1. Le cadre de l’expertise
La mission d’expertise sera très différente selon le cadre légal dans lequel elle est confiée. On peut distinguer les expertises suivantes:
- L’expertise en assurances sociales: ordonnée par l’assureur (expertise externe, art. 44 LPGA) ou ordonnée par le Tribunal cantonal des assurances ou la Chambre des assurances sociales (expertise judiciaire, art. 57 LPGA), procédures toutes deux soumises à la maxime inquisitoire (art. 43 et 61 let. c LPGA).
- L’expertise en droit privé: ordonnée par un assureur privé, tel que l’assureur perte de gain maladie, ou ordonnée par le Tribunal civil, procédures toutes deux soumises à la maxime des débats (art. 55 al. 1 CPC).
- L’expertise privée: confiée par contrat de mandat, voire par contrat d’entreprise (ATF 127 III 328 c. 2), selon les questions et instructions de la ou des parties.
- La prise en considération de l’expertise par un autre assureur: ces différentes expertises peuvent toutefois être prises en considération par un autre assureur que celui qui a ordonné cette expertise.
Le Tribunal fédéral a rappelé ce principe dans deux arrêts récents. Ainsi, dans un arrêt du 11 décembre 2020 (8C_181/2020), le Tribunal fédéral a confirmé qu’une expertise administrative externe dispose d’une valeur probante accrue même si elle est mise en œuvre par un autre assureur. Répondant aux griefs formulés par la SUVA, le Tribunal fédéral a retenu ceci: «Quant à la qualification de l’expertise du CEMEDEX, il est exact que celle-ci a été mise en œuvre par l’office AI dans le cadre d’une procédure d’assurance-invalidité. Toutefois, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une expertise administrative externe réalisée eu égard aux exigences de l’art. 44 LPGA. A priori, elle dispose donc d’une valeur probante accrue au sens de la jurisprudence, à moins qu’un indice concret ne permette de douter de son bien-fondé (cf.c. 3.2 supra). Le fait que ce ne soit pas la recourante, mais l’office AI qui a mandaté les experts ne saurait modifier cette qualification. En effet, dès lors que la recourante était en échange régulier avec l’office AI au sujet de l’intimé, elle était orientée sur le fait qu’une procédure en matière d’assurance-invalidité était en cours. Aussi lui appartenait-il de coordonner avec ce dernier les éventuelles démarches en vue d’une expertise médicale conjointe, ce qui lui aurait permis de joindre son propre questionnaire à l’attention des experts.»
Le Tribunal fédéral a en finalité renvoyé la cause aux juges cantonaux pour mettre en œuvre une expertise judiciaire. Le fait que l’expert a déjà eu à se prononcer au cours d’une procédure dans laquelle une des parties était impliquée, notamment sur mandat d’un assureur perte de gain, n’exclut pas sa nomination en qualité d’expert (ATF 132 V 93; 9C_542/2020).
2. L’expertise médicale et l’expert
2.1 L’expertise
L’expertise est un rapport technique destiné à fournir au mandant des bases de décision dans un domaine qui n’est pas le sien. La tâche du médecin consiste à porter un jugement sur l’état de santé et à indiquer dans quelle mesure et pour quelle activité l’assuré est incapable de travailler ou subit une atteinte à sa santé (p. ex.: indemnité pour atteinte à l’intégrité IPAI en LAA).
L’expertise proprement dite est un acte médico-légal, obéissant à des règles strictes et suivant un plan ordonné bien défini. Elle est fondée sur les documents médicaux du patient ainsi que sur l’examen clinique de la personne assurée. Elle n’a pas pour mission de résoudre le cas mais de livrer à l’assuré/l’assureur/l’autorité/le juge les données techniques qui lui permettront de fixer la nature et le montant des prestations dues. Elle sert ainsi à l’établissement des faits, à l’exclusion du droit2. Il y sera revenu plus tard.
Une expertise médicale devrait être demandée dès qu’il s’agit de prouver un fait de nature médicale présentant un tant soit peu de complexité. Des expertises médicales sont ainsi très souvent demandées en droit de la sécurité sociale, en droit des assurances privées et en droit de la responsabilité civile, puisqu’il s’agit d’obtenir, dans ces domaines, des connaissances factuelles sur l’atteinte à la santé du patient, son origine et sa portée exacte sur la capacité de travail. Dans le cadre d’une procédure en assurances sociales, l’expertise constitue un acte procédural3.
2.2 Le mandat d’expertise
Le mandat d’effectuer une expertise peut être confié par l’assureur, par une autorité/un tribunal ou par une personne privée (l’assuré/le lésé lui-même). Le mandat et le déroulement de l’expertise dépendront de cette première circonstance.
S’il s’agit du mandat d’une assurance ou d’un assuré/lésé:
- Dans l’énoncé du mandat, le mandant, c’est-à-dire celui qui requiert l’expertise, doit résumer brièvement les faits, ainsi que l’objet de l’expertise. Le mandat est complété par un questionnaire qui prend en considération tous les éléments de médecine des assurances d’importance pour l’appréciation du cas. Il doit contenir des questions adaptées à chaque cas particulier. Le mandat d’expertise doit être rédigé de manière intelligible pour le mandataire, soit le médecin expert, et ne contenir que des questions auxquelles celui-ci est habilité à répondre. Doivent être joints au mandat toutes les pièces médicales du dossier, y compris les rapports d’imagerie et autres examens complémentaires. Le mandat d’expertise doit également contenir tous les documents pouvant contribuer à l’anamnèse, aux constatations et à l’appréciation, en particulier les rapports de police, les informations sur les maladies/accidents antérieurs, les documents réunis par l’assurance-invalidité et/ou d’autres assurances, les éventuelles expertises antérieures, décisions, oppositions, décisions sur opposition et arrêts des tribunaux administratifs. Au besoin, l’expert peut encore demander la remise de documents complémentaires4.
- En application de l’art. 44 LPGA, l’assuré ne dispose pas d’un droit à la désignation de l’expert de son choix, même si cela paraît souhaitable5.
S’agissant de la procédure de désignation consensuelle d’un expert, le Tribunal fédéral a récemment confirmé dans l’arrêt 9C_297/2020 du 3 décembre 2020 que l’assureur doit s’efforcer de parvenir à un consensus sur l’expertise (ATF 138 V 271). Ce n’est qu’en cas d’échec d’une désignation consensuelle qu’il doit désigner un expert par une décision formelle sujette à recours. Dans le cas d’espèce, l’office AI a refusé les deux noms proposés par l’assuré et a indiqué qu’il désignerait un autre médecin comme expert. Le Tribunal fédéral a considéré que la désignation d’un 1er médecin, puis sa récusation, l’indisponibilité d’un 2e médecin et la désignation d’un 3e médecin puis sa récusation démontraient qu’une tentative de désignation consensuelle de l’expert avait été tentée sans succès. L’office AI était dès lors en droit de rendre une décision formelle confirmant le choix de l’expert et écartant les motifs de récusation.
L’assuré doit en revanche se voir annoncer la mise en œuvre de l’expertise, le nom et la spécialité de l’expert et peut s’exprimer sur les questions à poser6. L’obligation de l’assureur de donner connaissance des noms des médecins-experts à l’assuré, avant le début de l’expertise, s’étend aussi au nom des médecins qui sont chargés par l’expert d’établir l’anamnèse de base de la personne soumise à l’expertise, d’analyser et de résumer le dossier médical ou de relire le rapport pour vérifier la pertinence des conclusions7.
S’il s’agit d’une mission confiée par un tribunal:
- En assurances sociales, il est en principe pratiqué selon les mêmes règles qu’énoncées ci-dessus. Il est rare que l’expert soit auditionné en audience.
- En assurances privées et en responsabilité civile, la procédure est sensiblement différente. En principe, l’expert devra se prononcer après examen du dossier judiciaire qui a été constitué et des pièces qui ont été produites dans ce cadre. L’expert ne recevra pas de questionnaire, mais devra se déterminer sur les faits dont la preuve a été soumise à expertise. Chaque fait correspond en principe à un allégué dont l’expert devra confirmer ou infirmer la teneur, en commentant/motivant au besoin son appréciation. Des questions complémentaires peuvent lui être posées et/ou des précisions peuvent lui être demandées par chaque partie et son audition en audience peut être ordonnée par le tribunal.
2.3 Les qualifications de l’expert
On attend de l’expert qu’il reconstitue la vérité médicale. Il doit ainsi être au bénéfice de la qualification et de l’expérience nécessaires. Il doit disposer de toutes les connaissances spéciales, scientifiques ou techniques nécessaires pour répondre aux questions qui lui sont posées. Cela signifie que, en matière médicale, on désignera un praticien de la spécialité concernée. Ces conditions jouent un rôle particulièrement important en ce qui concerne la force probante des explications de l’expert8. À ce propos, le Tribunal fédéral a confirmé que les médecins qui exercent en dehors de la Suisse peuvent également participer à une évaluation médicale pluridisciplinaire9. Si l’expert devait ne pas remplir ces critères, il doit renvoyer sans délai le mandat, en spécifiant son motif de désistement10.
L’expert a l’obligation d’effectuer personnellement les tâches essentielles. Ces tâches, qui ne peuvent être déléguées, consistent notamment à prendre connaissance du dossier dans son ensemble, à l’analyser de manière critique, à examiner la personne à évaluer, à réfléchir à l’évaluation du cas et aux conclusions qui peuvent en être tirées11. La substitution ou le transfert même partiel du mandat à un autre spécialiste suppose en principe l’autorisation de l’organe ou de la personne qui a mis en œuvre l’expertise.
L’obligation d’exécuter personnellement le mandat d’expertise n’exclut cependant pas que l’expert recoure à l’assistance d’un auxiliaire (Hilfsperson), qui agit selon ses instructions et sous sa surveillance, pour effectuer certaines tâches secondaires, par exemple assurer des tâches techniques (analyses) ou des travaux de recherche, de rédaction, de copie ou de contrôle. Une telle assistance fournie par un tiers compétent pour des tâches secondaires est admissible sans l’accord du mandataire, pour autant que la responsabilité de l’expertise, en particulier la motivation et les conclusions de celle-ci ainsi que les réponses aux questions d’expertise, reste en main de l’expert mandaté12.
En sus des qualifications techniques qui sont attendues de l’expert, celui-ci doit disposer de connaissances suffisantes dans le domaine de la médecine des assurances. Il doit ainsi disposer de quelques compétences juridiques de base et connaître les notions de droit utiles à sa mission. En effet, aussi incontestée que puisse être la compétence clinique de l’expert, ses conclusions ne seront applicables que si elles tiennent compte des exigences du droit des assurances13. Cependant, cette exigence pose, en pratique, souvent problème. En effet, les notions juridiques n’ont pas le même contenu en assurances sociales et en droit privé. Or, les experts disposant d’une formation juridique ont été, dans la grande majorité des cas, formés dans un contexte d’assurances sociales, soit parce qu’ils ont été actifs dans les assurances opérant dans ce domaine, soit parce qu’ils ont exercé dans l’un de leurs centres d’expertise. Il s’agit de savoir que l’indépendance et la neutralité de ces derniers sont contestées par certains auteurs14. D’autres préconisent au contraire que les personnes désirant œuvrer en qualité d’expert soient soumises à un processus préalable de certification15.
Il faut relever que les experts ne sont pas censés avoir de contacts unilatéraux avec l’une des parties, sauf s’il s’agit de contacts effectués par le biais de son secrétariat et sur des questions organisationnelles. En effet, des contacts unilatéraux entre un expert et l’une des parties sont de nature à fonder des apparences de partialité, car ces échanges ont eu lieu en l’absence de l’autre partie et ont ainsi échappé à son contrôle16. On citera par exemple le cas d’un entretien téléphonique entre l’assurance (partie) et l’expert portant principalement sur des aspects relevant du contenu de l’expertise. Si la partialité ou son apparence sont survenues à un moment spécifique de la procédure qui est identifiable avec précision, ce ne sont en règle générale que les actes postérieurs à ce moment-là qui doivent être répétés17.
Les experts font bien souvent l’objet d’objections lors de leur nomination. Toutefois, des soupçons de prévention ne peuvent être retenus que s’ils reposent sur des éléments objectifs et pas uniquement sur des impressions de l’assuré18. Le Tribunal fédéral se montre ainsi sévère pour l’admission de telles objections. La jurisprudence est nourrie en la matière. On peut citer deux arrêts récents qui témoignent de la difficulté à obtenir gain de cause.
Dans l’arrêt 8C_771/2019 du 19 mai 2020, rendu en matière de LAA, notre Haute Cour a retenu que le fait que l’expert dispose d’une expérience médicale pratique à l’étranger seulement, et non en Suisse, ne permet pas encore à lui seul de mettre en doute sa qualification. Dans le cas d’espèce, il n’y avait par ailleurs pas d’indices permettant d’admettre que l’expert n’était pas suffisamment familiarisé avec les notions légales suisses. Il n’y avait pas non plus d’indices permettant de penser qu’il ne disposait pas des connaissances de base nécessaires quant aux conditions de vie en Suisse, notamment en ce qui concerne la réalité du monde du travail.
Dans un autre arrêt du 17 juillet 2020 (9C_232/2020), le Tribunal fédéral a considéré que des objections contre l’expert, qui ne résultent pas des circonstances concrètes du cas individuel, ne constituent pas un motif de récusation relatif à la personne. Une demande de récusation qui invoque uniquement pour motif qu’un expert donné établit des attestations d’incapacité de travail dont la sévérité est supérieure à la moyenne ne doit pas donner lieu à une entrée en matière.
En dernier lieu, on demande à l’expert exactitude et objectivité, une aisance rédactionnelle, une communication facile19, d’adopter un comportement neutre et de se montrer respectueux et bienséant.
2.4 L’expertise en tant que moyen de preuve
L’expertise est une preuve au sens des articles 44 LPGA et 183 ss. CPC. Cependant, elle n’est pas régie par les mêmes règles selon qu’elle est rendue en matière d’assurances sociales ou en droit civil (droit des assurances privées, droit de la responsabilité civile).
2.4.1 En matière civile
En droit civil, il existe le principe cardinal de l’égalité des parties. L’expert sera ainsi désigné par le tribunal, mais celui-ci doit entendre les parties. Ce droit d’être entendu pour l’assuré porte sur la personne de l’expert, sur ses compétences et son indépendance mais aussi sur sa mission et sur le coût de l’expertise. Les parties peuvent ainsi participer activement à la mise en œuvre de l’expertise et au choix de l’expert.
2.4.2 En assurances sociales
Il en va différemment en matière d’assurances sociales, domaine dans lequel l’assureur intervient en tant qu’autorité administrative. C’est ainsi à l’assureur qu’il appartient de décider s’il convient ou non de mettre en œuvre une expertise, sachant qu’il peut se prononcer sur la base des seuls rapports établis par ses médecins internes (service médical régional (SMR), médecin d’arrondissement) ou ses médecins-conseils. Il n’existe donc pas de droit absolu à obtenir une expertise médicale indépendante20. De plus, l’art. 44 LPGA n’accorde pas à l’assuré le droit de choisir l’expert, mais uniquement de présenter des contre-propositions et de demander la récusation du spécialiste désigné, récusation qui est admise très strictement en pratique et par la jurisprudence. À titre d’exemple, ne constitue pas à lui seul un motif de récusation le fait que l’expert soit régulièrement chargé par des compagnies d’assurance d’établir des rapports d’expertise21. De plus, l’assuré, dans le cadre de l’art. 44 LPGA, n’a pas un droit de s’exprimer à l’avance sur les questions posées à l’expert, ni de demander des modifications ou un complément du questionnaire22. Le Tribunal fédéral a toutefois évolué dans sa jurisprudence et a progressivement défini en assurance-invalidité un standard minimum en matière de mise en œuvre d’expertise médicale pluridisciplinaire, puis l’a déclaré applicable par analogie aux expertises mono- et bi-disciplinaires, ainsi qu’aux autres branches des assurances sociales23.
2.5 La valeur probante des rapports médicaux et des expertises
2.5.1 Au civil et en assurance sociales
La jurisprudence a établi que, en principe, le juge ne s’écarte pas sans motifs impératifs des conclusions d’une expertise médicale judiciaire, la tâche de l’expert étant précisément de mettre ses connaissances spéciales à la disposition de la justice afin de l’éclairer sur les aspects médicaux d’un état de fait donné24. Le juge peut adresser à l’expert judiciaire toutes les demandes et lui poser les questions complémentaires qu’il considère comme utiles25.
Selon la jurisprudence, peut constituer une raison de s’écarter d’une expertise judiciaire le fait que celle-ci contient des affirmations contradictoires, que les rapports d’autres spécialistes ou une surexpertise ordonnée par le tribunal en infirment les conclusions de manière convaincante26. Dans ce cas, la Cour peut ordonner une surexpertise ou s’écarter, sans besoin d’autres approfondissements judiciaires, des résultats de l’expertise judiciaire27.
2.5.2 Les expertises des administrations
Les expertises confiées par les assureurs sociaux, au stade de la procédure administrative, à des médecins externes à l’administration ou à des services spécialisés indépendants, bénéficient elles aussi d’une force probante intégrale, pour l’appréciation des preuves, à moins qu’il n’existe d’indices concrets mettant en cause leur crédibilité28.
À titre d’exemple, la valeur probante d’une expertise confiée à un expert certifié en médecine d’assurance suisse29 par l’office AI a été niée en raison du fait que l’évaluation médicale ne donnait pas une représentation complète de l’évolution de l’état de santé de l’assuré, ni ne comprenait de conclusions motivées sur la capacité de travail retenue. En l’occurrence, l’expertise ne permettait pas de déterminer comment l’état de santé avait évolué, ni si cet état de santé était stabilisé au moment de l’expertise. De plus, l’expert n’indiquait pas les périodes d’incapacité de travail retenues par les médecins-traitants. L’expert n’avait également pas émis la moindre considération sur la compatibilité de l’activité habituelle de l’assuré avec la limitation fonctionnelle retenue par le médecin traitant30.
Il sied ici de relever que l’expert judiciaire exerce en vertu d’un mandat judiciaire, ce qui le soumet à l’art. 307 du code pénal. Au contraire, le spécialiste consulté par l’administration n’est pas soumis à cet article. Dans le cadre de la libre appréciation des preuves, une expertise administrative revêt une valeur probante limitée par rapport à une expertise judiciaire31.
2.5.3 Les expertises ou rapports internes
Le Tribunal fédéral32 a admis que l’administration et le juge peuvent statuer uniquement sur la base des rapports émanant du dossier de l’assureur, des exigences sévères devant toutefois être posées quant à l’impartialité et à la fiabilité de tels rapports33. Des soupçons de prévention ne peuvent être retenus que s’ils reposent sur des éléments objectifs et pas uniquement sur des impressions de l’assuré34.
Le Tribunal fédéral a depuis lors toujours affirmé que les rapports et expertises des médecins internes des assurances bénéficient aussi d’une valeur probante dans la mesure où ils sont concluants, vérifiables dans leurs motivations, exempts de contradictions, et à condition qu’il n’existe aucun indice à l’encontre de leur fiabilité. Selon le Tribunal fédéral, le rapport de subordination vis-à-vis d’un assureur ne permet pas de conclure à son manque d’objectivité et à son parti pris. Il est nécessaire qu’il existe des circonstances particulières qui permettent de justifier objectivement les doutes émis quant à l’impartialité de l’évaluation. La doctrine a contesté, parfois avec vigueur, cette jurisprudence, qui reste régulièrement appliquée par le Tribunal fédéral35.
Les appréciations médicales des médecins de la SUVA ou des cliniques de réhabilitation de la SUVA n’ont que la valeur d’un médecin interne à l’assurance. Dans ces conditions, et conformément à ce qui vient d’être exposé, s’il existe de légers doutes sur leur fiabilité et leurs conclusions, des éclaircissements complémentaires sont nécessaires36.
Concernant les évaluations médicales effectuées par un service médical régional qui sont établies sans que le médecin n’examine l’assuré au sens de l’art. 59 al. 2 bis LAI, en corrélation avec l’art. 49 al. 1 RAI, elles ne reposent sur aucune observation clinique. En tant qu’elles ne contiennent aucune observation clinique, elles se distinguent des expertises médicales ou des examens médicaux que le service médical régional pourrait réaliser (art. 49 al. 2 RAI); en raison de leurs fonctionnalités différentes, ces différents documents ne sont d’ailleurs pas soumis aux mêmes exigences formelles. Un tel avis a ainsi pour unique but d’opérer la synthèse des renseignements médicaux recueillis, de prendre position à leur sujet et de prodiguer des recommandations quant à la suite à donner au dossier sur le plan médical. Ils ne sont toutefois pas dénués de toute valeur probante, et il est admissible, selon le Tribunal fédéral, que l’office concerné ou la juridiction cantonale se fonde sur leur contenu et ceci de manière déterminante. Toutefois, si des doutes, même faibles, subsistent quant à la fiabilité ou à la pertinence des constatations effectuées par le service médical régional, une expertise devra être ordonnée37.
2.5.4 Les expertises privées
Une expertise présentée par une partie peut valoir comme moyen de preuve. Le Tribunal fédéral a retenu que le juge est tenu d’examiner si elle est propre à mettre en doute, sur les points litigieux importants, l’opinion et les conclusions de l’expert mandaté par le tribunal. Cette jurisprudence s’applique aussi lorsqu’un assuré entend remettre en cause, au moyen d’une expertise privée, les conclusions d’une expertise mise en œuvre par l’assureur-accidents ou par un office AI38.
De ce point de vue, une expertise émanant d’une partie se situe à un niveau inférieur par rapport à une expertise judiciaire ou à une expertise administrative39.
2.5.5 Les rapports des médecins-traitants
Les rapports des médecins-traitants, même s’ils sont spécialistes, ont une valeur probante réduite. En effet, le Tribunal fédéral a estimé qu’il fallait tenir compte du fait que, en raison du rapport de confiance qui le lie à son patient, le médecin-traitant sera, dans le doute, enclin à prendre parti pour ce dernier. Le Tribunal fédéral a toutefois retenu qu’un rapport émanant du médecin de famille reste susceptible d’éveiller un doute quant à la fiabilité et la pertinence du médecin interne et/ou médecin-conseil de l’assureur s’il fait état d’éléments objectivement vérifiables ayant été ignorés et qui sont suffisamment pertinents pour remettre en cause les conclusions de l’expert40.
2.5.6 Le bilan
En définitive, on peut hiérarchiser les avis médicaux en fonction de leur valeur probante, en retenant l’ordre suivant (de la moins grande à la plus grande valeur probante):
- appréciation des médecins-traitants;
- expertise privée;
- avis des médecins-conseils, des médecins d’arrondissement des assurances (avis internes);
- expertise externe (art. 44 LPGA);
- expertise judiciaire.
3. L’objet de l’expertise
3.1 Les réponses aux questions de fait
En droit privé, en vertu de l’art. 8 CC, chaque partie doit prouver les faits qu’elle allègue pour en déduire son droit. Il s’agit ainsi d’opérer une distinction entre les questions de fait, qui doivent être prouvées par le demandeur/requérant, et les questions de droit.
Ainsi, en sa qualité de moyen de preuve, l’expertise médicale a pour unique fonction d’établir les faits, en particulier d’éclaircir l’état de fait, à la lumière des connaissances scientifiques et de l’expérience de l’expert. A contrario, le rapport d’expertise ne doit pas se prononcer sur des questions de droit. En effet, celles-ci sont de la compétence de l’assureur/l’autorité/le juge41.
À titre d’exemple, l’expert peut devoir se prononcer sur:
les limitations fonctionnelles subies par l’assuré;
- le taux d’incapacité de travail;
- le lien de causalité naturel entre l’accident et l’incapacité de travail (inexistant, possible, probable ou certain);
- le taux de l’indemnisation pour atteinte à l’intégrité corporelle de l’art. 24 LAA et de l’art. 36 OLAA;
- la nécessité d’une hospitalisation, d’un traitement ou de soins dentaires.
- Toujours à titre d’exemple42, le médecin n’a pas à se prononcer sur:
- la notion juridique d’accident;
- l’acceptation ou le refus d’un cas d’assurance;
- le degré d’invalidité;
- la causalité adéquate.
La distinction entre la causalité naturelle et adéquate est souvent mal comprise par les médecins. Il n’est pas rare qu’un médecin se positionne sur la question de la causalité adéquate alors qu’il s’agit d’une question de droit43 sur laquelle il n’a pas à se prononcer.
La causalité adéquate, à l’instar d’autres notions définies par la loi, comme l’incapacité de gain ou l’évaluation du taux d’invalidité, relève du droit. Certains concepts appartiennent en effet à l’application du droit, sur lequel l’expert n’a pas non plus à se déterminer44. Il s’agit donc pour l’expert de savoir faire la différence entre causalité naturelle et adéquate.
La causalité peut être définie ainsi:
- Naturelle: Il existe un lien de causalité naturelle entre deux événements lorsque, sans le premier, le second ne se serait pas produit; il n’est pas nécessaire que l’événement considéré soit la cause unique ou immédiate du résultat45. Ainsi, lorsque l’existence d’un rapport de cause à effet entre l’accident et le dommage paraît possible, mais qu’elle ne peut pas être qualifiée de probable, le droit à des prestations fondées sur l’accident assuré doit être nié46.
- Adéquate: La causalité est adéquate si, d’après le cours ordinaire des choses et l’expérience de la vie, le fait considéré était propre à entraîner un effet du genre de celui qui s’est produit, la survenance de ce résultat paraissant de façon générale favorisée par une telle circonstance47.
3.2 Le contenu de l’expertise
Il est de la responsabilité du médecin (examinateur)48 de:
1. déterminer l’état de santé;
2. décrire l’évolution de l’état de santé dans le temps;
3. enquêter sur les résultats et le diagnostic.
- Déclarations fréquentes dans les avis d’experts:
a. résumé chronologique des antécédents médicaux;
b. diagnostics avec et sans effet sur la capacité de travail;
c. description des performances fonctionnelles ou des limitations fonctionnelles;
d. évaluation de la capacité de l’assuré d’exercer une activité adaptée et à quel taux.
- Incapacité de travail de courte durée ou de longue durée
- Profil des performances fonctionnelles:
a. possibilité d’une activité physiquement légère à moyennement lourde par intermittence, à charge alternée, sans travail continu au-dessus de la tête et sans postures forcées de la colonne vertébrale49;
b. possibilité d’activité physiquement légère à intermittente moyennement lourde et adaptée à hauteur de 70% (avec mise en œuvre à plein temps)50.
- Limitations fonctionnelles:
a. restrictions de nature qualitative, activités répétitives ou alternées, activité assise ou debout, travaux en hauteur ou travaux au sol, port de charge et transport (limite en kilogrammes);
b. restrictions de nature quantitative: un besoin accru de pauses, une réduction de l’efficacité au travail, une réduction du taux de travail, une réduction du rendement au travail (production).
a. uniformité des critères d’évaluation médicale;
b. uniformité en ce qui concerne l’évaluation du pourcentage de la capacité de travail;
c. classification concernant le niveau de compétence; ⇔niveau de compétence 1: activités simples de nature physique ou manuelle; ⇔niveau de compétence 2: activités pratiques, telles que la vente, la maintenance, le traitement des données et l’exploitation de machines.
4. Atteintes psychiques et troubles somatoformes douloureux
Les atteintes psychiques ne font pas l’objet d’un traitement identique aux pathologies physiques. Cela découle de la jurisprudence abondante du Tribunal fédéral en la matière, qui a beaucoup varié au cours de ces dernières années51. Récemment, le Tribunal fédéral a entrepris d’unifier l’examen de l’exigibilité pour l’ensemble des troubles psychiques.
4.1. Troubles somatoformes douloureux et pathologies associées
Les troubles somatoformes douloureux sont des pathologies qui sont à l’origine de plaintes dont la véracité est reconnue, mais dont la cause n’est pas, ou à tout le moins pas clairement, identifiable52.
Voici des exemples de pathologies associées à de tels troubles: fibromyalgie53; anesthésies dissociatives et atteintes sensorielles54; syndrome de fatigue chronique et neurasthénie55; distorsions cervicales sans lésions activées, soit les «coups du lapin»56; hypersomnie non organique57.
Avant 2015, il existait une pratique restrictive qui se basait sur la présomption de l’absence de caractère invalidant de ces atteintes à la santé. Un SPECDO (syndrome sans pathogénèse ni étiologie claire et sans constat de déficit organique) n’était ainsi jugé invalidant que s’il était accompagné d’une comorbidité psychiatrique d’une intensité et d’une durée particulières, ou si, à défaut, on devait admettre l’existence d’une atteinte physique chronicisée et d’un processus maladif de longue durée, avec une symptomatologie inchangée ou s’aggravant, sans rémission de longue durée, d’un isolement social dans toutes les manifestations de la vie, d’un état psychique cristallisé et que l’on devait constater l’échec des traitements médicaux effectués dans les règles de l’art, malgré la coopération de l’assuré58.
Cette pratique a été abandonnée, par un changement de jurisprudence du Tribunal fédéral annoncé dans un arrêt de 201559, au profit d’une procédure probatoire structurée qui est censée déterminer précisément l’impact de l’atteinte à la santé sur la capacité de gain de la personne assurée et les ressources que possède encore la personne. Le Tribunal fédéral est en effet revenu sur la manière de déterminer si et quand un syndrome sans pathologie ni étiologie claire et sans constat de substrat organique (SPECDO) est invalidant.
Il a ainsi établi que, dans le contexte d’un syndrome douloureux somatoforme persistant (CIM-10 F45.4060), les experts doivent justifier le diagnostic de telle manière que l’administration puisse vérifier que les critères diagnostiques ont été observés. En particulier, l’exigence d’une douleur persistante, intense et s’accompagnant d’un sentiment de détresse doit être remplie. Le diagnostic de syndrome douloureux somatoforme persistant suppose l’existence de limitations fonctionnelles dans tous les domaines de la vie (tant professionnelle que privée). Les critères d’exclusion de ce diagnostic doivent en outre être pris en considération par les médecins.
L’ancienne pratique a donc été abandonnée au profit d’une grille d’examen structurée et normative (strukturierter, normativer Prüfungsraster) permettant de mettre en regard les facteurs incapacitants, d’une part, et les ressources de la personne, d’autre part (c. 3.6). Cette grille d’examen se présente sous la forme suivante:
- Le degré de gravité fonctionnelle
- Axe «atteinte à la santé»
- Empreinte des éléments diagnostiques: Le degré de gravité exigé pour le diagnostic de la maladie est essentiel; il doit être rendu vraisemblable compte tenu de l’étiologie et de la pathogenèse.
- Succès des traitements et de la réadaptation ou résistance à ces derniers: On examine ici le déroulement et le résultat des thérapies entreprises.
- Comorbidités: L’existence d’une comorbidité psychiatrique est désormais un indicateur parmi d’autres pour juger du caractère invalidant de la pathologie, mais elle ne joue plus un rôle prépondérant.
- Axe «personnalité» (diagnostics de la personnalité, ressources personnelles): Il s’agit d’accorder une importance accrue au complexe de personnalité de l’assuré (développement et structure de la personnalité, fonctions psychiques fondamentales). Les exigences quant à la motivation sont particulièrement élevées à l’égard des médecins.
- Axe «contexte social»: Le contexte de vie de l’assuré peut lui procurer des ressources mobilisables, par exemple par le biais de son réseau social.
- La consistance des troubles
- Limitation identique du niveau d’activité dans tous les domaines comparables de la vie: Il s’agit ici de voir si l’atteinte à la santé limite l’assuré dans la même mesure dans son activité professionnelle ou dans l’exécution de ses travaux habituels et dans ses loisirs.
- Le poids de la souffrance révélé par les mesures de réadaptation et les traitements médicaux: Cet indicateur se comprend en lien avec celui du succès des traitements et de la réadaptation.
L’examen du caractère invalidant d’une atteinte psychogène doit donc désormais être analysé sur la base d’une grille d’analyse qui ne doit pas se comprendre comme une check-list, mais qui doit pouvoir s’adapter à l’évolution des connaissances scientifiques. Il ne sera donc plus question de critères, mais d’indicateurs.
Il existe des motifs d’exclusion permettant de renoncer à cette procédure probatoire structurée, qui seront traités infra.
Afin d’unifier la méthode du processus d’expertise ainsi que la forme et le contenu des expertises psychiatriques réalisées dans le cadre de la médecine d’assurance, les sociétés de discipline de psychiatrie et de rhumatologie avaient déjà rédigé des lignes directrices.
La Société suisse de psychiatrie et psychothérapie (SSPP) en a élaboré trois:
-Lignes directrices pluridisciplinaires;
-Lignes directrices pour l’expertise en médecin d’assurance;
-Lignes directrices de qualité des expertises de psychiatrie d’assurance.
Elles sont fondées sur les connaissances scientifiques actuelles et les procédures qui ont fait leurs preuves dans la pratique médicale. Elles doivent être régulièrement examinées pour qu’elles soient à jour et révisées si nécessaire. À la suite du changement de jurisprudence de 2015, les sociétés de discipline de psychiatrie et de rhumatologie ont révisé leurs lignes directrices dans le courant de l’année 2016 et les ont mises à disposition sur leur site internet.
Les lignes directrices ne sont pas juridiquement contraignantes et n’ont aucun effet créateur ou exonérateur de responsabilité. L’OFAS a cependant déclaré les lignes directrices établies par la Société suisse de psychiatrie et psychothérapie (SSPP) contraignantes pour tous les rapports d’expertise établis pour l’assurance-invalidité. Les offices AI (ou leurs services médicaux régionaux) sont chargés par l’autorité de surveillance d’utiliser les directives comme grille d’assurance qualité dans leurs propres examens cliniques et dans l’analyse des dossiers et pour les rapports de dossier ainsi que pour les rapports administratifs psychiatriques externes.
Le 2 décembre 2019, le Tribunal fédéral a rendu un nouvel arrêt de principe qui précise la jurisprudence de 2015 ATF 145 V 361. D’une part, cet arrêt délimite les missions du droit et de la médecine selon les indicateurs standards définis par l’arrêt de principe de 2015 et, d’autre part, il traite la question de savoir quand l’évaluation des répercussions médico-psychiatriques résiste à l’examen juridique des organes chargés de l’application du droit. Dans ce nouvel arrêt, le Tribunal fédéral précise les tâches de l’expert et atteste de l’importante variabilité et des aspects inéluctablement discrétionnaires de l’évaluation médicale.
À ce propos, on peut se référer à l’article très intéressant publié dans le Bulletin des médecins suisses du 3 juin 202061. Dans l’idéal, selon la jurisprudence, l’expert doit évaluer la capacité d’exécuter une tâche ou une action en fonction des questions formulées dans l’arrêt de principe ATF 141 V 281. Les professionnels de la justice doivent, quant à eux, examiner les données médicales pour vérifier si l’expert a appliqué le catalogue de questions et les indicateurs définis par la jurisprudence. L’expert doit évaluer l’incapacité de travail sur la base des indicateurs juridiques pertinents. Pour les organes chargés de l’application du droit, la question déterminante est celle de savoir «si, à la lumière des indicateurs établis, les répercussions fonctionnelles de l’atteinte à la santé ne sont médicalement pas contradictoires et sont concluantes avec (au moins) un degré de vraisemblance prépondérante». Le Tribunal fédéral constate que, de par sa nature même, l’évaluation médicale implique inévitablement des aspects discrétionnaires qui limitent également les organes chargés de l’application du droit. En principe, toute évaluation de l’incapacité de travail par l’expert médico-psychiatrique peut être soumise à l’examen (libre) des professionnels de la justice, conformément à l’arrêt de principe. Ces derniers peuvent s’écarter d’une évaluation médicale pour des motifs valables, si l’évaluation médico-psychiatrique de l’incapacité de travail «n’est pas convaincante dans son résultat, en raison de manquements déterminants de cohérence ou en raison d’insuffisances dans l’établissement de la preuve matérielle dont le fardeau incombe à l’assuré requérant le versement d’une rente».
Selon cet arrêt de principe, il existe «d’une part l’interdiction jurisprudentielle de procéder à un examen juridique non autorisé, parallèlement la constatation de l’incapacité de travail par l’expert». D’autre part, l’arrêt «prévoit la possibilité, pour les organes chargés de l’application du droit, de s’écarter, dans le cadre d’un examen (libre) de l’évaluation médicale des répercussions dans des cas justifiés».
4.2 Troubles dépressifs et autres pathologies
L’application de la procédure probatoire structurée, mise en place en 2015, a été étendue aux troubles dépressifs, puis à l’ensemble des pathologies psychiatriques en novembre 2017 par le Tribunal fédéral62.
Notre Haute Cour a estimé que, s’agissant d’objectiver les limitations fonctionnelles et donc l’incapacité de travail qui résultent de pathologies psychiques, les difficultés probatoires étaient les mêmes pour tous les troubles psychiques, de sorte qu’il se justifiait d’utiliser pour toutes ces pathologies la procédure probatoire structurée mise en place par l’ATF 141 V 281.
Précédemment, de mai 2016 à novembre 2017, les troubles dépressifs légers et moyens étaient présumés non invalidants et donc exclus de l’assurance-invalidité, en raison du fait qu’il s’agit de pathologies curables63. Depuis sa nouvelle jurisprudence, le Tribunal fédéral estime qu’il n’est pas possible de conclure à une invalidité sur la base d’un seul diagnostic, mais qu’il ne peut pas non plus être possible d’écarter toute invalidité sur la base du diagnostic. En effet, les troubles dépressifs peuvent connaître une chronicisation sur une durée de plus de deux ans.
Le tribunal a, dans ses deux arrêts, précisé deux indicateurs64:
- Les diagnostics psychiatriques: il a indiqué que tous les diagnostics psychiatriques ne faisaient pas nécessairement référence à un certain degré de gravité. Ce n’est donc pas la gravité du diagnostic qui doit être examinée, mais la gravité des répercussions fonctionnelles qui en découlent.
- Les comorbidités: il a abandonné la pratique consistant à ne prendre en considération que les pathologies invalidantes, mais a préconisé une évaluation globale des limitations fonctionnelles de la personne assurée, compte tenu de l’ensemble des pathologies présentées.
Concernant les motifs d’exclusion, le Tribunal fédéral a précisé65 qu’il est possible de renoncer à la procédure probatoire structurée:
- Lorsqu’elle n’est pas nécessaire ou même appropriée. On peut penser à des troubles tels que la schizophrénie, les troubles obsessionnels compulsifs, les troubles alimentaires et les troubles paniques;
- Lorsque la capacité de travail est attestée par un rapport médical ayant pleine valeur probante et qui n’est pas valablement mis en doute;
- Lorsque les plaintes sont majorées ou font l’objet d’une simulation, une simple tendance à l’aggravation n’étant pas suffisante.
4.3 Syndromes de dépendance
- Il s’agit de la dépendance aux psychotropes;
- à l’alcool (la jurisprudence prévue pour les psychotropes devrait s’appliquer dans les cas de dépendance à l’alcool)66.
Pendant longtemps, il était considéré que les dépendances ne pouvaient causer une invalidité que si elles avaient causé une maladie ou un accident ou si elles étaient les conséquences d’une atteinte à la santé ayant valeur de maladie.
Le Tribunal fédéral a décidé en juillet 2019 qu’il n’y avait pas de raison valable, dans un régime d’assurance finale comme l’AI, d’exclure d’emblée une atteinte à la santé à une personne qui consomme volontairement des psychotropes. En effet, la perte de contrôle fait partie de l’un des critères diagnostiques du syndrome de dépendance, de sorte que l’assuré doit mobiliser des ressources considérables pour résister, au même titre que les autres pathologies psychiques. Le Tribunal fédéral a ainsi décidé que la procédure probatoire structurée devait également s’appliquer aux cas de dépendance67.
5. L’actualité en matière d’expertise
5.1 Les nouveautés
La réglementation, comme la jurisprudence en matière d’assurance, est en perpétuel mouvement, et l’expertise n’échappe pas à ce phénomène. Ainsi, la réforme dite «développement continu de l’AI» qui est l’entrée en vigueur le 1er janvier 2022 a permis d’inscrire à l’art. 44 LPGA un certain nombre de principes, dont la plupart sont préexistants, nés de la jurisprudence du Tribunal fédéral. Cette disposition concerne uniquement les expertises ordonnées par l’assureur social (cf. art. 44 ss. nouvelles dispositions de la LPGA).
Les points saillants sont les suivants:
- la nature des expertises et les disciplines sont précisées (art. 44 al. 1 et 5 LPGA);
- les droits de récusation et la possibilité de poser des questions sont précisés (art. 44 al. 2 à 4 LPGA);
- la question des enregistrements de l’expertise est précisée (art. 44 al. 6 LPGA);
- la possibilité de présenter des contre-propositions d’experts est réservée;
- les compétences du Conseil fédéral sont précisées (art. 44 al. 7 LPGA), lui permettant d’édicter des critères pour l’admission des experts dans le cadre d’expertises mandatées par des assureurs68.
5.2 Les critiques du système: la situation dans l’AI
La dernière réforme de l’AI est entrée en vigueur le 1er janvier 2022. Pourtant, des critiques nouvelles sont déjà à l’agenda. Cela illustre tout à la fois le temps long des réformes législatives – cinq ans pour mettre en œuvre des adaptations plutôt modestes de l’AI – et le caractère perpétuellement évolutif de la question des expertises. Le 3 octobre 2020, Inclusion Handicap, suite à la mise en place d’un centre recueillant les plaintes des assurés, soulevait déjà différents problèmes:
- un certain arbitraire dans l’attribution des expertises médicales: on ne sait pas comment les offices AI attribuent les expertises;
- certains experts constamment favorables à l’AI semblent régulièrement surévaluer l’état de santé de l’assuré;
- un certain arbitraire dans la réalisation même des expertises: certaines d’entre elles se seraient déroulées dans un climat délétère et n’auraient duré pas plus de vingt minutes69.
L’OFAS, le 13 octobre 2020, rendait publiques les réflexions menées autour d’un rapport externe portant sur l’évaluation des expertises, partageant certains points de vue d’Inclusion Handicap, allant jusqu’à qualifier certains experts de «brebis galeuses»70. Il faut rappeler que de tels comportements sont contraires à la déontologie médicale71.
5. Conclusion
Les résultats d’une expertise médicale jouent un rôle décisif pour l’issue du procès. En effet, même si le tribunal peut, à certaines conditions, s’écarter des conclusions de l’expertise, il s’y rallie très souvent, plus particulièrement en matière médicale.
Les expertises sont de plus en plus souvent mises en œuvre par les assurances, qu’elles soient privées ou sociales.
Elles sont bien souvent à l’origine de décisions capitales de l’assureur, telles que la cessation du versement des indemnités journalières, la fin de la causalité avec l’accident assuré, l’admission d’une pleine capacité de travail dans une activité adaptée.
L’assuré ne se bat pas à armes égales avec l’assureur. Bien souvent, il ne perçoit pas l’enjeu de l’expertise à laquelle il doit se soumettre et ne connaît pas l’expert qui est désigné. Et même s’il est assisté, ses moyens de s’opposer à la personne de l’expert sont très réduits (droit de récusation restreint: pas de dépendance économique d’un centre d’expertise, pas de liens de l’ancien médecin SMR avec l’assureur du fait de la fréquence des mandats, par ex.). En cours d’expertise, un assuré ne peut pas être assisté de son avocat, et la présence d’un tiers n’est pas systématiquement accordée. Au terme de l’expertise, l’assuré a certes le droit de se déterminer sur le rapport et d’en contester les conclusions. Il peut demander des précisions ou requérir de compléter l’expertise. Mais de telles démarches nécessitent de la réactivité et des connaissances en matière médicale, qui ne sont bien souvent pas acquises. Pour un assuré non représenté, c’est un combat manifestement inégal. Pour contester une appréciation expertale en défaveur de l’assuré, il est en pratique indispensable soit de requérir – et d’obtenir – un rapport médical étayé du médecin-traitant contestant les conclusions retenues par les experts, soit de mettre en œuvre une nouvelle expertise privée. Et ces deux moyens ne sont pas non plus à la portée de tout un chacun. Mettre en œuvre une expertise privée nécessite de connaître les noms d’experts dans les domaines concernés, de leur adresser un questionnaire médical, d’avancer les honoraires des experts.
Alors, quelles améliorations pourrait-on envisager?
On peut penser que les formations dispensées aux experts et le nombre toujours plus important d’experts formés et disponibles devraient permettre progressivement de répondre aux besoins existants.
On peut imaginer que les tribunaux soient tentés à l’avenir par des listes d’experts judiciaires (système français).
Sous l’angle de l’assuré, il semble qu’il y ait un réel besoin de disposer d’un Bureau FMH auquel des expertises privées pourraient être confiées en droit des assurances sociales et privées. Cette solution existe – et a fait ses preuves – en matière de responsabilité civile médicale, mais reste limitée à ce domaine bien précis. Il est capital que chaque partie à l’expertise puisse se soumettre en toute confiance à l’expert, si l’on veut que l’assuré puisse accepter la conclusion des experts, mais aussi pour éviter l’escalade des expertises. ❙
1 a présente contribution constitue un extrait de la conférence donnée par l’auteure dans le cadre de la formation CAS en psychiatrie et psychologie légales et forensiques du 30 octobre 2021.
2 Peter Rosatti (éd.), L’expertise médicale – De la décision à propos de quelques diagnostics difficiles, Genève, Paris 2002, p. 2 ss.
3 Jacques Olivier Piguet, Commentaire romand, Loi sur la partie générale des assurances sociales, ad art. 44 LPGA, p. 551.
4 Peter Rosatti (éd.), op. cit., p. 14.
5 ATF 132 V 93, p. 109. Voir toutefois la révision intervenue le 1er janvier 2022.
6 Dans le cadre de l’AI, par exemple, lorsque l’Office AI octroie ou refuse à l’assuré le droit de poser des questions à l’expert, il doit le faire par décision (ATF 141 V 330, c. 5).
7 ATF 146 V 9, c. 4.3.3; arrêt du Tribunal fédéral 9C_561/2020 du 10 juin 2020, c. 4.2.1.
8 Alexandre Guyaz, Le rôle de l’expert médical du point de vue de l’avocat, in: Christine Chappuis, Bénédict Winiger (éd.), La preuve en droit de la responsabilité civile – Journée de la responsabilité civile 2010, 2011, p. 125.
9 Arrêt du Tribunal fédéral 8C_767/2019 du 19 mai 2020; Andreas Traub, FachlicheQualifikation von ärtzlichen IV-Gutachtern aus dem In- und Ausland, in: SZS 4/2020, pp. 198-200.
10 Peter Rosatti (éd.), op. cit., p. 14 ss.
11 Arrêt du Tribunal fédéral 9C_525/2020 du 29 mai 2021.
12 ATF 146 V 9 et références citées.
13 Peter Rosatti (éd.), op. cit., p. 14 ss.; Alexandre Guyaz, op. cit., p. 126.
14 Alexandre Guyaz, op. cit., p. 126 et références citées.
15 Jacques Olivier Piguet, Commentaire romand, Loi sur la partie générale des assurances sociales, ad art. 44 LPGA, p. 559.
16 Arrêt du Tribunal fédéral 8C_62/2019 du 9 août 2019.
17 Arrêt du Tribunal fédéral 8C_491/2020 du 27 novembre 2020, c. 5.
18 Arrêt du Tribunal fédéral U.234/2005 du 17 février 2006, c. 2.1.; arrêt du Tribunal fédéral 9C_844/2009 du 29 mars 2010, c. 4.1; Alexandre Guyaz, op. cit., p. 128.
19 Peter Rosatti (éd.), op. cit., p. 14 ss.
20 ATF 122 V 157, c. 1c; ATF 135 V 465, c. 4.3; Alexandre Guyaz, op. cit., p. 120.
21 Arrêt du Tribunal fédéral 8C_112/2010 du 17 août 2010, c. 4.1 et références citées.
22 ATF 133 V 446, c. 7; Alexandre Guyaz, op. cit., p. 129 et références citées.
23 Jacques Olivier Piguet, Commentaire romand, Loi sur la partie générale des assurances sociales, ad art. 44 LPGA, ch. 7, p. 550.
24 ATF 143 V 209; ATF 125 V 352 et notamment arrêt du Tribunal fédéral 9C_206/2008 du 16 décembre 2008; arrêt du Tribunal fédéral 8C_524/2008 du 2 avril 2009; arrêts du Tribunal fédéral 8C_103/2008 du 7 janvier 2009 et 8C_554/2019 du 6 juillet 2020.
25 Arrêt du TFA I 751/04 du 22 février 2006.
26 Arrêt du Tribunal fédéral 8C_711/2020 du 2 juillet 2020; ATF 125 V 352 c. 3b/aa et notamment arrêt du Tribunal fédéral 9C_206/2008 du 16 décembre 2008.
27 ATF 125 V 352 ss. c. 3b et notamment arrêt du TFA I 574/04 du 6 avril 2006.
28 Arrêt du TFA U 168/02 du 10 juillet 2003; arrêt du TFA I 328/00 du 6 novembre 2000; ATF 122 V 161 c. 1c; RAMA 1985 no K 646, p. 237 c. 2b, voir aussi arrêt du TFA I 441/05 du 10 juillet 2006; arrêt du TFA U 364/04 du 19 avril 2006; arrêt du TFA U 162/04 du 13 avril 2006; ATF 137 V 210, c. 2.2.1.
29 Ces spécialistes sont usuellement nommés experts SIM (Swiss Insurance Medicine). Une base de données est consultable sur internet, à l’adresse suivante: swiss-insurance-medicine.ch/fr/experts-certifies/recherche-de-experts-certifies-sim.
30 Arrêt du Tribunal fédéral 9C_442/2021 du 23 juin 2021.
31 Daniele Cattaneo, Les expertises en droit des assurances sociales, CGSS 2010 n° 44-105, p. 10 et références citées.
32 Anciennement dénommé Tribunal fédéral des assurances.
33 ATF 122 V 157, c. 2c; ATF 123 V 175; ATF 125 V 351; ATF 135 V 465, c. 4; ATF 137 V 210, c. 2.2.2.
34 Arrêt du TFA U234/2005 du 17 février 2006, c. 2.1; arrêt du Tribunal fédéral 9C_844/2009 du 29 mars 2010, c. 4.1; Alexandre Guyaz, op. cit., p. 128.
35 Daniele Cattaneo, op. cit., p. 14 et références citées.
36 Arrêt du Tribunal fédéral 8C_661/2019 du 23 janvier 2020.
37 ATF 142 V 58, et notamment arrêt du Tribunal fédéral 8C_756/2008 du 4 juin 2009, arrêt du Tribunal fédéral 9C_10/2017 du 27 mars 2017; arrêt du Tribunal fédéral 9C_371/2018 du 16 août 2018; arrêt du Tribunal fédéral 9C_105/2009 du 19 août 2009; arrêt du Tribunal fédéral TF 9C_670/2020 du 28 juillet 2021, c. 3.2.
38 Arrêt du Tribunal fédéral 9C_723/2008 du 26 mars 2009.
39 Daniele Cattaneo, op. cit., p. 12 et références citées.
40 ATF 125 V 351, c. 3b; ATF 135 V 465, c. 4.5; arrêt du Tribunal fédéral 9C_142/2008 du 16 octobre 2008; arrêt du Tribunal fédéral 9C_468/2009 du 9 septembre 2009.
41 ATF 130 I 337, c. 5.4.1; Peter Rosatti (édit.), op. cit., p. 1 ss.; Alexandre Guyaz, op. cit., p. 118 ss.
42 Peter Rosatti (édit.), op. cit., p. 1 ss.
43 Alexandre Guyaz, op. cit., p. 119.
44 Ulrich Meyer, Florian Cretton, Question de fait – question de droit, in: Revue de l’avocat 2016, p. 170 ss., p. 174.
45 ATF 133 III 462, c. 4.4.2.
46 ATF 129 V 177, c. 3.1 et les références citées.
47 ATF 115 V 403, c. 4.
48 ATF 140 V 193, c. 3.2.
49 Arrêt du Tribunal fédéral 9C_423/2010 du 17 juin 2010, c. 3.2.4.
50 Arrêt du Tribunal fédéral 9C_360/2009 du 10 juillet 2009, c. 4 et 5.4.
51 Susana Mestre Carvalho, Exigibilité – La question des ressources mobilisables, in: RSAS 2019 p. 59 ss., p. 61.
52 Anne-Sylvie Dupont, Un point d’actualité en droit des assurances sociales: le trouble somatoforme (moins) douloureux?, HAVE/REAS 2015 p. 79 ss., p. 80.
53 ATF 132 V 65.
54 Arrêt du Tribunal fédéral I 9/07 du 9 février 2007.
55 Arrêt du Tribunal fédéral 9C_662/2009 du 17 août 2010 et 9C_98/2010 du 28 avril 2010.
56 ATF 136 V 279.
57 ATF 137 V 64.
58 Anne-Sylvie Dupont, Le droit de la sécurité sociale au contact du droit des assurances privées, in: RDS II/2014, pp. 347 ss., pp. 373 ss.
59 ATF 141 V 281.
60 Il s’agit de la classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes, disponible sur le site de l’Organisation mondiale de la santé: icd.who.int/browse10/2008/fr.
61 alérie Rothhardt, Caroline Hartmann, Bureau d’expertises extrajudiciaires de la FMH: Rapport annuel 2019 in: Bulletin des médecins Suisses 2020; 101 (2324); p. 728 ss.
62 ATF 143 V 409 et ATF 143 V 418.
63 Anne-Sylvie Dupont, Troubles psychiques et prestations de l’AI: état des lieux, in: plaidoyer 1/20 p. 30 ss., p. 31.
64 Anne-Sylvie Dupont, op. cit., p. 32 et références citées.
65 ATF 143 V 418, c. 7.1.
66 ATF 145 V 215.
67 ATF 145 V 215; Anne-Sylvie Dupont, op. cit., p. 32 ss.
68 FF 2020 5373, p. 5393 ss.
69 Inclusion Handicap, communiqué de presse du 3 octobre 2020, disponible en ligne sous: inclusion-handicap.ch/fr/medias/communiques-de-presse_2/2021/expertises-arbitraires-bien-plus-que-des-cas-isoles-541.html, consulté le 18 février 2022.
70 OFAS, fiche d’information Amélioration ciblée de la qualité des expertises médicales, 13 octobre 2020.
71 Code de déontologie de la FMH – Art. 34 Certificats, rapports et expertises Les certificats médicaux, rapports et expertises sont des documents officiels. Le médecin les établit au plus près de sa conscience professionnelle et avec toute la diligence requise. Le but visé, la date et le nom du destinataire doivent figurer sur le document.