1. Introduction
Le 16 juin 2011, le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies a adopté le rapport final du représentant spécial des Nations Unies sur la question des droits humains et des entreprises transnationales. S'insérant dans le cadre de référence «Protéger, respecter et réparer», il conclut que l'Etat doit prendre des mesures pour amener les entreprises à respecter les droits humains, partout dans le monde, conformément à son obligation de droit international de protéger («State duty to protect»). L'Etat doit également mettre en œuvre des mécanismes efficaces de réparation et de règlement des litiges («access to remedy»)2.
En droit suisse, cette obligation est tirée de l'art. 35 de la Constitution fédérale (Cst.) - introduit dans la révision totale du 18 avril 1999 - dont le 3e alinéa dispose que les autorités veillent à ce que les droits fondamentaux, dans la mesure où ils s'y prêtent, soient aussi réalisés dans les relations qui lient les particuliers entre eux (al. 3). Cet alinéa résulte du constat:
«Les biens juridiques protégés par les droits fondamentaux sont souvent menacés non seulement par des actes étatiques, mais aussi, et parfois surtout, par les comportements des particuliers, notamment quand il s'agit de personnes - physiques ou morales - qui occupent une position de pouvoir social ou économique (grandes entreprises, employeurs, etc.). Or, en tant que principes généraux de l'ensemble de l'ordre juridique, les droits fondamentaux devraient aussi se refléter dans les règles juridiques qui déterminent les rapports entre les particuliers.»3
Le Tribunal fédéral - se référant explicitement à l'art. 35 Cst. - a jugé, il y a plus de dix ans déjà, que, selon une nouvelle conception, les droits fondamentaux n'ont pas qu'une fonction protectrice contre les préjudices causés par l'Etat, mais fondent également un devoir de protection de l'Etat contre les préjudices causés par les tiers4.
Il existe donc un mandat clair, adressé au législateur, d'édicter des normes de protection contre les violations des droits fondamentaux commises par des particuliers, qu'il s'agisse de personnes privées ou d'entreprises. Force est cependant de constater que ce mandat n'a pas encore connu de réalisation à ce jour, comme en témoignent notamment l'absence de remèdes juridiques face aux violations des droits humains commises par les filiales à l'étranger des entreprises multinationales établies en Suisse ainsi que l'absence d'obligations de protection à la charge de leurs dirigeants.
2. Les devoirs des administrateurs des sociétés anonymes
La société anonyme est la forme juridique la plus souvent adoptée par les entreprises multinationales. Il s'agit d'une personne morale, distincte de ses membres (les actionnaires)5. La responsabilité ne se fonde pas sur la qualité de membre de la société. Elle s'attache aux administrateurs, soit à ceux qui agissent (ou qui auraient dû agir) dans le cadre de la vie sociale et qui ont transgressé leurs devoirs6.
S'agissant des devoirs des administrateurs de sociétés anonymes, l'art. 717 al. 1 CO n'oblige ceux-ci qu'à exercer leur charge avec diligence et dans l'intérêt de la société. Or, selon John Ruggie, l'Etat doit prendre des mesures pour amener les entreprises à respecter les droits humains, partout dans le monde, dans le cadre de son obligation de droit international de protéger («State duty to protect»)7. De plus, avec l'art. 35 al. 3 de la Constitution suisse, le législateur a reçu le mandat de concrétiser les droits fondamentaux dans les rapports entre particuliers. Le Tribunal fédéral a jugé que, à défaut de donner suite à ce mandat, l'Etat pourrait engager sa responsabilité civile8.
Il importe ainsi d'intégrer en droit suisse le devoir des administrateurs de prendre les mesures nécessaires à ce que la société et les entités placées sous leur direction, en raison de la détention de la majorité des voix ou d'une autre manière, respectent les droits fondamentaux et l'environnement des personnes touchées par leurs actes, qu'il s'agisse de cocontractants ou de tiers, à travers le concept de diligence raisonnable (due diligence).
3. La position de la maison mère, dans les groupes de sociétés, en cas d'actes illicites commis par ses filiales L'organe ayant manqué à ses devoirs cause un dommage à la société elle-même, soit par ricochet à ses actionnaires ou à ses créanciers sociaux. Dans ce cas, l'action appartient à la société, qui est seule lésée directe. On parle alors de l'«action sociale».
Cette action ne doit pas être confondue avec les cas où les organes de la société ont commis un acte illicite fautif dans le cadre de la gestion des affaires de la société. Dans ce dernier cas, le tiers lésé peut agir à l'encontre de la société elle-même pour la réparation de son dommage. Pour la société anonyme, cette action est prévue à l'art. 722 al. 1 CO. Pour les autres formes de personnes morales, elle est à l'art. 55 al. 2 CC.
Il arrive fréquemment que des sociétés juridiquement distinctes soient liées entre elles de diverses façons, par des prises de participations et des contrats; elles sont alors souvent placées sous une direction unique, jusqu'à former ensemble une unité économique, le groupe de sociétés («Konzern»)9.
Selon le Code des obligations, le groupe de sociétés se définit comme une société (la maison mère) qui, par la détention de la majorité des voix ou d'une autre manière, réunit avec elle, sous une direction unique, une ou plusieurs sociétés (les filiales) (art. 663e al. 1 CO). En tant que tel, le groupe de sociétés n'a pas de personnalité juridique. Toutes les sociétés du groupe, en particulier les filiales, sont juridiquement autonomes. C'est là ce qui les distingue des succursales, lesquelles dépendent juridiquement du siège10.
Dans la règle, conformément au principe de la responsabilité limitée des personnes morales, dit aussi principe de la dualité juridique, la maison mère ne répond pas des dettes de ses filiales, pas plus d'ailleurs que l'inverse (cf. art. 680 al. 1 CO)11. Les créanciers n'ont de prétentions que contre les sociétés qui se sont engagées à leur égard12.
Ce principe connaît cependant quelques exceptions, comme le Tribunal fédéral vient de le rappeler dans un arrêt récent, où il fait principalement référence au principe de la transparence («Durchgriff»), d'une part, et à la responsabilité fondée sur la confiance («Vertrauenshaftung»), d'autre part13.
Le principe de la transparence a été développé par la jurisprudence sur la base de l'art. 2 al. 2 CC, qui prohibe l'abus de droit. L'abus de droit est, ici, le fait d'invoquer l'existence formelle de deux personnes juridiquement distinctes lorsque la réalité économique montre qu'il y a identité de personnes14.
Quant à la responsabilité fondée sur la confiance, elle vise les cas où la maison mère adopte des comportements destinés à conforter les tiers en leur faisant croire que, indépendamment de la filiale avec laquelle ils traitaient, ils bénéficiaient de la surface financière consolidée du groupe15. Cette théorie a été développée en 1994 avec le fameux arrêt Swissair16.
Depuis lors, le Tribunal fédéral a posé des exigences très strictes pour qu'il puisse être fait abstraction du principe de la dualité juridique17.
La règle de la transparence n'a été concrètement appliquée qu'en rapport avec des sociétés unipersonnelles18, ou dans des cas où l'identité économique absolue entre le débiteur et le tiers n'était ni contestable ni sérieusement contestée, et que la dualité juridique n'était invoquée qu'aux fins de se soustraire abusivement à l'exécution forcée19.
Quant à la responsabilité fondée sur la confiance, outre qu'elle concerne essentiellement le domaine des contrats, le Tribunal fédéral précisait déjà en 1998 qu'elle n'est pas la conséquence de la seule existence d'un groupe, ni même du simple fait qu'une société déclare être une entreprise du groupe, par exemple sur son papier à lettres ou dans ses brochures publicitaires. Une responsabilité ne peut en effet être admise que lorsque, par son comportement, une société du groupe a particulièrement éveillé des attentes «suffisamment concrètes et déterminées»20.
Dans la mesure où les actes illicites commis par les organes d'une filiale n'engagent ainsi, en principe, que la responsabilité de cette dernière, il importe d'instituer une responsabilité solidaire, dans les groupes de sociétés, afin de rendre toute maison mère responsable des actes de ses filiales (direct liability). Rien ne justifie qu'une société mère puisse consolider les gains financiers réalisés par ses filiales, mais qu'elle n'ait pas à répondre des actes commis par ces dernières. Il s'agit de faire coïncider la réalité juridique avec la réalité économique.
Cette réforme du Code des obligations devra s'accompagner d'une modification de l'art. 155 LDIP, afin de prévoir que le droit applicable à la société régit également sa responsabilité solidaire pour les actes illicites et les engagements contractuels des entités dominées.
1Le présent article fait suite à une étude réalisée par l'auteur pour le compte de la campagne «Droit sans frontières», disponible dans son intégralité sur le site www.droitsansfrontières.ch. Elle fait un inventaire des insuffisances du droit suisse dans les domaines du droit civil, du droit pénal, du droit de l'environnement et de la procédure tant civile que pénale. Seuls sont abordés ici certains aspects de la responsabilité civile des entreprises et de leurs dirigeants.
2Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme: mise en œuvre du cadre de référence «Protéger, respecter et réparer» des Nations Unies, A/HRC/17/31.
3Pascal Mahon, Petit commentaire de la Constitution fédérale de la Confédération suisse, art. 35 N° 10, p. 315.
4Arrêt du Tribunal fédéral (ATF) 126 II 300 du 3 mai 2000, consid. 5a, p. 314. L'obligation d'agir de l'Etat a toutefois été niée en l'espèce (protection contre le bruit émanant d'un stand de tir).
5CR CO II, Bernard Corboz, ad intro aux art. 752-761 N 2.
6Idem, 752-761 N 5-6.
7Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme: mise en œuvre du cadre de référence «Protéger, respecter et réparer» des Nations Unies, A/HRC/17/31, pp. 8-15.
8Mahon, ad art. 35 N° 12, p. 316 et ATF 126 II 300 du 3 mai 2000, consid. 5a, p. 314.
9Marc Bauen, Robert Bernet, Nicolas Rouiller, La société anonyme suisse, Zurich, 2007, p. 257 N 648.
10Bauen, Bernet, Rouiller, op.cit., p. 258 n. 1.
11Henry Peter, «La responsabilité fondée sur la confiance en droit des sociétés» in: La responsabilité fondée sur la confiance, Vertrauenshaftung (Christine Chappuis, Bénédict Winiger éd.), Zurich, 2001, p. 50.
12Von der Crone, Cheneaux et al., www.adroit.unizh.ch, plateforme en ligne de droit des sociétés, chap. Groupe de sociétés, Responsabilité de la maison mère.
13ATF 137 III 550, consid. 2.3.1.
14CR CC I, Christine Chappuis, ad art. 2 N 45.
15Peter, op.cit., p. 51.
16ATF 120 II 331 JT 1995 I 359 in: Peter, op.cit., p. 53.
17Arrêt 4A 337/2009 du 16 octobre 2009 (voir également les arrêts 5A_404/2008 du 30 juin 2009 et 4A_263/2010 du 28 octobre 2010 dans lesquels le «Durchgriff» n'a pas été retenu).
18Bauen, Bernet, Rouiller, op.cit., p. 264 n. 31.
19ATF 105 III 107 consid. 3a.
20PETER, op.cit., p. 57.