Et si la France, au lendemain des attentats du 13 novembre, était entrée pour longtemps, très longtemps, dans l’état d’urgence? En Algérie, il fut promulgué aux premières heures de la guerre civile, en 1992, et ne sera levé qu’en 2011. Pendant près de 20 ans, logiquement lorsque le sang coulait, mais par la suite aussi, une paix fragile étant enfin rétablie, les manifestations de rue furent quasiment toutes interdites. En France, il est certes permis de manifester sous l’état d’urgence et le pays n’est pas en guerre civile. Mais les tensions politiques et identitaires, sur fond d’islamisme et de progression du Front national, y sont fortes. On a parfois l’impression d’une société au bord du gouffre. Sommes-nous hors sujet? Si l’état d’urgence s’inscrit dans la lutte antiterroriste, sa fonction première, il a peut-être d’autres vocations aussi. Nous y reviendrons.
La loi française relative à l’état d’urgence date du 3 avril 1955. Elle fut votée par le législateur dans le contexte de la guerre d’Algérie. Pour la première fois depuis cette période fortement troublée, l’état d’urgence s’applique à l’ensemble du territoire français, départements d’outre-mer inclus. Entre-temps, il fut instauré en 1984 en Nouvelle-Calédonie uniquement, lors du soulèvement indépendantiste kanak, puis en novembre 1995 en certains endroits de la métropole, au moment des émeutes des banlieues. Constatons que, en chaque occasion, et cela vaut présentement, l’état d’urgence en France renvoie à la question coloniale ou migratoire, ces deux aspects étant historiquement liés.
Déséquilibre des pouvoirs
L’état d’urgence confère moins de droits à l’exécutif que les «pleins pouvoirs» dont le président de la République peut se doter conformément à l’article 16 de la Constitution, et moins encore, naturellement, que l’état de siège qui transfère l’autorité à l’armée. L’état d’urgence n’a toutefois rien de banal. Se posant comme protecteur, il tend à favoriser l’arbitraire. «Avec l’état d’urgence, une partie des prérogatives ordinaires de l’Etat de droit ne s’applique plus, explique Dominique Rousseau, professeur de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il y a basculement du contrôle de l’activité de la police par le juge judiciaire vers le juge administratif siégeant au Conseil d’Etat. Or, le juge qui, constitutionnellement, est garant de la liberté, c’est le juge judiciaire, non le juge administratif.» On se retrouve donc face à «un déséquilibre des pouvoirs temporaires, pour répondre à une menace imminente», complète Patrice Spinosi, avocat à la Cour de cassation, la plus haute juridiction judiciaire, et au Conseil d’Etat.
Concrètement, l’état d’urgence donne à l’administration et à son bras armé, la police, le droit d’appliquer des mesures de contrainte exceptionnelles: assignation à résidence avec obligation de pointer plusieurs fois par jour à un commissariat; perquisition chez des particuliers de jour comme de nuit; interdiction d’aller et de venir; fermeture de locaux, telles des mosquées. Prorogé à deux reprises pour une durée de trois mois, l’état d’urgence s’étend, pour l’heure, jusqu’au 26 mai prochain. Il pourrait être prolongé de deux mois à compter de cette date, afin d’assurer la sécurité de l’Euro 2016 de football en juin et celle du Tour de France cycliste, en juillet.
Bilan après six mois
Au 20 avril, six mois après son instauration, le bilan sécuritaire était le suivant: 3549 perquisitions administratives, près de 400 assignations à résidence. Presque toutes les perquisitions (96%) ont eu lieu dans la première période de l’état d’urgence, entre le 13 novembre et le 26 février, la police ayant tendance à «taper dans le tas». En tout, 743 armes ont été neutralisées, dont 75 armes de guerre. Sur les 3549 perquisitions administratives, seules 592 ont débouché sur des procédures judiciaires; 67 peines ont été prononcées et 56 individus ont été placés en détention. Quant au nombre des personnes assignées à résidence, s’il a atteint 344 entre novembre et février, il a, depuis, chuté à 69, au 20 avril toujours.
Peut-on parler de mesures efficaces en termes de lutte antiterroriste? La réponse n’est pas évidente. Oui, si l’on considère que les armes de guerre saisies auraient pu, un jour, tomber dans les mains de futurs terroristes. Oui encore, si l’on estime que les services secrets mettent pleinement à profit la latitude offerte aux policiers. Plutôt non, en revanche, si l’on retient que seules 25 infractions en lien avec le terrorisme ont été mises au jour, donnant lieu à quatre procédures antiterroristes (trois enquêtes préliminaires et une mise en examen), les 21 autres cas étant relatifs au délit d’apologie du terrorisme (tracts, commentaires postés sur Facebook, etc.). Du petit fretin, conclut-on.
Pour rassurer
L’état d’urgence n’aura pas permis d’éviter les attentats de Bruxelles du 22 mars, alors que les polices française et belge avaient renforcé leurs liens. Mais sans doute son rôle n’est-il pas tant de prévenir les attentats que de rassurer la population, à l’instar de l’opération Sentinelle, un plan Vigipirate renforcé décidé après les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, mobilisant police, gendarmerie et soldats. Si la France, selon le Ministère de l’intérieur, a déjoué «onze attentats» au cours de l’année 2015, si, le 24 mars dernier, elle a mis la main sur un individu, qui s’apprêtait, semble-t-il, à commettre un ou plusieurs carnages, aidé de complices eux aussi arrêtés à temps, elle le doit surtout aux enquêtes de ses services.
Patrice Spinosi le concède: «L’état d’urgence était justifié au lendemain des attentats.» La population en état de choc voulait être rassurée. L’Etat devait apparaître dans sa puissance réelle et symbolique. D’où, notamment, l’allocution très solennelle du président de la République, François Hollande, devant les deux Chambres parlementaires réunies en congrès à Versailles. C’est là que le chef de l’Etat annonce vouloir inscrire dans la Constitution l’état d’urgence et la déchéance de nationalité pour les binationaux nés en France, deux mesures fortes et contestées, finalement abandonnées. L’état d’urgence aussitôt promulgué, est appliqué de manière spectaculaire, entraînant des dérapages. «C’était certainement voulu, explique un officier de police sous couvert d’anonymat. Il s’agissait, par un usage de la force pouvant apparaître comme disproportionné, de tuer dans l’œuf de possibles velléités vengeresses à l’endroit des musulmans.»
Un piège
On ne dira pas que le calme règne en France, mais l’ordre, oui, d’une certaine manière, pour l’instant. L’opinion reste largement favorable à l’état d’urgence, qui se prolonge donc, comme si, une fois le processus sécuritaire enclenché, la demande citoyenne suscitait l’offre étatique. Dominique Rousseau voit, là, un «piège dans lequel il ne faut pas tomber»: «Finalement, ce n’est pas bien grave, si l’on marginalise la justice, car la police nous protégera: voilà ce que le gens se disent peut-être, mais ils se trompent, estime le professeur de droit public. Porter atteinte aux libertés n’est pas la garantie d’une plus grande sécurité pour les citoyens.» Dominique Rousseau tire la sonnette d’alarme: «Il ne faut pas s’installer dans l’état d’urgence, c’est très grave, car cela nous conduit de l’Etat de droit à l’Etat de police, soutient-il. L’état d’urgence affaiblit la protection juridictionnelle au prétexte que cette dernière complique la lutte contre le terrorisme. Je crois qu’il y a, de la part des gouvernants français, une instrumentalisation politicienne des attentats, de manière à provoquer la peur. Or, plus on a peur, plus on accepte de perdre des libertés.»
Objection: le mouvement Nuit debout, les manifestations contre le projet de la loi Travail, ne sont-ils pas la preuve que, loin d’être menacées, les libertés s’affirment pleinement? «C’est ça le danger, répond Dominique Rousseau. On se dit que l’état d’urgence n’est pas bien grave, puisque l’autorisation de manifester demeure. Mais ce faisant, on s’habitue à vivre dans un état d’exception. Un jour, on se réveillera comme dans la fable du corbeau et du renard, et ce sera un peu tard.»
L’Etat français, les Français en général aiment leur police et se méfient de la justice, pourrait-on résumer à gros traits. «Le pouvoir judiciaire, en France, ne peut pas être un pouvoir, c’est une autorité, constate à regret Dominique Rousseau. Il était question d’inscrire l’indépendance du Parquet dans la Constitution, cela ne s’est pas fait. Les procureurs sont toujours nommés par le pouvoir politique.» Pourtant, sous l’Ancien Régime, il y a fort longtemps, la France s’était créée comme un Etat de justice, rappelle le professeur de droit public. L’absolutisme va lui donner les premiers coups de boutoir. Mais c’est sous la Révolution que le basculement se produit: la souveraineté populaire s’oppose à l’autorité des cours de justice, les «Parlements» dissous en 1790. Puis c’est Napoléon, en créant le Conseil d’Etat, qui soustrait l’administration au contrôle judiciaire.
Vains recours
Le maintien de l’état d’urgence poursuivrait donc une même logique, celle qui consiste à restreindre le champ d’intervention de la justice pour accroître la marge de manœuvre de la police. Patrice Spinosi et la Ligue des droits de l’homme ont déposé, en janvier, un recours au Conseil d’Etat pour que l’état d’urgence ne soit pas renouvelé, ils ont été déboutés. L’avocat a saisi le Conseil constitutionnel de plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité (QPS), s’agissant de saisies informatiques ou de perquisitions nocturnes, obtenant partiellement gain de cause. «Dans le cadre de l’état d’urgence, le Conseil d’Etat n’exerce un contrôle qu’a posteriori de l’action policière, alors que, en temps ordinaire, c’est le juge d’instruction qui, sollicité, décide de la mise en œuvre des mesures de contrainte.»
Réforme en vue
Il faudra bien, pourtant, sortir de l’état d’exception. On compte beaucoup, pour cela, sur la réforme de la procédure pénale, qui doit faire la jonction avec l’état d’urgence. Elle pourrait entrer en vigueur en mai. Les procureurs seraient alors habilités à ordonner des perquisitions de nuit, prérogative jusqu’alors réservée aux juges. Les policiers pourraient fouiller les bagages dans les véhicules et l’administration pénitentiaire faire du renseignement. La réforme prévoit aussi l’assignation à résidence des personnes de retour d’un «théâtre d’opérations de groupements terroristes», et ce, jusqu’à un mois, le temps de vérifier si elles doivent ou non rendre des comptes à la justice. Autant de mesures critiquées par les opposants à l’actuel état d’urgence, qui voient, là, avec inquiétude, la transposition d’un droit d’exception dans le droit commun. Mais, quand bien même la réforme de la procédure pénale renforcerait à brève échéance le rôle du Parquet dans la lutte antiterroriste, cela ne signifie pas que l’état d’urgence serait levé dans la foulée.