plaidoyer: La numérisation croissante de l’économie pose de nombreuses questions de droit du travail. Parmi elles, le statut du travailleur de plateforme. Présente-t-il, selon vous, les caractéristiques d’un salarié?
Olivier Subilia: Pas forcément. Si on prend l’exemple de la plateforme Uber, un chauffeur n’a pas l’obligation de travailler pour le même employeur. C’est parce que le système fonctionne bien qu’il se satisfait souvent des propositions de cette entreprise. Dans le principe, son choix est celui d’un indépendant, comme l’est celui d’un avocat qui accepte les mandats d’une seule firme.
Aurélien Witzig: Il n’existe en effet pas forcément de lien de subordination à l’égard des entreprises de plateforme. Mais ce n’est pas ce critère, propre à la conception traditionnelle de l’entreprise fordiste, qui doit prédominer exclusivement. Avec l’émergence de nouvelles entités, comme les plateformes, il faut souvent se référer aussi à la notion de dépendance économique. Dans la logique du droit du travail, un donneur d’ouvrage ne peut pas occuper en continu les mêmes personnes sans se responsabiliser, sans prévoir notamment une protection sociale et un délai en cas de licenciement. Le travailleur entièrement dépendant d’un donneur d’ouvrage peut dès lors apparaître comme un salarié.
Olivier Subilia: Schématiquement, le critère de la dépendance économique s’applique traditionnellement en assurances sociales et celui de la subordination en droit privé. Pour savoir si une personne est salariée au sens du Code des obligations, c’est le lien de subordination qui est décisif: l’obligation de se soumettre à des instruction et d’exécuter des tâches.
plaidoyer:Un travailleur exerce-t-il vraiment le choix d’un indépendant, quand ses revenus émanent principalement de la même plateforme?
Olivier Subilia: Quand un système organisé, comme une centrale de taxis, distribue du travail à un nombre important de personnes, celles-ci doivent parfois rendre réponse rapidement en effet. Et les conséquences peuvent être lourdes en cas de refus. Mais cela ne fait pas de ces chauffeurs des salariés. En tant qu’avocat, je dois aussi parfois me déterminer en très peu de temps quand on me propose un mandat.
Aurélien Witzig: On ne peut pas comparer avec la profession d’avocat. Quand une plateforme donne à un preneur d’ouvrage potentiel trois ou cinq secondes pour accepter, par le biais d’un ordinateur, il est difficile de parler d’un vrai choix. Il en va différemment d’une plateforme qui sert d’interface entre des clients et des mandataires, avec plusieurs jours pour proposer un devis et l’accepter. La fixation du prix est un critère important: un travailleur qui n’a pas la compétence de le faire n’a que peu d’indépendance du point de vue du marché.
Olivier Subilia: Un indépendant qui prend en franchise un restaurant appartenant à une chaîne doit respecter les prix imposés par l’enseigne. Ce n’est pas parce qu’on est extrêmement limité dans ses choix qu’on est un salarié. De même, en acceptant les règles rigides imposées par une plateforme, on peut garder un statut d’indépendant.
Aurélien Witzig: Des franchises ont pourtant été requalifiées en contrat de travail. Quand un franchisé profite, certes, de la réputation de l’enseigne, mais se voit imposer les prix, les horaires, les fournisseurs, etc., il peut arriver qu’il ne soit plus un indépendant.
plaidoyer:Un postulat* propose un statut spécial pour les travailleurs de plateforme, avec une protection plus étendue que celle des indépendants, mais moins large que celle des salariés. Qu’en pensez-vous?
Aurélien Witzig: Il y a un choix politique à faire sur la question de savoir qui on veut protéger par le droit. Avec la numérisation croissante de l’économie, les réflexions vont plutôt dans le sens d’une universalisation de la protection des travailleurs, et non d’une segmentation supplémentaire. Cela compliquerait encore la qualification des contrats. De plus, je ne vois pas qui a intérêt à soustraire un maximum de personnes de la protection du droit du travail, et à fragiliser ainsi le compromis social helvétique. Si on veut retirer des garanties financières à certains, n’oublions pas que c’est toujours pour que d’autres en profitent.
Olivier Subilia: Je ne vois pas en quoi le postulat dont on parle réduirait la protection sociale. Il vise au contraire à accorder une protection à des personnes qui, sans être forcément salariées, en ont besoin. Je ne partage pas l’avis de ses détracteurs, quand ils disent qu’elle ferait perdre à certains leur statut de salarié. C’est un biais de raisonnement basé sur une présomption que toute personne qui exerce une activité pour un tiers serait a priori un salarié, qui est erronée. De manière générale, quand un risque économique est transféré sur un tiers déterminé (ce qui prévaut en droit du travail), c’est une exception au principe de base, selon lequel tout individu est, sous l’angle du droit civil, le premier responsable de ce qui peut lui arriver sur le plan économique et social. Il n’y a pas de raison d’élargir cette exception.
Aurélien Witzig: Historiquement, c’est au contraire quand on s’est rendu compte que la grande majorité des travailleurs étaient devenus dépendants de donneurs d’ouvrages qu’on a voulu les protéger. Actuellement, 90% des travailleurs ont un statut de salarié. C’est le modèle de l’entreprise fordiste: il est caractérisé par un lien de subordination, mais aussi par une protection élevée des employés. L’entreprise peut prospérer grâce à l’absence de violence sociale. Veut-on renoncer à cela? Si l’on souhaite une société apaisée et prospère, l’histoire nous apprend qu’il faut tempérer la liberté d’entreprendre par la protection des plus faibles.
plaidoyer: Au final, vous n’êtes pas favorable à la création d’un nouveau statut, tel que le prévoit le postulat susmentionné?
Olivier Subilia: Non, car le droit actuel permet déjà de considérer des personnes comme indépendantes sur le plan du droit des obligations et comme dépendantes au niveau des assurances sociales. Le droit suisse permet d’être créatif. Il n’est pas besoin d’élaborer un nouveau contrat chaque fois qu’une nouvelle situation se présente.
Aurélien Witzig: Je pense aussi qu’il faut mieux protéger les travailleurs de plateforme sur la base du droit actuel du travail, qui est assez souple pour cela.
plaidoyer: Plutôt qu’une nouvelle catégorie de travailleurs, c’est l’amélioration de la protection des indépendants en général que vous préconisez?
Aurélien Witzig: En effet, pour ce qui concerne les assurances sociales. Historiquement, c’est ce qui était prévu, avant que différentes assurances en faveur des salariés ne voient le jour de manière un peu morcelée au courant du XXe siècle. Car les indépendants ont davantage de risques de tomber dans la pauvreté, comme les statistiques le démontrent. Il faudrait en tout cas une assurance accidents et un deuxième pilier obligatoires pour tous. Une assurance chômage pour les indépendants serait par ailleurs dans l’esprit de la Constitution et des conventions internationales.
Olivier Subilia: On peut en effet se poser la question de savoir si la segmentation actuelle entre salariés et indépendants est toujours opportune, car il y a une responsabilité collective en matière d’assurances sociales. Cela dit, pour l’assurance chômage, le Tribunal fédéral ne prend pas la direction de l’universalisation. Il a plutôt tendance à assimiler un maximum de salariés à des indépendants, du moins lorsque les litiges portent sur des questions de prestations. Car, quand il s’agit de percevoir des cotisations, ces mêmes personnes sont considérées comme des salariés… Ce travers est évidemment dicté par des raisons financières.
plaidoyer: L’enjeu est aussi la couverture par une convention collective de travail, associée au statut de salarié?
Aurélien Witzig: Bien entendu, quoique tous les salariés ne soient pas protégés par une CCT. Et des indépendants peuvent aussi se regrouper pour négocier. Un syndicat des travailleurs de plateforme est d’ailleurs en train de se mettre en place au niveau européen.
Aurélien Witzig
37 ans, Dr en droit, chargé d’enseignement aux Universités de Genève et de Neuchâtel, avocat à Genève.
Olivier Subilia
46 ans, avocat à Lausanne, spécialiste FSA en droit du travail, Dr en droit, ancien vice-président du Tribunal des prud’hommes.
Contenu du postulat
Le postulat PLR 17.4087 charge le Conseil fédéral d’étudier la création d’un nouveau statut pour les «travailleurs de plateforme», en en exposant les avantages et les inconvénients. Ce statut se situerait à mi-chemin entre le salariat et l’indépendance. Il offrirait une certaine couverture sociale, toutefois moins favorable que celle d’un salarié. Il pourrait être choisi pour toute nouvelle relation contractuelle. Des critères permettraient de distinguer ce statut des autres, afin que les intéressés puissent bénéficier d’une sécurité suffisante sur le plan juridique. Le postulat relève qu’aujourd’hui, en cas de doute, «c’est le statut de salarié qui est retenu» avec, pour les intéressés, «une perte de flexibilité» et une «insécurité juridique». Le postulat a été adopté par le Conseil national.