plaidoyer: Quel est votre regard sur les procédures en droit de la famille?
Anne Reiser: Le cadre de traitement des séparations familiales est complètement inadapté tant pour les justiciables que pour les juges. Un changement de paradigme a eu lieu depuis la bienvenue disparition du divorce pour faute. Aujourd’hui, les juges n’entrent plus dans la dynamique du couple pour trouver des solutions mais s’axent prioritairement sur les aspects comptables.
Résultat: la justice ne répond pas aux attentes des futurs ex-époux. Le juge intervient certes pour protéger les enfants mineurs. Mais là aussi, la réponse est inadéquate puisque l’enfant est trop souvent impliqué dans le conflit conjugal. J’ajouterai par ailleurs que l’absence des grands-parents ou des beaux-parents à la procédure est dommageable alors que leur soutien pourrait s’avérer précieux.
Sandrine Osojnak: Les procédures en droit de la famille se sont complexifiées au point que les praticiens spécialisés en droit de la famille peinent à suivre l’abondante jurisprudence du Tribunal fédéral. Le justiciable ne peut plus agir seul. À l’époque, pour une séparation, la procédure était rapide et gratuite et le justiciable pouvait interpeller le juge sans formalités en évoquant brièvement les circonstances de la désunion et ses souhaits. Dans le canton de Vaud, la pension, qui correspondait à un pourcentage du revenu du parent non gardien, était facile à calculer. Les futurs ex-époux étaient ainsi vite rassurés. Aujourd’hui, cette complexité dans le calcul des pensions entraîne une judiciarisation croissante.
En effet, les époux doivent être assistés pour éviter les dommages financiers résultant d’un mauvais calcul de la contribution d’entretien, sachant que le tir pourra difficilement être rectifié ultérieurement, à moins de faits nouveaux. Le recours systématique à l’avocat permet certes de canaliser les futurs ex-époux mais génère des échanges d’écritures, soit des coûts et un rallongement des procédures. Le code de procédure civile (CPC) modifié risque d’ailleurs de prolonger les procédures en raison de l’introduction d’un droit de réplique inconditionnel. L’évolution rapide de la constellation et de l’organisation familiale requiert en outre la prise en compte de plus en plus de paramètres.
Pour finir, comme souvent les deux parents se disputent la garde désormais, le juge doit déterminer lequel serait le plus apte à maintenir le bien-être de l’enfant. Cela entraîne des conflits, puisque les justiciables se sentent jugés dans leur qualité de parent. En raison de toutes ces imbrications, les futurs ex-partenaires n’obtiennent pas ce qu’ils souhaitent, soit une décision rapide.
Anne Reiser: Effectivement, le juge doit statuer selon ce que commande le bien de l’enfant. Or, en l’absence de codification du bien de l’enfant, les parents ne sont pas accompagnés dans la recherche d’un accord. Les avocats doivent se référer à la jurisprudence et chacun analyse la situation sous le prisme de son sentiment de justice ou de sa culture. On ne va donc pas poser l’avenir et on revient à la méthode précédant la suppression du divorce pour faute dans le code civil, soit l’investigation du passé.
On fait les comptes de la parentalité, le juge étant obligé d’entrer dans la comptabilité du temps pour déterminer la capacité du parent à s’occuper personnellement de l’enfant. Si on voulait vraiment définir le bien de l’enfant, comme grandir dans une famille unie où il existe un accord par rapport à ce qui est bien pour lui, on créerait l’avenir.
plaidoyer: Le CC et le CPC sont-ils encore adaptés aux familles actuelles et aux nouveaux types de garde où des tiers sont de plus en plus impliqués?
Sandrine Osojnak: Le CPC essaie de s’adapter. Depuis 2011, il est possible de recourir à la médiation dans les litiges en droit de la famille. Le juge peut ainsi exhorter les parties à l’entreprendre voire accorder sa gratuité. Depuis une dizaine d’années, le recours à la médiation a beaucoup évolué et les avocats ont bien compris l’intérêt de leurs clients et des enfants pour cette méthode alternative de résolution des conflits. Souvent, les avocats conseillent eux-mêmes le recours à la médiation parce qu’ils se rendent compte que cela permet d’aplanir le conflit et d’aborder d’autres sujets qu’en audience.
Le CPC permet également des projets pilotes. Le canton de Vaud a lancé un projet sur la coparentalité au mois de janvier, inspiré par la méthode de Cochem et l’expérience menée par le canton du Valais. En début de procédure, les parents sont informés des méfaits du conflit conjugal sur les enfants lors d’une séance animée par des professionnels du droit, de la médiation et de la psychologie. Il n’y a pas de procédure écrite complète: les parents doivent remplir un formulaire standardisé pour éviter les allégations inutilement blessantes.
Le juge dispose des informations utiles sur l’organisation familiale, la garde de l’enfant ou les chiffres pour discuter de la pension. On essaie de désamorcer le conflit dès la racine pour éviter l’escalade et amener les parties à un consensus. En cas d’échec, le juge peut les envoyer en médiation ou faire un travail de coparentalité. Et si cela n’aboutit pas, on revient à la procédure ordinaire. Or, avec ce retour à l’allégation, les critiques sur les qualités du parent ressurgissent. L’allégation prévue par le CPC est particulièrement lourde de conséquences dans les situations familiales.
Anne Reiser: Pour revenir à votre question, le CC n’est absolument pas adapté aux familles actuelles. D’abord, il n’y a pas de définition de la famille. Le législateur a tenté de mettre sur un pied d’égalité les enfants nés hors mariage et les enfants nés dans le mariage. Finalement, le mariage n’est plus protégé et les gens mariés ont moins de moyens lorsqu’ils viennent en justice que les gens non mariés.
Les gens non mariés qui évoquent le sort d’un enfant ont un juge conciliateur. En cas de désaccord, ils disposent d’un accès au juge du fond et peuvent ensuite aller jusqu’au Tribunal fédéral, qui a un plein pouvoir de cognition. Les gens mariés sont privés de conciliation dans le sens prévu par le CPC. Si les parents ne s’accordent pas dans les mesures protectrices de l’union conjugale, la voie vers le Tribunal fédéral ne sera ouverte qu’en cas de violation de droits fondamentaux.
Sandrine Osojnak: On ne saurait omettre la voie d’appel cantonale.
Anne Reiser: Certes, mais les pratiques cantonales diffèrent. Dans le canton de Vaud, les parties sont reçues. Tel n’est pas le cas à Genève. La procédure est si sommaire que le Tribunal fédéral a, dans sa note à l’attention du législateur en 2018, souhaité une uniformisation des procédures entre les personnes mariées et non mariées en cas de séparations incluant des enfants mineurs. Cette inégalité de traitement entre mariés et non mariés ne se justifie que par l’état civil des parents alors que les problématiques sont identiques.
À mon avis, le CC n’a pas suivi l’évolution sociétale et se caractérise par l’absence de tronc commun. La participation des proches à la procédure en est une illustration. Les proches peuvent participer lorsque les parents non mariés sont en procédure de protection de l’enfant. Tel n’est pas le cas pour les couples mariés. Cela n’est pas cohérent. Je rejoins complètement les propos de Sandrine Osojnak quant à la position «adversariale» des parties imposée par la procédure.
plaidoyer: La maxime des débats est-elle incompatible avec le traitement des affaires familiales?
Anne Reiser: Dans notre système libéral, l’autonomie familiale prévaut. Je ne dis pas qu’il faudrait que le juge doive tout investiguer d’office mais je pense qu’il faut être pragmatique.
Sandrine Osojnak: La maxime des débats ne s’applique qu’entre époux. Pour l’enfant mineur, la maxime d’office s’impose. Le juge dispose donc d’un pouvoir d’investigation d’office et peut avoir recours à des expertises psychiatriques ou pédopsychiatriques. Cela permet aussi d’investiguer sans que ce soit allégué. La complexification des procédures en droit de la famille amène malheureusement à une judiciarisation de tous les points soumis à l’appréciation du juge. La simplicité mènerait probablement à des procédures moins longues, moins coûteuses et moins pénibles.
Anne Reiser: Et cela faciliterait l’accès à la justice. S’il y a désaccord à propos d’enfants mineurs, l’intervention étatique est obligatoire. Les justiciables sont obligés de passer devant le juge pour divorcer. Paradoxalement, l’État ne protège pas le justiciable confronté à une procédure de divorce.
Sandrine Osojnak: Dans le canton de Vaud, aucuns frais de justice ne sont prélevés pour les mesures protectrices de l’union conjugale (MPUC). Tel n’est pas le cas de la procédure de divorce.
En cas de demande unilatérale en divorce, le montant minimal des frais de justice s’élève à 3000 francs. C’est effectivement cher et ces frais peuvent même atteindre un plafond maximal de 35'000 francs. Les pratiques cantonales diffèrent en matière d’octroi à l’assistance judiciaire. Dans le canton de Vaud, nous faisons preuve d’une certaine souplesse, car renvoyer systématiquement un des époux à demander une provisio ad litem à l’autre crée souvent un nouveau conflit. Il nous arrive parfois aussi d’accorder l’assistance judiciaire pour les frais uniquement.
plaidoyer: La gratuité de la procédure pourrait améliorer la situation de nombreux justiciables…
Anne Reiser: C’est une bonne proposition tout en gardant à l’esprit qu’il est nécessaire de fixer des limites. Certains couples ont besoin de transformer la relation amoureuse en relation pathologiquement judiciaire. Dans ces cas extrêmes, fixer des émoluments de justice pour ceux qui en ont les moyens paraît raisonnable.
Sandrine Osojnak: C’est un point qui a été partiellement résolu dans le canton de Vaud avec les MPUC gratuites. Dès l’entrée en vigueur du nouveau CPC au 1er janvier 2025, les avances de frais ne pourront être demandées qu’à hauteur de la moitié, ce qui facilitera l’accès au juge. Je suis favorable à la gratuité de certaines mesures, car il est nécessaire de faciliter l’accès à la justice aux personnes qui en ont besoin.
Mais il faudrait pouvoir fixer des frais dissuasifs pour éviter que quelques justiciables n’encombrent les tribunaux avec des requêtes fantaisistes. Les frais ont aussi pour objectif de responsabiliser les parents et de les inciter à discuter de certains points ensemble sans passer par un avocat ou par un juge.
Anne Reiser: Si rien n’est fait en amont, c’est ce qui arrive. Je suis convaincue qu’il faut agir en amont en étant «orienté résultat». S’il existe un conciliateur que l’on peut saisir tout de suite, ce type de conflits peut être rapidement réglé en s’attachant à un résultat dans un processus de conciliation. Les parents sont obligés d’être associés à la solution, ce qui n’est pas du tout le cas dans un processus de médiation.
Sandrine Osojnak: Or, le nouveau projet de modification du CPC supprime l’audience de conciliation pour les actions alimentaires et les relations personnelles entre l’enfant et son parent, sans doute à des fins de célérité, ce qui est regrettable. Les justiciables peuvent simplement saisir le juge conciliateur d’une lettre et l’audience est fixée à 60 jours. La conciliation permet aux parties de discuter ouvertement et de trouver un compromis qu’elles auront construit elles-mêmes.
plaidoyer: En pratique, quelles sont les principales entraves à l’aboutissement d’un processus de conciliation?
Sandrine Osojnak: Le principal problème provient souvent de demandes insuffisamment motivées ou documentées. En pareil cas, certains éléments financiers peuvent faire défaut et entraver la conciliation.
Anne Reiser: Et le juge du divorce ne peut pas, comme le juge conciliateur des gens non mariés, piloter ce processus de conciliation en listant les points qui doivent encore être réglés lors d’une prochaine séance.
Sandrine Osojnak: Il le pourrait, mais agender plusieurs audiences requiert aussi des ressources en temps et en personnel.
plaidoyer: D’où les principales critiques sur le tribunal de la famille: on imposerait une obligation aux cantons qui ne disposeraient pas des moyens de mettre en œuvre une réforme aussi importante.
Anne Reiser: Cela me fait rigoler. À Genève, environ 2% du budget de l’État est alloué à la justice. La vie privée est privée du soutien de l’État. Il n’existe pas d’intention de soutenir les familles alors qu’il serait nécessaire d’examiner les coûts sociaux et médicaux de ces séparations mal réglées. Cette posture de défiance face à un tribunal de la famille s’explique difficilement sachant que la création de tribunaux de l’égalité et de tribunaux des baux et loyers n’a pas fait l’objet de tels débats.
Sandrine Osojnak: Si ce projet aboutit, il me paraît clair qu’un budget doit y être attribué. J’en conviens, l’État paie finalement ces coûts par un autre biais. Des enfants en détresse doivent consulter des pédopsychiatres notamment. En réalité, un règlement rapide du divorce permettrait probablement d’éviter un certain nombre de ces problèmes.
Le législateur et celui qui tient les cordons de la bourse n’ont pas toujours conscience de ces coûts additionnels. Ces inquiétudes sont transposables dans le canton de Vaud, mais le projet de consensus parental a été mis sur pied avec des budgets importants vu le nombre d’heures de médiation et de coparentalité offertes.
Je suis convaincue qu’il s’agit d’un bon investissement. Ce projet nous permet de mener des audiences deux fois plus longues, ce qui permet aux parties d’être entendues et augmente les chances de trouver un accord. Si l’on tend vers un tribunal de la famille, des moyens doivent être mis à disposition pour sa création.
Anne Reiser: À Genève aussi, un changement de paradigme a eu lieu. La nouvelle loi sur la médiation ouvre la porte à des séances gratuites. Mais je ne suis pas du tout sûre que ces budgets ne vont pas être pris sur les budgets globaux de la justice. Et je pense que le législateur n’a pas une appréhension des coûts sociaux complets du cadre défaillant posé aux séparations parentales.
Tous les médecins s’accordent pour dire que si vous laissez un enfant grandir dans le conflit, il développera probablement de troubles à l’âge adulte. Avec le taux actuel des séparations, il faut bien avoir en vue que la société de demain est en jeu.
plaidoyer: On parle de doter les tribunaux de compétences pluridisciplinaires, notamment par le biais de la présence d’assesseurs. Or, certains doutent de leur utilité, qu’en pensez-vous?
Anne Reiser: En Suisse romande, les juges des tribunaux de protection de l’adulte et de l’enfant sont accompagnés par des assesseurs. À ma connaissance, les juges apprécient beaucoup cette transdisciplinarité. Ils investiguent au-delà de leurs domaines de compétences respectifs et œuvrent à une collaboration véritablement créative. Et si cela fonctionne dans les tribunaux de protection de l’enfance en Romandie, pourquoi cela ne serait-il pas transposable avec les procédures actuelles dans les tribunaux civils?
Sandrine Osojnak: Dans le canton de Vaud, de nombreux assesseurs spécialisés ont récemment été engagés entre l’année passée et cette année suite au projet «Renforcement de la protection de l’enfant» (RPE). Les parents non mariés en bénéficient indirectement, exclusion faite de l’aspect pécuniaire. C’est vrai que les tribunaux d’arrondissement sont un peu les parents pauvres à ce niveau.
Des assesseurs laïcs nous assistent, mais ils ne sont pas forcément spécialisés dans le domaine familial. Il serait judicieux que le juge du divorce puisse également profiter des compétences d’éducateurs spécialisés ou de médecins se consacrant à la santé de l’enfant.
plaidoyer: La présence d’assesseurs spécialisés sur les questions familiales influe-t-elle sur le besoin d’exiger une expertise?
Sandrine Osojnak: Je pense que cela dépend. Il y a d’une part des familles dysfonctionnelles où des problèmes psychologiques ou des schémas toxiques pour l’enfant existaient déjà au temps de la vie commune et d’autre part les familles souffrant des impacts d’un conflit conjugal de longue durée. Dans ces situations, le juge doit souvent ordonner une expertise pour évaluer les compétences parentales.
D’où le recours aux expertises pédopsychiatriques dans les cas compliqués ou aux enquêtes de terrain menées par l’unité d’évaluation de la Direction générale de l’enfance et la jeunesse. À mon avis, dans certains cas où le conflit s’enlise, la présence de spécialistes en amont permettrait de trouver des pistes immédiatement et d’éviter d’en arriver là.
Anne Reiser: J’en suis convaincue. À titre personnel, j’ai expérimenté le travail pluridisciplinaire au service de familles en séparation. Je constate aussi que le praticien aguerri est apte à ressentir les dysfonctionnements. Disposer de temps offre cette possibilité d’investiguer dans l’humain et de percer l’abcès tout de suite. Christian Nanchen1 le relevait clairement lors du bilan de l’expérience valaisanne2, le recours à des expertises psychiatriques autour de la garde d’enfant a considérablement baissé.
plaidoyer: Quels sont les autres points intéressants des projets pilotes vaudois et valaisan?
Sandrine Osojnak: Un point important concerne les deux audiences fixées à brève échéance. Une première à un mois et une seconde à quatre mois. Juridiquement, cela a pour avantage d’éviter une décision figée avec une situation qui ne pourra être modifiée que lors de la survenance de faits nouveaux. Or, si le justiciable ne parvient pas à apporter la preuve de ces faits, il restera soumis à cette décision durant plusieurs années. Cette idée de fixer deux audiences est un outil appréciable.
Pour les juges, c’est aussi agréable de ne pas prendre la décision immédiatement mais de construire une solution avec les intéressés, qui sera moins contestée ultérieurement et donc plus facilement appliquée. Cela permet aussi de faire le point après la médiation ou le travail de coparentalité, ou d’adapter une solution provisoire à l’évolution de la situation, qui peut changer lors des premiers mois de séparation.
Anne Reiser: Du fait qu’un seul juge encadre ce processus, une relation de confiance s’instaure.
plaidoyer: Ce qui permet au justiciable d’avoir le sentiment d’une justice accessible face à lui?
Anne Reiser: Oui, on l’écoute et on l’accueille tout de suite. Cela fait une énorme différence.
Sandrine Osojnak: C’est vrai que ce projet nous permet d’écouter les parties personnellement et pas uniquement l’avocat. Et là où, dans une procédure usuelle, l’avocat pourrait répondre à la place de son client, on entend la partie personnellement. Vu que rien n’a été allégué, il faut comprendre le fonctionnement des parties. C’est une des rares fois où le justiciable est réellement écouté. L’avocat écoutera son client mais transposera les éléments juridiquement pertinents par écrit alors que le souci du parent peut porter sur la transmission des affaires de l’enfant.
La procédure judiciaire usuelle ne va pas permettre au parent de s’exprimer sur ces points. Ces audiences permettent de rassurer les parents, d’essayer de comprendre la dynamique et de dresser un bilan quatre mois plus tard. En cas d’anicroche, il est possible de procéder à des ajustements. C’est une vraie plus-value.
Anne Reiser: Il n’y a qu’un problème: la valeur des accords intervenant à l’issue de ce processus. Il est facile de revoir l’accord au stade de l’exécution.
Sandrine Osojnak: C’est au juge, au moment de la mise en musique de l’accord, d’aider les parties à transposer l’accord passé dans la convention. On ne dispose certes pas de toutes les informations, mais on peut déjà se baser sur les revenus pour la contribution d’entretien.
plaidoyer: La création d’un tribunal de la famille ne risque-t-elle pas de freiner la dynamique cantonale, notamment ces projets pilotes?
Anne Reiser: Ces projets sont compatibles avec la création d’un tribunal spécialisé. L’esprit qui préside à ces projets est exactement le même. On ne réinvente pas la roue, on essaie d’adapter ces solutions issues de modèles de Cochem et de Dinant à notre cadre juridique suisse dans le respect des particularismes cantonaux. Il y a un mouvement général, et cette dynamique peut aussi être prise en compte dans la répartition des tâches entre Confédération et cantons.
Sandrine Osojnak: La création d’un tribunal de la famille n’empêche pas l’émergence de ces projets. Elle permettrait une plus grande spécialisation du juge. Dans le canton de Vaud, les deux instances judiciaires en charge de la protection de l’enfant et du divorce travaillent de la même façon et sont soumises à la procédure civile. Cela faciliterait les choses de les mettre sous le même toit. La tâche du justiciable serait simplifiée lors de la saisine de l’instance compétente.
La création d’un tribunal de la famille n’est pas contradictoire sous l’angle des projets, favorise la spécialisation et n’est pas trop difficile à mettre en œuvre dans le canton car les juges de paix et les juges de tribunal d’arrondissement ont les mêmes formations, le même parcours professionnel et le même traitement salarial. Par ailleurs, des mouvements sont possibles au sein d’une chambre. Ma seule inquiétude concerne la proximité de ce tribunal.
Actuellement, les justices de paix sont organisées en districts et les tribunaux en arrondissement. Le justiciable pourrait être confronté à un problème de distance en cas de création d’un tribunal de la famille dans le canton. Il faudrait s’assurer de respecter cette proximité.
plaidoyer: Le postulat «Pour un tribunal de la famille» fait mention d’une conciliation obligatoire. Or, cela n’est parfois pas envisageable dès le début.
Anne Reiser: Il y a des situations où cela n’est pas envisageable. La Commission des affaires juridiques du Conseil national ne propose pas d’imposer la conciliation systématiquement. Il s’agit de procéder à un premier tri. L’objectif de cette proposition consiste à encadrer les situations pour limiter les dommages et protéger l’enfant. La saisine du tribunal rend ainsi le déplacement de l’enfant illicite. En poussant les gens vers la médiation, on ne parle pas assez de l’absence de garantie en cas de départ du conjoint avec l’enfant. Un cadre rassurant est ainsi posé sans que la décision du départ soit figée.
plaidoyer: Dans son article Faut-il céder (davantage) aux sirènes des tribunaux spéciaux? 3 publié dans la Richterzeitung, la juge Cambi Favre-Bulle craint que les tribunaux spécialisés n’enferment les magistrats dans des vases clos.
Anne Reiser: Quand elle aborde la question familiale, elle relève d’abord qu’il est stimulant pour un juge de traiter des affaires dans les domaines commerciaux ou patrimoniaux. En réalité, le droit patrimonial de la famille est très complexe. Pour pouvoir bien le comprendre, il faut maîtriser le droit immobilier, les assurances, la fiscalité, et, à Genève, le droit international privé et le droit étranger. Cela étant dit, elle exprime l’opinion générale de juges genevois qui ne souhaitent pas un tribunal de la famille car l’humain est plus lourd que les chiffres.
Évidemment, ils ne veulent pas uniquement traiter des affaires familiales et être confrontés sans cesse à des personnes dans la plainte. Or, la matière est large si on restaure un pouvoir d’intervention du magistrat tel que celui exercé dans le cadre du projet pilote dans l’Est vaudois. Si le magistrat peut contribuer à la construction de la solution, il aura aussi plus de plaisir.
Sandrine Osojnak: Il est par ailleurs inexact de parler d’enfermement puisqu’il est possible d’évoluer dans l’ordre judiciaire ou de travailler dans plusieurs domaines. Les juges pourraient ainsi avoir deux spécialités plutôt que d’être généralistes.
plaidoyer: Une image assez négative des affaires familiales semble ancrée dans l’esprit des juristes. Ne pensez-vous pas que cela puisse engendrer des difficultés dans le recrutement de spécialistes?
Sandrine Osojnak: Je ne pense pas que ce soit le cas. Il y a des juges qui aiment le droit de la famille. En cas de création d’un tribunal de la famille, une structure sera nécessaire pour épauler le juge, comme des séances d’intervision avec d’autres magistrats ou de supervision avec un psychologue.
Anne Reiser: Des juges itinérants peuvent siéger dans un tribunal de la famille. Comme relevé précédemment, le droit de la famille exige des compétences juridiques transversales. Par ailleurs, du temps partiel est envisageable compte tenu de la confrontation du magistrat à une forte charge émotionnelle. L’interdisciplinarité, les réseaux de collaboration avec l’autorité de protection de l’adulte et de l’enfant, ou avec le droit pénal des mineurs comme en Argovie, représentent également des sources de stimuli.
plaidoyer: Le lien avec le pénal ne serait-il pas d’autant plus nécessaire avec les mesures que le juge civil peut prononcer comme les interdictions géographiques ou le bracelet électronique?
Anne Reiser: Pour l’heure, les tribunaux travaillent en silo. Le juge civil pourra rendre des MPUC en même temps que le juge administratif ordonnera des mesures d’éloignement alors que le tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant prendra des mesures de protection de l’enfant et le ministère public ouvrira une enquête. Toutes ces décisions seront sujettes à recours, ce qui amènera le justiciable à devoir s’adresser à plusieurs autorités pour la même affaire.
Si nous souhaitons une situation ordonnée, la collaboration en réseau et l’entraide sont indispensables. Ces situations ubuesques démontrent que ni le CC ni le CPC ne sont adaptés. Le traitement des violences conjugales est particulièrement symptomatique de ce manque de coordination.
Sandrine Osojnak: L’échange entre magistrats peut être aussi mis en œuvre par des processus internes. En cas de requête fondée sur l’art. 28b CC après une expulsion policière, le ministère public et la justice de paix reçoivent une copie de la décision, par exemple. C’est une question d’organisation cantonale.
Anne Reiser: … Et de moyens. Le tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant croule sous les affaires. Il faut du temps et des ressources. Un budget plus important en faveur de la justice est nécessaire.
Sandrine Osojnak: C’est vrai mais cet investissement évite des situations délicates.
plaidoyer: La création d’un tribunal de la famille est-elle urgente?
Anne Reiser: Il y a une urgence absolue: il faut améliorer l’encadrement des familles. Nous devons investir dans la société de demain. Pour ce faire, nous ne pouvons pas attendre une réforme du CC.
Sandrine Osojnak: Je serai plus modérée car j’ai l’impression que le système actuel fonctionne relativement bien. Certes, le besoin de formation continue des magistrats doit être garanti, les difficultés de saisine entre la justice de paix et le tribunal d’arrondissement demeurent, sans omettre certains problèmes de communication entre ces deux instances.
Des efforts ont été réalisés. Je soutiens l’idée d’une spécialisation accrue et d’un échange de compétences. Je crains toutefois qu’une forme imposée par l’urgence à l’échelon national ne mette à mal les améliorations initiées au niveau cantonal. L’urgence réside surtout dans la formation des magistrats, les moyens humains et l’ouverture à la collaboration pluridisciplinaire centrée sur l’enfant.
Anne Reiser: Le postulat «Pour un tribunal de la famille» vise la création d’une norme potestative, soit la possibilité octroyée aux cantons de créer un tribunal de la famille. Les cantons seraient toutefois tenus de mettre en place une commission de conciliation multidisciplinaire qui accueille tous les membres des familles.
Anne Reiser
Avocate spécialiste en droit de la famille
Sandrine Osojnak
Première présidente du Tribunal d’arrondissement de l’Est vaudois
1 Chef du service cantonal valaisan de la jeunesse.
2 Actes du colloque du 10 mars 2023, Pour un traitement efficace et cohérent des séparations familiales: Créer un tribunal de la famille et une commission de conciliation pluridisciplinaire, publiés sur le site avenirfamilles.ch
3 Alessandra Cambi Favre-Bulle, Faut-il céder (davantage) aux sirènes des tribunaux spéciaux?, Justice 2023/2
Des mesures pour accompagner les couples dans le conflit
Le 8 juin 2023, le postulat 22.3380 de la Commission des affaires juridiques du Conseil national a été massivement soutenu par le Conseil national. Cette proposition s’inscrit aussi dans une dynamique globale. À l’échelon cantonal, différents projets ont vu le jour. Dans le canton du Valais, un projet pilote de consensus parental a été mené depuis 2020 dans les tribunaux des autorités de protection de l’adulte et de l’enfant à Monthey, Entremont, Martigny et Saint-Maurice.
Et le canton de Vaud, fort de l’expérience valaisanne, a initié un projet pilote de consensus parental dans l’Est vaudois. Ces projets pilotes rassemblent l’ensemble des spécialistes impliqués dans une séparation familiale. Le modèle de Cochem, qui a inspiré ces projets pilotes, se fonde sur trois axes: convaincre les parents de leur responsabilité commune par rapport à l’enfant, amener les parents à se rencontrer et à trouver une solution satisfaisante centrée sur les besoins de l’enfant et collaborer avec toutes les instances impliquées dans la procédure.
Le canton d’Argovie dispose déjà de tribunaux de la famille, organisés au niveau des arrondissements. Selon le rapport annuel 2022 des tribunaux du canton d’Argovie, 68% des affaires familiales sont liquidées dans les trois mois. Les tribunaux de la famille argoviens réunissent sous leurs toits le droit matrimonial, la protection de l’enfant et de l’adulte et travaillent conjointement avec le tribunal des mineurs.