritures (également compétent pour comparer des signatures) accomplit un travail d’examen et de comparaison de caractéristiques graphiques entre un document de question (dont l’authenticité est mise en doute) et des écrits de référence dont l’origine est admise par les parties, en vue de déterminer si la personne à l’origine des écrits de référence est l’auteur du document litigieux. A noter que l’expertise en écritures peut aussi revêtir un intérêt investigatif4 lorsque ses conclusions soutiennent, par exemple, l’hypothèse d’un écrivain droitier plutôt que gaucher5.
Avant de procéder à l’examen de l’écriture à proprement parler, l’expert doit vérifier que le matériel remis, à titre de référence, est suffisant pour les besoins de l’expertise. Il doit être suffisamment abondant et couvrir la période de confection du document litigieux. S’il est insuffisant, il convient de requérir la production de matériel de référence supplémentaire. Il est également envisageable, lorsqu’elle est disponible, de convoquer la personne pour obtenir les écrits nécessaires. Dans le contexte pénal, cette possibilité est expressément prévue à l’art. 262 CPP. Cela doit, si possible, se faire en présence de l’expert, qui est la personne la plus compétente pour obtenir un matériel adéquat. Cette étape est cruciale car la qualité de la conclusion de l’expert dépendra étroitement de la qualité du matériel à sa disposition6.
La méthodologie de l’expertise des écritures implique d’abord l’analyse des caractéristiques d’aspect général (inclinaison, orientation de la ligne de base, proportions, etc.) et les particularités graphiques (formes, sens de construction, position de l’attaque et de la terminaison des traits, etc.) dans l’écriture incriminée puis dans les écrits de référence. Certains éléments graphiques ne requièrent qu’une inspection à l’œil nu, tandis que d’autres – tels que le sens de construction des boucles des lettres telles que a, d, o et q – peuvent nécessiter une observation au moyen d’un microscope stéréoscopique. D’autre part, certaines caractéristiques peuvent être quantifiées par des mesures (par exemple l’inclinaison, les proportions entre majuscules et minuscules, les angles, etc.) alors que d’autres sont étudiées qualitativement. La comparaison entre le texte de question et les écrits de référence permet de dégager les concordances et les discordances graphiques, selon que les caractéristiques observées sur le texte de question entrent, ou non, dans le cadre de la variation observée au sein du matériel de référence.
L’expert en écritures, grâce à sa formation technique et scientifique, est en mesure d’appréhender non seulement l’écriture litigieuse, mais également le document dans son ensemble, c’est-à-dire son support (le papier) et son contenu (les encres et les impressions), ainsi que les traces – parfois latentes – qu’il peut porter. Ainsi, après avoir vérifié que le document de question a bien été soumis en original (ce qui pourra d’ailleurs faire l’objet d’un volet de l’expertise), l’expert en écritures peut soumettre le document à des examens optiques et physiques non destructifs. Il peut s’agir d’observations sous divers éclairages et grossissements, ou de la recherche de traces de foulage au moyen d’un système de détection électrostatique7. De tels examens permettront par exemple de révéler d’éventuelles modifications par addition ou soustraction, de déceler la présence d’un tracé sous-jacent qui peut trahir une imitation par calque, ou de déterminer si une signature a été apposée avant ou après l’impression d’un document.
A l’issue des examens comparatifs, une étape d’évaluation permet à l’expert en écritures d’indiquer dans quelle mesure les observations qu’il a faites soutiennent l’hypothèse de l’authenticité ou de l’imitation. Ce faisant, l’expert doit procéder à l’évaluation de ses résultats à la lumière de deux hypothèses au moins (lesquelles représentent généralement les positions respectives des parties quant à la question d’intérêt). Une réponse catégorique, affirmant par exemple que la signature incriminée est authentique, ne peut pas être fournie en matière d’expertise en écritures. A titre exceptionnel toutefois, il sera possible de conclure qu’une signature incriminée est un faux dans le cas particulier où elle résulte d’un photomontage réalisé à partir d’une signature authentique figurant sur un document à disposition de l’expert.
Conformément aux recommandations établies par le European Network of Forensic Science Institutes8 en la matière9, les conclusions de l’expert prennent la forme d’un rapport de vraisemblance, qui est une mesure du poids des résultats en faveur d’une hypothèse par rapport à l’autre. Il représente la probabilité de réaliser les observations qui ont été faites en l’espèce si la première hypothèse est vraie (par exemple: l’écriture est authentique), divisée par la probabilité de réaliser les observations qui ont été faites en l’espèce si la seconde hypothèse est vraie (par exemple: l’écriture est une imitation). Le rapport de vraisemblance est communiqué sous la forme d’une valeur numérique comprise entre 0 et l’infini, ou par un équivalent verbal du type «les observations soutiennent fortement l’hypothèse A»10. Par exemple, un rapport de vraisemblance de 1000 signifie qu’il est 1000 fois plus probable d’observer les similitudes et les différences mises en évidence si l’écriture est authentique que si elle est imitée.
Le rapport de vraisemblance fourni par l’expert ne permet pas de dire quelle est la probabilité que chacune des hypothèses considérées soit vraie, car celle-ci dépend des autres éléments au dossier, dont la considération sort du champ de compétences de l’expert. En revanche, l’expert peut renseigner l’autorité quant à l’impact de sa conclusion dans le contexte de l’affaire. Autrement dit, l’expert peut dire comment ses observations doivent rationnellement faire évoluer le degré de certitude qu’a l’autorité dans la véracité de l’une ou de l’autre hypothèse. Cela permettra à l’autorité, finalement, de décider de l’authenticité ou non de la signature11. On comprend dès lors que les notions d’incertitude et de probabilité doivent être rigoureusement appréhendées, et doivent pouvoir être communiquées de façon transparente par l’expert à ses mandants.
L’expertise en écritures doit être distinguée de la graphologie. L’expert en écritures et le graphologue partagent un même objet d’étude, à savoir l’écriture manuscrite, mais leurs méthodes de travail sont très différentes et ils n’ambitionnent pas de répondre aux mêmes questions. Alors qu’un expert en écritures aide à déterminer qui est l’auteur d’un texte manuscrit, un graphologue cherche à déterminer comment est la personne à l’origine du texte. Le graphologue prétend pouvoir établir le profil psychologique d’un scripteur sur la base de ses caractéristiques graphiques12. Un graphologue n’est donc pas formé pour faire des expertises en écritures qui soient scientifiquement fiables.
Il est essentiel pour les tribunaux de ne faire appel qu’à des spécialistes expressément formés pour l’expertise des écritures13. Or, en Suisse, la profession de l’expert en écritures n’est pas réglementée. Autant le Code de procédure civile14 que le Code de procédure pénale15 adoptent une approche libérale en la matière, en ne posant pas d’exigences particulières que l’expert devrait satisfaire pour pouvoir être mandaté; dans les deux cas, l’expert doit simplement disposer de connaissances particulières utiles pour établir les faits dans l’affaire en question. Contrairement au système de certification adopté dans des pays voisins, il n’existe pas de listes d’experts établies par les tribunaux (comme en France16) ou de registres administrés par des pairs (comme aux Pays-Bas17). Quiconque peut ainsi vendre ses services comme expert en écritures auprès de la justice suisse. Pour les magistrats et les parties, il est donc important de vérifier les compétences d’un expert avant de solliciter ses services.
Premièrement, il s’agira de vérifier que l’expert dispose d’une formation adéquate, de nature scientifique (et non psychologique, par exemple)18, avec une spécialisation en interprétation forensique19; le fait de ne pas avoir de formation de base ne peut pas être compensé par la participation à un unique «workshop» censé enseigner en quelques jours les bases de la discipline. Deuxièmement, il s’agira d’apprécier les activités de recherche de l’expert pressenti, par le biais de ses publications dans des revues à comité de lecture, sa participation à des congrès internationaux, tels que ceux organisés par le European Network of Handwriting Experts (ENFHEX, groupe de travail d’écritures du European Network of Forensic Science Institutes), la European Association of Forensic Sciences, la International Association of Forensic Sciences, ou encore la International Graphonomics Society, ainsi que son engagement auprès de réseaux professionnels nationaux ou internationaux tels que le ENFHEX, la American Society of Questioned Document Examiners, et le American Board of Forensic Document Examiners. Troisièmement, et c’est fondamental, on vérifiera que l’expert pressenti se soumet régulièrement à des exercices collaboratifs ou à des tests de contrôle établis par des organismes certifiés, en particulier ceux du ENFHEX. Finalement, rappelons que l’expérience, soit le fait d’avoir déjà fait des expertises en écriture, ne permet pas, à elle seule, de démontrer les qualifications de la personne20.
Aujourd’hui encore, il n’est pas rare que des magistrats et des parties recourent à des graphologues lorsqu’ils ont besoin d’un rapport d’expertise en écritures, et basent leurs décisions sur des expertises de qualité douteuse. Nous regrettons cette pratique et recommandons de solliciter les prestations d’experts en écritures qualifiés et compétents, dotés d’une formation scientifique et travaillant selon des méthodes dont la fiabilité est régulièrement soumise à des contrôles adéquats. En Suisse, les seuls laboratoires membres du European Network of Forensic Science Institutes sont l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne et le Forensisches Institut Zürich.
1
Ecole des sciences criminelles, Université de Lausanne.
2
Ecole des sciences criminelles, Université de Lausanne.
3
Faculté de droit, Université de Fribourg. L’auteure remercie le Fonds national pour son soutien financier (bourse PP00P1_176720).
4
Un rapport investigatif vise à fournir une piste d’enquête. Il se distingue du rapport évaluatif, qui a pour objet l’évaluation de la valeur probante d’un indice dans le contexte concret d’une accusation précise.
5
Taroni F., Marquis R., Schmittbuhl M., Biedermann A., Thiéry A., Bozza S. Bayes factor for investigative assessment of selected handwriting features, Forensic Science International 242 (2011) 266-273.
6
Sur ce point, voir Rohmer S./Vuille J., art. 262 CPP in: Jeanneret Y., Kuhn A., Perrier Depeursinge C. (éds), Commentaire romand, Code de procédure pénale, Bâle, 2019, N 7f.
7
On pensera typiquement à la possibilité de retrouver sur la deuxième page d’un bloc ce qui a été écrit sur la première page.
8
Organisation faîtière des laboratoires forensiques en Europe. Un grand nombre de documents de référence sont librement accessibles sur le site web enfsi.eu (dernière consultation: 30.4.2020).
9
Willis S., Mc Kenna L., Mc Dermott S., O’ Donnell G., Barrett A., Rasmusson B., Höglund T., Nordgaard A., Berger C., Sjerps M., Molina J. J. L., Zadora G., Aitken C., Lovelock T., Lunt L., Champod C., Biedermann A., Hicks T., Taroni F. ENFSI Guideline for evaluative reporting in forensic science (2015). Disponible sur: enfsi.eu/news/enfsi-guideline-evaluative-reporting-forensic-science. Pour une synthèse en français, voir Moreillon L., Vuille J., Biedermann A., Champod C. Les nouvelles lignes directrices du European Network of Forensic Sciences Institutes en matière d’évaluation et de communication des résultats d’analyses et d’expertises scientifiques, forumpoenale 2 (2017) 105-109. Pour une application au domaine des écritures, voir Marquis R., Mazzella D. Vers des rapports d’expertise transparents et rigoureux: Les recommandations de l’ENFSI, Swiss experts info (avril 2018).
10
Marquis R., Biedermann A., Cadola L., Champod C., Gueissaz L., Massonnet G., Mazzella W., Taroni F., Hicks T. Discussion on how to implement a verbal scale in a forensic laboratory: Benefits, pitfalls and suggestions to avoid misunderstandings, Science & Justice 56 (2016) 364-370.
11
Marquis R., Biedermann A., Taroni F. Les conclusions probabilistes dans les rapports d’expertise en matière d’examen forensique d’écritures et de signatures: une lettre ouverte à la communauté juridique, RSJ 109 (2013) 166-168.
12
A noter que les fondements de la graphologie sont fortement contestés: de nombreuses études empiriques ont en effet démontré qu’il n’y a pas de corrélation entre les caractéristiques graphiques d’un individu et sa personnalité. Voir Throckmorton G. J. Scientific evaluation of graphology, Journal of Forensic Identification 52 (2002) 463-474; King R. N., Koehler D. J. Illusory correlations in graphological inference, Journal of experimental psychology 6 (2000) 36-348; Huteau M. Écriture et personnalité. Approche critique de la graphologie, Paris 2004; Gawda B. Lack of evidence for the assessment of personality traits using handwriting analysis, Polish Psychological Bulletin 45 (2014) 73-79.
13
Mathyer J. Lettre à Mesdames et Messieurs les magistrats de l’ordre judiciaire, Revue internationale de criminologie et de police technique XLIII (1990) 98-100.
14
RS 272; art. 183 ss.
15
RS 312.0; art. 182 ss.
16
Cf. Décret n° 2004-1463 du 23 décembre 2004 relatif aux experts judiciaires.
17
Cf. le Nederlands Register Gerechtelijk Deskundigen (Netherlands Register of Court Experts): https://english.nrgd.nl
18
On pensera notamment au cursus en sciences forensiques offert à l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne.
19
Marquis R., Cadola L., Mazzella W., Hicks T. What is the error margin of your signature analysis? Forensic Science International 281 (2017) e1-e8.
20
Sur l’inadéquation de l’expérience comme indicateur de la compétence en matière forensique, voir Evett, I. W. Expert evidence and forensic misconceptions of the nature of exact science. Science & Justice 36 (1996) 118-122.