A l’avenir, les juges fédraux dont les conclusions n’ont pas été retenues devraient avoir la possibilité de joindre aux arrêts écrits leurs avis minoritaires et leurs motifs. C’est ce que propose le Conseil fédéral dans le cadre de la révision de la loi sur le Tribunal fédéral (LTF). L’art. 60 LTF serait complété en ce sens, et fournirait ainsi aux juges minoritaires «la possibilité de présenter dans la décision les arguments qu’ils ont fait valoir au cours des débats mais qui ont été écartés», sans qu’ils soient tenus de le faire (Message du 15 juin 2018 relatif à la modification de la LTF, p. 4727). A l’heure actuelle, les cantons de Vaud, de Genève, d’Aarau, de Schaffhouse et de Zurich connaissent déjà de telles règles.
Dans une enquête menée fin 2015 (ZBl 3/2017 p. 131 ss), l’avocate bernoise Mirjam Baldegger a examiné à quelle fréquence les cantons font usage de la possibilité de publier des opinions divergentes. L’enquête a permis de conclure que le cas se produit environ dix fois par année devant le tribunal administratif zurichois, cinq fois devant l’Obergericht du canton de Schaffhouse, vingt fois devant l’Obergericht du canton d’Aarau (qui ne publie toutefois les avis minoritaires qu’exceptionnellement) et moins de deux fois devant le Tribunal cantonal vaudois.
Avantages et inconvénients
L’auteure évalue les avantages et les inconvénients de la publication d’opinions divergentes. Selon elle, l’un de ses inconvénients réside dans le risque de porter atteinte à l’indépendance des juges. Ceux-ci sont en effet périodiquement réélus (sauf dans le canton de Fribourg), et la publication d’avis minoritaires pourrait leur être préjudiciable.
A l’inverse, la publication d’avis minoritaires aurait notamment pour effets positifs, selon Baldegger, de favoriser le développement du droit, d’améliorer la qualité des jugements rendus et de renforcer la liberté d’expression et l’indépendance effective (interne) des juges. En outre, une telle publication indique à la partie qui succombe qu’elle peut attaquer le jugement devant l’instance supérieure sans avoir à craindre de se voir reprocher d’utiliser un moyen de droit voué à l’échec. Ce point est particulièrement important lorsqu’une partie qui ne dispose pas de ressources suffisantes demande l’assistance judiciaire gratuite, qui ne peut être obtenue que si la cause ne paraît pas dépourvue de toute chance de succès (art. 29 al. 3 Cst. féd.).
Affaire récente
Récemment, le Tribunal fédéral a de nouveau eu l’occasion de prendre position sur cette question. Le 11 janvier 2017, le tribunal administratif zurichois a confirmé le refus de prolonger l’autorisation de séjour d’une Kurde de Turquie qui aurait conclu un mariage fictif. Entrée en Suisse à l’âge de 37 ans, elle y demeurait depuis quatre ans au moment de la décision. La majorité des juges se sont prononcés pour le renvoi et le rejet de l’assistance judiciaire gratuite, en considérant que la cause paraissait dépourvue de toute chance de succès.
Sur ce point, un avis minoritaire fut joint au jugement. La juge d’opinion divergente a considéré qu’il ne peut être exclu que la recourante fasse l’objet d’une répression après son renvoi en Turquie et ne puisse plus bénéficier d’un accès suffisant à des soins médicaux. Tout comme l’instance précédente, les juges ont considéré dans leur majorité que le renvoi était en l’espèce raisonnable, en se fondant exclusivement sur l’évaluation de la situation en Turquie avant la tentative de putsch de juillet 2016. La juge minoritaire a au contraire considéré qu’il était, en l’espèce, nécessaire de tenir compte de la situation actuelle dans le pays.
Assistance judiciaire
Se fondant sur cet avis minoritaire, la demanderesse a recouru au Tribunal fédéral. Les juges fédéraux ont pour l’essentiel rejeté son recours, en considérant qu’elle n’avait pas suffisamment établi qu’un renvoi la mettrait en situation de danger personnel concret. En revanche, ils ont considéré que c’est à tort que le tribunal administratif a considéré que la cause paraissait vouée à l’échec. Dans son arrêt, le TF renvoie à sa jurisprudence, selon laquelle une cause ne peut être dépourvue de toute chance de succès alors même que les juges de l’instance précédente ne sont visiblement pas unanimes à son sujet. L’affaire fut dès lors renvoyée à l’instance précédente pour octroi de l’assistance judiciaire gratuite et de l’assistance gratuite d’un défenseur (arrêt 2C_192/2017 du 9 janvier 2018).
Le 20 mars 2018, le tribunal administratif du canton de Zurich a rendu son nouveau jugement. Comme exigé par le TF, le juge unique a octroyé à la recourante l’assistance judiciaire gratuite, mais uniquement pour la partie de la procédure qui concernait la question du renvoi. Il a alloué à son défenseur une indemnité de 503.30 fr. pour deux heures de travail (TVA incluse), en considérant qu’il n’aurait allégué que de manière sommaire l’existence d’une prétendue menace pesant sur sa cliente (jugement VB.2018.00044).
Dans sa décision, le juge, fait très inhabituel, critique l’avis minoritaire exprimé par sa collègue. Il n’épargne pas non plus le TF, en s’en prenant à sa manière schématique de considérer qu’une cause ne peut pas être dépourvue de toute chance de succès lorsqu’un avis minoritaire est protocolé.
Une pratique de longue date
Récemment, dans une autre affaire, le TF a confirmé sa jurisprudence relative à l’octroi de l’assistance judiciaire gratuite en présence d’avis minoritaires (arrêt 2C_847/2017 du 25 mai 2018). Il a octroyé au recourant l’assistance judiciaire gratuite en considérant que la cause n’apparaissait pas dépourvue de toute chance de succès, puisque l’avis du recourant était partagé par un avis minoritaire au sein de l’instance précédente.
Le juge fédéral Andreas Zünd confirme que cette décision correspond à une pratique constante. Il considère, comme le Tribunal fédéral, qu’un moyen de droit ne peut être voué à l’échec en présence d’un avis minoritaire, ne serait-ce, déjà, que d’un point de vue purement technique. En outre, il estime qu’il est contraire à l’esprit de collégialité d’adresser indirectement un reproche à un autre juge en considérant qu’un moyen de droit n’a aucune chance de succès. Il conclut en affirmant que les juges de sa Cour ne se livrent pas à ce type de pratique.
Opinions séparées en Suisse romande
En Suisse romande, Genève et Vaud laissent aux juges cantonaux la possibilité de faire figurer un avis minoritaire dans les décisions qu’ils rendent. C’est rien moins que les constitutions cantonales qui le prévoient. Dans son mémoire de master, Simon Junod rapporte que cet outil n’a été que quelques fois utilisé dans le canton de Vaud, principalement à la Cour de droit administratif et public, et encore plus rarement à la Cour constitutionnelle. «Ces opinions sont systématiquement nominatives, et près de la moitié d’entre elles sont le fruit d’un juge assesseur. Tantôt très courtes et limitées à des questions juridiques, tantôt fournies et profitant des connaissances de faits propres à leur auteur, elles ne suivent pas un style uniforme.»
Dans le canton de Genève, les «dissenting opinions», rendues possibles depuis 2012, sont encore plus rares, puisque Simon Junod n’en a comptabilisé que deux. Depuis la publication de son étude, un autre cas a retenu l’attention. Dans la décision de la Chambre administrative de la Cour de justice ATA 1060/2015, le juge minorisé était, contrairement à ses collègues, en faveur d’un droit d’accès à une directive du ministère public, réclamé par l’Association des juristes progressistes (AJP) ainsi que par un avocat. Le juge soutenait que la directive en question, qui comportait à l’époque des barèmes de sanctions pour séjour illégal, devait être transmise car elle constituait un document officiel au sens de la loi genevoise et qu’aucun intérêt public prépondérant ne s’y opposait. Les recourants, s’appuyant notamment sur l’avis minoritaire de ce juge cantonal, ont saisi le Tribunal fédéral. Et ils ont obtenu gain de cause: la Cour suprême a décidé que c’est bel et bien le principe de transparence qui l’emporte dans ce cas particulier (TF 1C_604/2015 et 1C_606/2015).
Dans un commentaire de cet arrêt du TF (PJA 9/2016 p. 1250), le professeur Michel Hottelier note que «le système de l’opinion séparée a été considéré comme digne d’intérêt par l’Assemblée constituante genevoise en ce qu’il permet d’évoquer des solutions diverses, alternatives ou complémentaires à celle retenue au sein d’une juridiction collégiale. Témoin de la complexité qui caractérise le droit contemporain, expression aussi de l’indépendance des juges, l’intérêt de cette formule consiste à permettre la formulation d’une motivation ou d’une solution autre que celle retenue par la juridiction, dans la perspective de tracer une ligne jurisprudentielle différente ou d’appuyer une argumentation originale, susceptible non seulement d’intéresser les destinataires et les lecteurs de l’arrêt, mais aussi d’être développée, le cas échéant, à l’appui d’un recours devant le Tribunal fédéral et ainsi de faire évoluer la jurisprudence.»