L'exportation d'armes par la Suisse a été depuis longtemps et demeure sujette à controverses. En 2009, le peuple et les cantons ont refusé une initiative visant à l'interdire. Le droit existant reste donc en vigueur. Il comprend notamment l'art. 5 II lit. a de l'ordonnance sur le matériel de guerre (OMG)1, introduit le 27 août 2008, pour interdire, entre autres, toute exportation «si le pays de destination est impliqué dans un conflit armé interne ou international». Grande fut la surprise lorsque, par la suite, le Conseil fédéral, en réponse à une interpellation parlementaire mettant en cause l'exportation d'armes à destination d'Etats occidentaux incontestablement impliqués dans les conflits armés en Irak et en Afghanistan, expliqua qu'il n'y avait pas de conflit armé dans ces deux pays au sens de l'OMG. Il justifia sa position par le fait que les Etats acquéreurs d'armes étaient impliqués en Irak et en Afghanistan avec l'autorisation du Conseil de sécurité de l'ONU (mélangeant ainsi la question de l'implication et celle de l'existence d'un conflit armé)2.
Les conflits armés sont régis par deux branches distinctes du droit international public: le ius ad bellum et le ius in bello. Le premier renvoie à la Charte des Nations Unies qui interdit l'usage de la force armée entre Etats, sauf en cas de légitime défense ou conformément à une décision du Conseil de sécurité. Quant au ius in bello, il comprend le droit international humanitaire (DIH), codifié principalement dans les Conventions de Genève de 1949 et dans leurs protocoles additionnels de 1977. Le ius ad bellum vise à empêcher les conflits armés internationaux, tandis que le ius in bello vise à protéger les victimes des conflits armés internationaux et internes.
Notion de conflit armé
Depuis vingt ans le Conseil fédéral estime - à mon avis à juste titre - que les obligations du droit de la neutralité ne s'appliquent pas à un usage de la force armée entre Etats, donc à un conflit armé international, lorsque l'une des parties agit sur autorisation du Conseil de sécurité. Il n'a toutefois jamais estimé qu'un tel conflit n'était pas un conflit armé et que le DIH ne s'appliquait pas.
Par conséquent, la question qui est au cœur de notre débat est celle de savoir si la notion de conflit armé de l'OMG fait référence au droit de la neutralité, comme interprété par le Conseil fédéral depuis vingt ans, ou à la notion du DIH, définie dans les quatre Conventions de Genève. Pour les motifs suivants, il me semble qu'elle doit être celle du DIH. D'ailleurs, septante professeurs de droit ont écrit en 2009 une lettre ouverte au Conseil fédéral allant dans le même sens. Sur le fond, celui-ci n'y a jamais répondu.
Premièrement, en partant d'une interprétation systématique, les termes «conflit armé» apparaissent uniquement dans les traités du DIH et non pas dans ceux du ius ad bellum ou du droit de la neutralité. Deuxièmement, il n'existe pas de neutralité par rapport aux conflits internes. Le principe de non-intervention interdit la fourniture d'armes à des insurgés, tandis que (en dehors d'une possible complicité de violations du DIH ou des droits humains) rien n'empêche à un Etat «neutre» de fournir des armes à un gouvernement engagé dans un conflit interne. L'OMG, couvrant les conflits internes comme les conflits internationaux, ne pouvait donc pas se référer aux règles du droit de la neutralité (qui n'existent pas pour les conflits internes), mais devait nécessairement faire référence à celles du DIH, qui concernent effectivement les deux types de conflits. Troisièmement, même par rapport aux conflits armés internationaux sans intervention du Conseil de sécurité, on ne voit pas pourquoi le Conseil fédéral aurait attendu jusqu'en 2008 pour introduire dans l'OMG une interdiction de livrer des armes à l'une des parties qui relève selon lui depuis longtemps du droit international coutumier3.
Interprétation absurde
Quatrièmement, l'interprétation du Conseil fédéral mènerait à des résultats absurdes. La Suisse ne pourrait pas livrer d'armes à un gouvernement démocratique confronté à un groupe armé terroriste (car l'Etat n'a pas besoin d'une autorisation du Conseil de sécurité pour s'engager dans un tel conflit interne sur son propre territoire), tandis qu'il pourrait en fournir à des Etats tiers intervenant pour soutenir un tel gouvernement, avec l'autorisation du Conseil de sécurité. De même, par exemple, les Etats engagés dans des frappes aériennes contre la Libye pourraient en recevoir, mais non pas la Tunisie, si elle était attaquée par la Libye et exerçait son droit à la légitime défense. L'art. 5 II lit. a OMG ne peut donc pas viser à empêcher la livraison d'armes à ceux qui s'engagent dans un conflit armé en violation du droit international (car il l'empêche souvent également au bénéfice de ceux qui le font conformément au droit international). Il s'agit plutôt d'empêcher (tout au moins dès qu'un conflit armé éclate) que les armes suisses contribuent aux souffrances humaines provoquées par tout conflit armé. Il est donc logique de se référer, pour comprendre la notion de conflit armé, à la branche du droit international qui vise à limiter de telles souffrances.
La Suisse, dépositaire des Conventions de Genève, s'engage en faveur du respect du DIH dans le monde. A ce titre, elle s'oppose aux manipulations du DIH, y compris les théories tendant à dire qu'une partie ayant une cause particulièrement juste (p. ex. suite d'une autorisation du Conseil de sécurité) ne serait pas liée au DIH. Des pays comme l'Inde (Cachemire), le Pakistan, la Turquie ou la Russie (Tchétchénie) nient l'applicabilité du DIH aux situations de violence auxquelles ils sont confrontés, en prétendant qu'il ne s'agit pas de conflits armés. Il est regrettable que la Suisse aussi manipule une notion centrale du DIH pour des intérêts économiques bien plus limités encore. Comment la Suisse pourrait-elle appeler au respect du DIH dans les conflits armés impliquant l'OTAN en Afghanistan ou en Libye, après que le Conseil fédéral a prétendu que, dans ces deux pays, il n'y avait pas de conflit armé selon le droit suisse?
1 RS 514.511
2 Réponse du Conseil fédéral à une question Lang du 1er octobre 2008, en ligne: http://www.parlament.ch
3 Voir FF 2005 p. 6550.