Plusieurs mois après l'acceptation de la nouvelle Constitution par une majorité significative de la population, ce nouveau texte fondamental continue de diviser profondément la société égyptienne. Le fait que le verdict ait été clairement exprimé n'y change rien: près de deux tiers des votants - 64% - ont accepté le projet de modification. A observer les différents camps politiques en présence, on constate que deux visions du monde s'affrontent. Les musulmans de tous bords défendent la loi fondamentale, qu'ils ont pratiquement élaborée en solitaire grâce à leur part prépondérante dans la constituante. Les forces séculières de la gauche, des libéraux et des partis nationaux critiquent, pour leur part, le manque de légitimation et de consensus national à ce sujet. C'est pourquoi l'opposition juge la Constitution «invalide» - «badil», selon les termes de leur campagne - et exige des modifications ou même une nouvelle révision.
Questions ouvertes
On ne distingue pas de vision stratégique claire dans les 236 articles qui composent la Constitution. Ce n'est pas le coup de maître qui fixe par écrit les ambitions des révolutionnaires en faveur d'un Etat de droit moderne, civil et démocratique. Les auteurs ne se sont pas efforcés d'élaborer en priorité les bases théoriques de la loi fondamentale et d'élucider la question de savoir ce qui serait nécessaire pour passer avec succès d'un système autoritaire à une culture démocratique de l'Etat. Le résultat est un rafistolage de l'ancienne Constitution datant de 1971, un mélange de principes constitutionnels généraux et de clauses en petits caractères, qui trouveraient mieux leur place dans des lois ou des décrets. La loi fondamentale est, dans plusieurs dispositions, imprécise et inconsistante, parfois même contradictoire. Les rapports entre les différents pouvoirs sont peu évidents et les compétences, en particulier entre le pouvoir militaire et l'exécutif, non délimités clairement. D'importantes questions, qui devraient être régies par la Constitution, sont laissées ouvertes, par exemple s'agissant de la procédure qui désigne les influents gouverneurs des provinces. Il existe plus de cinquante clauses du genre «la loi fixera ultérieurement le détail».
Le texte porte distinctement la griffe islamique, qui se traduit par des limitations des libertés personnelles. L'avocat Ahmed Ezzat déclare à ce sujet: «Les restrictions concernent avant tout la liberté d'expression, la liberté de conscience et de croyance et la liberté de la presse.» Par-dessus le marché, al-Azhar, la plus haute instance de l'islam sunnite, a obtenu de nouvelles compétences élargies, constate l'avocat spécialisé dans les droits de l'homme, membre de l'association en faveur de la liberté de pensée et de la liberté d'expression (AFTE). Al-Azhar peut donner son opinion au sujet de tout ce qui a trait à la religion. Cela concerne, par exemple, un régisseur qui tourne un film au sujet de l'histoire islamique ou un diplômé de l'enseignement supérieur, qui fait des recherches pour son master ou son doctorat sur une thématique religieuse. Cela freine la liberté créatrice et la recherche, car la liberté d'expression est la mère de toutes les libertés, estime Ahmed Ezzat.
Dans ce contexte, le rajout d'un seul terme dans un article sur les procès pénaux suffit à susciter l'inquiétude. A l'avenir, les peines ne pourront plus seulement être infligées lorsqu'un article de la Constitution ou de la loi le prescrit, mais aussi «d'après l'appréciation du juge». L'avocat spécialisé dans les droits de l'homme estime que les juges ont, pour cette raison, trop de compétences en matière pénale.
Les dispositions concernant les tribunaux militaires n'ont pas été modifiées. Ils peuvent toujours mener des procès contre des civils - un autre des nombreux points critiques pour ce qui est des droits de l'homme.
Pas de hiérarchie de valeurs
Les islamistes ont en outre imposé des paragraphes qui exigent que les valeurs culturelles traditionnelles et religieuses ainsi que la famille soient respectées. «Mais la Constitution ne s'occupe pas de la famille. Elle ne fait que régler les relations entre l'individu et l'Etat.» Un article sur le blasphème a été aussi introduit à la suite de pressions des salafistes ultraconservateurs. L'art. 44 interdit les injures faites au Prophète et entre ainsi en contradiction avec d'autres paragraphes qui garantissent la liberté de conscience et de croyance.
C'est sur ce point que porte aussi la critique du spécialiste du droit constitutionnel Mina Khalil. Chaque article pris individuellement ne serait certes pas si grave que cela, mais c'est leur articulation qui importe. Il manque une hiérarchie de valeurs, raison pour laquelle l'interprétation serait si difficile, selon cet enseignant à l'Université américaine du Caire. Il cite en exemple la protection des valeurs familiales et les libertés personnelles, susceptibles d'entrer en contradiction entre elles. Ou l'art. 2, qui constate que la charia, le droit islamique, est la plus importante source de justice. Cette disposition contredit un autre article, qui garantit l'égalité de tous les citoyens sans discrimination aucune. Le droit islamique ne prévoit toutefois aucune égalité entre musulmans et non-musulmans. Près de dix pour cent de la population égyptienne est composée de Coptes chrétiens. Ils doivent compter avec certaines discriminations, à moins que la charia ne soit interprétée de manière libérale. La liberté de religion est en outre expressément limitée aux trois religions d'Abraham, soir les musulmans, les chrétiens et les juifs. Les Bahai's ne sont par exemple pas reconnus, alors qu'ils combattent depuis des années pour leurs droits en Egypte et que leurs enfants ne sont, par exemple, pas acceptés par les écoles étatiques.
Concurrence pour la Cour constitutionnelle
Parce que la Constitution ne représente pas la totalité de la population, la théorie constitutionnelle réclame, selon Khalil, qu'il existe un contrepoids à la majorité. Cette institution pourrait être un tribunal, al-Azhar ou bien le président qui aurait la compétence de déterminer quand la loi est applicable et quand elle ne l'est pas. Idéalement, cette compétence reviendrait à la Cour constitutionnelle.
Les experts en droit constitutionnel sont cependant unanimes pour dire que la nouvelle loi fondamentale a affaibli la Cour constitutionnelle. Cela s'est fait en particulier au travers de deux dispositions légales. La première attribue à al-Azhar le droit d'examiner toutes les lois et la seconde donne à la Cour constitutionnelle la compétence de passer en revue les nouvelles lois avant que le Parlement ne les ait adoptées, et non seulement après cet acte.
Avec l'élargissement des attributions de l'Université sunnite al-Azhar, il s'est formé une sorte de concurrence avec le Tribunal supérieur, qui a maintenant le dernier mot sur la teneur des lois, explique le spécialiste du droit constitutionnel. La modification du système d'examen de la conformité des lois à la Constitution va dans la même direction, puisqu'il intervient désormais avant l'entrée en vigueur des dispositions légales. Cette manière de procéder ôte à la Cour constitutionnelle la possibilité d'établir des paramètres et d'interpréter la loi. Ce changement ferait de la Cour constitutionnelle un outil sans volonté propre, qui pourrait dire si la loi est ou n'est pas conforme à la Constitution, mais non ce qu'elle pense à ce sujet, précise Khalil. Il est d'avis que, dans la situation actuelle, où une direction idéologique unique domine le processus législatif et où la diversité fait défaut, il serait souhaitable que la Cour constitutionnelle représente un contrepoids par le biais de son pouvoir d'interpréter les lois.
Lex Tahani al-Gebali
Preuve que cet effet de contrepoids n'est pas souhaité par les Frères musulmans au pouvoir: au cours des dernières semaines, lors de la révision de la loi électorale, la Cour constitutionnelle a critiqué plusieurs articles et les a renvoyés au législateur. «Les députés ont réagi, mais sur la forme et non sur le fond», critique Ahmed Ezzat. Un des plus éminents juristes du Parti pour la liberté et la justice des Frères musulmans, Sobhi Saleh, a dit à propos de cette procédure que la Cour constitutionnelle devait se limiter à constater la compatibilité avec la Constitution et non l'interpréter.
La nouvelle loi fondamentale réduit également le nombre des juges à la Cour constitutionnelle d'après le principe d'ancienneté de 19 à 11. Les huit membres qui étaient là depuis moins longtemps ont dû reprendre leurs anciens postes. Les experts en droit constitutionnel ne voient pas cette réduction comme un problème fondamental - sur le plan international également, un tel nombre de juges est courant - mais les réflexions politiques à ce sujet ne sont pas à balayer d'un revers de la main. La vice-présidente de l'instance, Tahani al-Gebali, a dû aussi passer au fil de l'épée. Au moment de sa nomination par l'ex-président Hosni Moubarak, en 2003, elle était non seulement la première juge égyptienne, mais depuis la révolution également une figure de proue de l'opposition; un apôtre acharné d'un Etat séculier, à qui son aversion pour les Islamistes n'a jamais offert de protection.
C'est pourquoi les Frères musulmans ont placé la juriste avec un diplôme en charia dans leur galerie des «ennemis de l'Etat», dont ils montrent les effigies lors des manifestations. La critique de Gebali envers la nouvelle Constitution tombe donc abruptement, comme il fallait s'y attendre. Le licenciement arbitraire des huit juges serait un acte de vengeance et une atteinte impudente à la justice, explique la célèbre juriste, qui conseille actuellement la Libye dans l'élaboration d'une nouvelle Constitution, après le vote positif du peuple.
De nombreux obstacles à la révision
La question de savoir si le trouble semé par la première Constitution après la chute de la dictature accouchera d'une révision du texte fondamental reste totalement ouverte, en dépit du caractère enflammé des discussions actuelles. D'un côté, les obstacles procéduraux sont très nombreux et, de l'autre, se pose la question de savoir dans quelle mesure l'Egypte doit être un pays dans lequel la religion domine l'Etat, la politique et le système juridique. Une controverse qui ne sera pas réglée de sitôt.