Le 20 mai 2011, la lutte contre l'impunité des responsables des violations graves des droits humains en Uruguay a essuyé un nouveau revers. Ce jour-là, le Parlement uruguayen a refusé d'annuler une loi controversée permettant d'amnistier de facto les crimes commis sous la dictature (1973-1985). La «loi de caducité» (Ley de Caducidad de la Pretensión Punitiva del Estado), adoptée en 1986, juste après la fin de la dictature militaire de ce pays, protège les militaires et les policiers acteurs de délits politiques commis pendant cette période. Concrètement, elle contraint les juges à demander l'autorisation du gouvernement afin de poursuivre des membres des forces de l'ordre soupçonnés de violations des droits de l'homme. Par conséquent, pendant des décennies, cette disposition a donné à l'exécutif le pouvoir d'agir sur la poursuite des auteurs de ces crimes et empêché tout procès pénal contre les responsables.
Depuis quelques années cependant, l'Uruguay a commencé - comme beaucoup d'autres pays en Amérique latine - à réexaminer son passé violent et à reconsidérer les «compromis politiques» qui avaient été négociés entre justice et démocratie à la fin de la dictature. Depuis l'arrivée de la gauche au pouvoir en 2005, le gouvernement a autorisé plusieurs enquêtes et les principaux chefs de la dictature, comme Juan María Bordaberry (1973-1976), ont été condamnés pour les crimes commis.
Néanmoins, la «loi de caducité» continue à empêcher les investigations et contrevient ainsi aux obligations internationales de recherche de la vérité et de la justice. Au niveau international, la loi a été fortement critiquée depuis les années 1990, entre autres par le Comité des droits de l'homme des Nations Unies et la Commission interaméricaine des droits de l'homme. Et, récemment, la Cour interaméricaine des droits de l'homme a condamné l'Uruguay, en raison de la non-conformité de la «loi de caducité» aux obligations internationales en matière de droits humains (affaire Gelman v. Uruguay1).
De son côté, la Cour suprême de justice de l'Uruguay a déclaré cette loi anticonstitutionnelle dans deux cas. Dans l'un d'eux, elle s'est appuyée, en 2009, sur une violation du principe de séparation des pouvoirs.
Malgré tout, à deux reprises, en 1989 et en 2009, la loi a été confirmée en votation populaire. En avril 1989, les Uruguayens, redoutant le retour au pouvoir des militaires, ont renoncé par référendum à l'abroger. Cette volonté a été exprimée de nouveau en 2009. Dès lors, certains membres du Parlement se sont sentis légitimés à critiquer le projet d'annulation qui leur a été présenté en mai 2011.
Le cas Gelman v. l'Uruguay
Avec le cas de Gelman v. Uruguay1, la Cour interaméricaine des droits de l'homme a rendu pour la première fois, le 24 février 2011, une décision à propos de la «loi de caducité» de l'Uruguay. L'affaire concernait María Claudia García Iruretagoyena de Gelman, disparue dans les années 1970 pendant l'opération Condor, et sa fille Macarena, née durant la réclusion de sa mère et ensuite privée de sa vraie identité. Grâce à la «loi de caducité», les responsables de ce crime restent impunis jusqu'à ce jour.
A cette occasion, la Cour, confirmant une jurisprudence constante en la matière, a estimé que la loi d'amnistie uruguayenne était incompatible avec l'obligation internationale de ce pays d'offrir aux victimes de violations des droits humains des recours effectifs. Les juges ont déclaré que «en raison de son incompatibilité manifeste avec la Convention américaine [la loi...] est dépourvue d'effets juridiques et, par conséquent, ne peut plus constituer un obstacle aux investigations sur les cas graves de violations des droits de l'homme en Uruguay» (Traduction libre.)
Jurisprudence de la Cour interaméricaine
Depuis sa création en 1979, la Cour interaméricaine a joué un rôle très important dans l'application et l'interprétation des dispositions de la Convention américaine relative aux droits de l'homme. Sur la thématique des lois d'amnistie, la jurisprudence développée dans les cas de Barrios Altos v. Pérou (2001)2, La Cantuta v. Pérou (2006)3, Almonacid Arellano v. Chile (2006)4 et Gomes Lund v. Brésil (2010)5 a eu un impact considérable dans la lutte contre l'impunité dans les pays d'Amérique latine.
Le cas faisant jurisprudence est sans doute celui de Barrios Altos v. Pérou en 2001, portant sur un massacre commis en 1991 contre des civils par le groupe paramilitaire Colina. Les responsables avaient bénéficié des lois d'amnistie approuvées en 1995 sous le régime du président Fujimori. La Cour a décrété que ces dispositions étaient inadmissibles, car elles supprimaient la responsabilité pénale des auteurs de violations graves des droits humains, telles que la torture, les exécutions arbitraires et les disparitions forcées. En conséquence, la Cour a jugé que les lois d'amnistie péruviennes étaient «dépourvues d'effet légal».
Dans les cas de La Cantuta v. Pérou, Almonacid v. Chile, et de Gomes Lund v. Brésil, la Cour a également examiné les lois d'amnistie respectives de ces pays, arrivant à la même conclusion que l'absence de poursuite de ces crimes violait le droit des victimes et de leurs familles et les privait d'un recours effectif et d'une protection juridique (articles 8.1 et 25 de la convention).
Violation des obligations des Etats
Ainsi, la Cour interaméricaine a pris une position claire dans toutes ses décisions depuis l'affaire Barrios Altos. L'illégalité d'une loi d'amnistie résulte de sa ratio legis, la raison d'être illicite de cette loi, soit de protéger les responsables de graves violations des droits humains. La Cour a clairement établi que cela contrevient au devoir des Etats de poursuivre les violations des droits humains et au droit des victimes à obtenir justice. Dans cette analyse, la Cour prend en considération deux aspects: d'un côté, le fait que les lois d'amnistie violent le droit des victimes et de leurs familles à un recours effectif ainsi qu'à une protection juridique et, de l'autre, le caractère de ius cogens - et par conséquent de nature non dérogeable - des droits bafoués (droit à la vie, à l'intégrité personnelle et à la liberté personnelle).
De plus, dans toutes ces décisions, on peut observer que dans son exercice de contrôle de conformité à la Convention américaine, la Cour semble prendre une position de Cour «quasi constitutionnelle», vu qu'elle n'oblige pas les autorités nationales à annuler ou modifier la législation critiquée, mais détermine elle-même la nullité ab initio de la loi considérée comme contraire à la Convention américaine. Au vu de la formulation utilisée («sont dépourvues d'effet légal»), la Cour exprime clairement qu'aucune autre intervention législative du pays concerné n'est nécessaire pour annuler la loi. Ainsi, elle donne une valeur supranationale à ses propres décisions, une position qui n'a pas été jugée opportune par tous.
Lois d'amnistie inapplicables
En fait, cette position a été acceptée par plusieurs pays d'Amérique latine. Par exemple, tant au Pérou qu'au Chili, les lois d'amnistie n'ont jamais été formellement abrogées ou annulées, mais elles ont été déclarées inconstitutionnelles à plusieurs reprises par les Cours suprêmes ou constitutionnelles de ces pays. Il existe donc une jurisprudence constante qui confirme l'inconstitutionnalité et, par conséquent, l'inapplicabilité de ces lois, situation qui a été décrite comme une «dérogation tacite» par la doctrine et la jurisprudence.
Néanmoins, dans d'autres pays, les décisions de la Cour interaméricaine ont eu un effet direct sur les lois d'amnistie: par exemple en Argentine, la décision de Barrios Altos v. Pérou a conduit à l'abrogation de ces lois en 2003. En mars 2001 déjà, dans une résolution historique, un juge a déclaré pour la première fois l'inconstitutionnalité des lois d'amnistie, décision qui a été confirmée par la Cour suprême de justice de l'Etat.
L'Uruguay, un cas particulier
Par rapport aux autres pays d'Amérique latine, la particularité de l'Uruguay réside dans l'approbation des lois d'amnistie lors de deux votations populaires. A cet égard, dans l'arrêt Gelman v. Uruguay, la Cour interaméricaine des droits de l'homme a jugé que l'adoption d'une loi au moyen de mécanismes de démocratie directe ne lui confère pas automatiquement une légitimité face au droit international et ne garantit pas nécessairement le respect des droits humains non dérogeables. Au contraire, les mécanismes de démocratie directe sont limités par le respect des obligations internationales de protection des droits humains. De cette façon, la Cour est arrivée à la conclusion que la protection des droits humains constitue une limite infranchissable, particulièrement dans les cas graves, comme les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires ou la torture.
Ainsi que déjà mentionné, la Cour suprême de l'Uruguay avait tranché de la même manière en 2009 dans un cas où elle avait déclaré l'inconstitutionnalité de la «loi de caducité». Dans cette décision, la Cour suprême avait jugé que toute décision de la majorité populaire était limitée, entre autres par la prédominance des droits fondamentaux de tous les citoyens, surtout la vie et la liberté personnelle.
Juristes partagés
Certains juristes ont salué la décision de l'arrêt Gelman comme un enrichissement de la jurisprudence interaméricaine en matière de protection des droits humains et de délimitation du pouvoir de la démocratie directe. Pour eux, l'argument que l'Etat uruguayen ne pouvait pas annuler la «loi de caducité» parce que le peuple avait refusé de l'abroger à deux reprises, était insoutenable, puisque les normes internationales impératives limitaient généralement la démocratie directe.
Néanmoins, la jurisprudence de la Cour interaméricaine concernant les lois d'amnistie en Amérique latine, et particulièrement le fait qu'elle ait régulièrement jugé ces lois invalides, a aussi suscité des critiques. Elles ont porté sur l'étendue de la compétence d'une Cour internationale s'agissant du processus de prise de décision et du consentement des Etats à une telle intervention. Ce consentement est particulièrement important, car la Cour interaméricaine dépend de la coopération des autorités nationales pour faire exécuter ses décisions (cela d'autant plus qu'elle n'a pas un mécanisme de contrôle comme le Conseil des ministres dans le système européen de protection des droits humains).
Si les décisions de la Cour interaméricaine ont été intégrées sans autre dans les systèmes juridiques du Chili et du Pérou, on ignore encore comment l'Uruguay résoudra le conflit entre les obligations dictées par le droit international, d'une part, et la volonté populaire, de l'autre. Le 27 juin 2011, le président a annoncé la signature d'un décret qui permettra d'ouvrir des enquêtes dans 88 cas de violations des droits humains, actuellement freinées par la «loi de caducité». Néanmoins, quand bien même cette décision est un pas dans la bonne direction, la lutte continue.
*Juriste suisse et conseillère indépendante en droits humains et droit constitutionnel. Entre 2008 et 2010, elle a travaillé comme juriste à la Cour interaméricaine des droits de l'homme.
1 Cas Gelman v. Uruguay. Décision du 24 de février de 2011. Série C N° 221.
2 Cas Barrios Altos v. Pérou. Décision du 14 de mars de 2001. Série C N° 75.
3 Cas La Cantuta v. Pérou. Décision du 29 de novembre de 2006. Série C N° 162.
4 Cas Almonacid Arellano et autres v. Chili. Décision du 26 de septembre de 2006. Série C N° 154.
5 Cas Gomes Lund et autres (Guerrilha do Araguaia) v. Brésil. Décision du 24 novembre de 2010.
Série C N° 219.