plaidoyer: La surveillance faisant l’objet de la révision concerne théoriquement toutes les assurances sociales, puisqu’elle prendrait place dans la LPGA?
Didier Elsig: La Cour européenne des droits de l’homme a signifié à la Suisse qu’elle ne pouvait procéder à la surveillance des assurés sociaux sans se doter d’une base légale. C’était un cas d’assurance accidents. Puis, le Tribunal fédéral a jugé que le principe était le même pour l’assurance invalidité. Finalement, comme il s’agit d’une révision de la LPGA, elle s’étend, en effet, à toutes les assurances sociales.
Philippe Graf: Les juges de Strasbourg n’ont jamais dit à la Suisse: vous devez légiférer. Ils lui ont dit: si vous voulez que vos assurances sociales continuent de surveiller leurs assurés, il vous faut créer une base légale suffisamment précise, comportant un fort caractère de prévisibilité. En pratique, cette surveillance devrait surtout concerner des prestations durables, comme les rentes AI ou LAA.
Didier Elsig: L’idée est en effet de soumettre à la surveillance des domaines où des prestations importantes sont en jeu. Je ne vois guère d’application concrète dans la LAMal, par exemple. Les pertes de gain en cas de maladie portent certes sur de grosses sommes, mais il est rare qu’elles soient soumises à la LAMal. Elles relèvent en principe de la LCA.
Philippe Graf: Le projet prévoit toutefois, à son art. 43a al. 6, que des rapports d’observation établis par des assureurs privés seraient exploitables par les assureurs sociaux. L’inscription d’une telle brèche dans la LPGA paraît problématique.
Didier Elsig: C’est déjà la pratique actuelle. La nouvelle loi aura l’avantage de donner davantage de droits aux assurés. En outre, les assurances sociales ne seront ainsi pas prétéritées par rapport aux assureurs privés.
plaidoyer: Les risques d’abus dans les assurances sociales justifient-ils une telle révision?
Philippe Graf: Ce projet de loi n’est pas digne d’un Etat de droit. En droit pénal, l’«observation» est une mesure de contrainte. Le projet d’art. 43a LPGA, dont l’al. 1 est calqué sur l’art. 282 CPP, veut en faire une mesure d’instruction administrative, en créant une sorte de police parallèle propre à l’assurance sociale. Or les assureurs disposent déjà d’une panoplie suffisante de mesures pour instruire le droit aux prestations: rapports médicaux, expertises médicales, observations professionnelles en ateliers, etc. Si l’instruction d’un cas est complète, une observation supplémentaire par un détective est inutile.
Didier Elsig: La surveillance est parfois nécessaire. Il ne faut pas être naïf. Je peux vous donner l’exemple d’un prétendu paraplégique qui recevait une demi-rente de la SUVA. Lors de l’examen de sa demande pour une rente entière, une mesure d’observation sur un court de tennis privé a révélé qu’il marchait et courait. Ces mesures sont nécessaires dans très peu de cas. A la SUVA, une quinzaine ont été menées l’an dernier sur un total de 460 000 déclarations d’accidents. Les conditions pour les ordonner sont strictes: il faut un indice concret d’abus ainsi que le respect des principes de proportionnalité et de subsidiarité.
Philippe Graf: Selon la SUVA elle-même, seulement 0,003% des cas traités annuellement par cette caisse font l’objet d’une surveillance. Pourquoi donc un tel déploiement législatif? Dans le cas que vous mentionnez, d’un paraplégique en réalité capable de marcher, on doit quand même se dire qu’il a, pour tromper tous les intervenants en matière d’assurance sociale (médecins et autres), déployé une énergie criminelle démentielle.
Didier Elsig: Dans le domaine de l’AI, ce sont quand même environ 200 cas par année qui nécessitent une observation. Il est normal de se montrer critique envers certains certificats médicaux de complaisance ou envers un centre d’expertise, tel celui de CORELA. Il est parfois utile d’avoir un moyen de preuve supplémentaire. Sans oublier que les rapports des détectives sont soumis au contrôle subséquent de l’assureur, puis des juges, qui ne les acceptent pas toujours.
Philippe Graf: Sur 270 surveillances en 2016, un tiers a été mené à tort par l’AI. De plus, la valeur probante d’une observation est faible. On ne voit que des moments de la vie de l’assuré et que du point de vue subjectif du détective. Si on la sort de son contexte, l’image d’une personne, en train de porter un sac à commissions par exemple, peut – même si ce n’est qu’une seule fois par semaine qu’elle le fait – être interprétée à volonté par l’assureur.
plaidoyer: La formation des détectives ne laisse-t-elle pas à désirer en effet?
Didier Elsig: Actuellement, c’est un peu la jungle, il est vrai, et j’avais des craintes à la lecture du projet de loi. Mais je suis rassuré à la lecture du projet d’ordonnance d’application (modification de l’OPGA): elle pose des conditions pour la formation et l’expérience des détectives, et les soumet à un réexamen périodique. Sans compter que les rapports des détectives ne sont qu’un moyen de preuve parmi d’autres, et sont soumis à l’appréciation des médecins.
Philippe Graf: Normalement, la valeur probante d’un moyen de preuve dépend des qualifications du spécialiste qui l’établit. Le détective n’est cependant spécialisé en rien. A l’heure actuelle, cette activité n’est au surplus pas réglementée. On se demande pourquoi il ne serait pas possible de substituer à la surveillance, par exemple, un interrogatoire serré de l’assuré par un collaborateur interne à l’assurance?
Didier Elsig: Comme pour les expertises, il existe des collaborateurs internes et externes pour les observations.
plaidoyer: Selon le projet, l’assureur aurait un pouvoir plus grand qu’un procureur, puisqu’il pourrait ordonner une observation dans un lieu visible depuis un lieu public?
Didier Elsig: Une observation pourra être faite dans un lieu public, éventuellement sur un balcon. Mais pas dans un appartement. Cela correspond à ce que peut ordonner un procureur dans le cadre d’une procédure pénale.
Philippe Graf: Sur le site internet du Parlement, on peut lire que les assurés pourront «être observés lorsqu’ils se trouvent dans un jardin, sur un balcon et même dans un appartement si ces lieux sont visibles depuis un endroit librement accessible». Le projet de loi ne l’exclut pas. Il va plus loin que le CPP, en accordant à l’assureur plus de pouvoir qu’un procureur n’en détient. Ce dernier ne peut ordonner une surveillance dans un lieu privé qu’avec l’autorisation d’un juge.
Didier Elsig: Sur le site internet de l’Administration fédérale, il est également écrit qu’un assuré ne peut pas être observé lorsqu’il se trouve à l’intérieur de son logement, car d’après la jurisprudence du Tribunal fédéral, cet endroit relève de la sphère privée. Il appartiendra aux tribunaux – et à eux seuls – de préciser ces différentes notions.
Philippe Graf: Plusieurs tentatives du Parlement de fixer des limites à la surveillance ont échoué. Par exemple, le projet n’exclut pas l’usage d’un drone pour des prises de vue, et ne prévoit pas de délégation de compétence permettant au Conseil fédéral de préciser ce que seraient les «instruments techniques» à disposition des assureurs.
Didier Elsig: Le recours à des drones sera exclu, comme tout moyen technique augmentant considérablement la perception humaine. Et, pour les traceurs GPS, il est précisé que l’autorisation d’un juge sera nécessaire. Pour le reste, il faut vivre avec son temps, chacun de nous, ou presque, a un mouchard sur lui, qui le géolocalise et avec lequel il effectue régulièrement des photos ou des enregistrements avec son smartphone…
plaidoyer: Selon le projet, les droits de l’assuré seront nettement moins étendus que ceux du prévenu dans une procédure pénale?
Philippe Graf: En pénal, l’autorité est impartiale, et elle doit instruire à charge et à décharge. Le projet de loi prévoit, quant à lui, une instruction uniquement à charge, par des assureurs ayant un intérêt direct à réduire ou à supprimer leurs prestations. Cela pose un problème évident d’inégalité des armes. De plus, selon les tenants du projet, l’observation par un détective serait une ultima ratio. Mais, dans le texte, ce n’est pas ainsi que les choses sont formulées, puisque l’art. 43a al. 1 let. b LPGA dit qu’une surveillance secrète pourrait avoir lieu non seulement lorsque «les mesures d’instruction n’auraient aucune chance d’aboutir», mais également lorsqu’elles «seraient excessivement difficiles». Cette dernière condition est une notion juridique indéterminée de plus, et qui fait craindre que le principe de subsidiarité ne serait pas respecté.
Didier Elsig: Au contraire. Cette notion exprime correctement que le principe de subsidiarité sera applicable et déterminant. De même, le contrôle judiciaire prévu veillera à l’égalité des armes. Quand à l’intérêt économique de l’assureur social, il ne faut pas oublier que c’est surtout celui de l’assuré payeur de primes.
Philippe Graf: Il est déjà possible de sauvegarder l’intérêt des cotisants grâce à la panoplie de mesures d’instruction à la disposition des assureurs sociaux. La notion «d’indices concrets» à la base d’une observation n’est par ailleurs pas la même qu’en droit pénal: un simple appel anonyme dénonçant un assuré peut, selon la jurisprudence, suffire.
Didier Elsig: En effet, la situation actuelle n’est pas satisfaisante. C’est la raison pour laquelle on crée justement une base légale, qui est un pas dans la bonne direction, même si des incertitudes subsistent. Une fois de plus, il appartiendra aux juges de préciser les critères d’application. Et la loi actuelle prévoit par ailleurs, à l’art. 78 LPGA, la responsabilité de l’assureur en cas de dommage causé illicitement à un assuré.
plaidoyer: Etant donné que les abus sont rares, pourquoi ne pas les réprimer par le biais d’une procédure pénale, qui garantirait mieux les droits des assurés?
Didier Elsig: Les assureurs sont réticents à porter plainte contre leurs clients. Dans ces affaires, les conditions d’une infraction pénale sont rarement remplies. Les abus sont certes peu fréquents, mais ils doivent être détectés. Je me souviens également d’un cas où une personne ne pouvait soi-disant pas bouger son bras. Et on la voyait pourtant porter son Natel à l’oreille. Les assurés ont besoin d’équité, c’est aussi le message de cette loi.
Philippe Graf: Quand une prestation est versée indûment, ce n’est que très rarement le fait d’un assuré qui cherche à tromper l’assureur; il s’agit plutôt de cas où l’instruction a été menée de manière incomplète par l’assurance. Quoi qu’il en soit, l’art. 148a CP permet déjà à l’assureur de porter plainte, et au Ministère public d’enquêter et d’avoir recours aux moyens que lui offrent les art. 280 et 282 CPP. Il n’y a aucun besoin de compléter la LPGA à cet égard.
plaidoyer: Avec le projet de loi soumis au peuple, on ferait passer l’assuré comme un fraudeur potentiel?
Philippe Graf: Je pense surtout que le Parlement veut mettre en garde les assurés, leur faire peur, et qu’il néglige le fait que ceux qui demandent des prestations sont atteints dans leur santé.
Didier Elsig: C’est aux fraudeurs que cette loi va faire peur. L’énorme majorité des assurés honnêtes, qu’il ne faut pas oublier, n’a rien à craindre, quant à elle, mais tout à gagner.
Philippe Graf: Le message du projet de loi semble être: «Si vous demandez une prestation, on pourra vous surveiller.» Les assurances sociales interviennent en tant que délégataires de la puissance publique au sens de l’art. 35 al. 2 Cst. Un Etat de droit, c’est un Etat qui ne porte atteinte aux droits fondamentaux de ses citoyens que si une telle atteinte est absolument nécessaire. Dans cette perspective, ce projet de loi n’a pas lieu d’être.
Didier Elsig: Ce serait choquant de limiter les moyens des assurances sociales, comparé à ceux qui sont à disposition des assurances privées, n’en déplaise aux opposants, qui minimisent les risques de fraude.
Philippe Graf: En plus d’être inutile, le projet est totalement imprécis. On peut, comme le Prof. Kurt Pärli l’a récemment écrit, considérer que le Parlement a fait le contraire de que ce que la CrEDH lui avait, dans l’arrêt Vukota-Bojic c. Suisse, prescrit de faire.
Didier Elsig,
55 ans, avocat à Lausanne et à Sion, spécialiste FSA en responsabilité civile et droit des assurances, précédemment avocat à la CNA (SUVA) ainsi que dans une compagnie d’assurances.
Philippe Graf,
36 ans, avocat à Lausanne, spécialiste FSA en responsabilité civile et droit des assurances, précédemment avocat pour le Service juridique romand d’Intégration Handicap.