plaidoyer: Selon un rapport du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) du 25 février dernier, le taux de femmes dans les conseils d’administration des 100 plus grandes entreprises suisses ne s’est élevé que de 10% à 12% entre 2010 et 2013(1). La situation n’est guère meilleure dans les entreprises où l’Etat fédéral a une participation, puisque, de 2008 à 2012, sept d’entre elles ont connu une diminution du nombre de femmes dans les conseils d’administration, six une augmentation et sept une stagnation. Etablir des quotas de sexe est-il la solution pour faire changer les choses?
Karine Lempen: Je suis en faveur d’une telle mesure. Logiquement, toute personne compétente devrait pouvoir accéder à de telles fonctions dirigeantes. Mais on constate que les femmes se heurtent à un «plafond de verre», parce que ce sont elles qui se chargent encore majoritairement de la garde des enfants ou parce qu’on associe le management à des figures masculines, recherchées dans des réseaux encore majoritairement masculins. Comme relevé par la juriste américaine Catharine MacKinnon, on voit mal pourquoi le fait de corriger de tels déséquilibres dans la société serait considéré comme un acte discriminatoire, alors que tolérer leur maintien ne le serait pas. Les quotas sont un moyen de réaliser une égalité dans les faits, bien qu’ils ne suffisent pas et doivent s’accompagner d’autres mesures.
Anne Reiser: Les quotas me semblent inciter à la guerre des sexes et à la lutte pour le pouvoir. On se bat pour piquer aux hommes le droit de dominer les autres sans se demander si ces modèles sociaux sont propices à favoriser une saine collaboration dans tous les domaines. Je connais des hommes qui sont nuls en management et des femmes qui y excellent. En visant le sommet de l’organisation sociale, on évite de s’attaquer aux mécanismes de reproduction du modèle de société qui sont à la base de ces déséquilibres(2). En Suède, par exemple, on connaît de longue date les congés parentaux qui permettent à l’un ou à l’autre des membres du couple de s’investir dans la famille pour que l’autre puisse dégager du temps pour occuper des fonctions dirigeantes dans les entreprises, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Le modèle des quotas n’accueille pas la liberté de choix des individus.
plaidoyer: S’il faut améliorer la représentation des femmes aux fonctions dirigeantes, faut-il le faire par le biais de la loi?
Anne Reiser: Il n’y a pas besoin de lois, non. Il faut une bonne diversité dans la vie sociale et économique, oui, mais réglementer va créer plus de problèmes que cela n’en résoudra. Il faut repenser le problème et attaquer les modèles sociaux à la base en permettant une meilleure mixité pour que, naturellement, les meilleurs soient choisis!
C’est par l’éducation dans les entreprises qu’il est, à mon avis, plus efficace d’introduire une vraie politique d’égalité. La Commission fédérale pour les questions féminines pourrait aller à la rencontre des employeurs, demander quels mesures concrètes et cours ils mettent sur pied pour favoriser l’accession des femmes aux postes dirigeants et pour libérer du temps pour les hommes, favorisant leur participation à la vie familiale. Et, si rien n’est prévu, alors, elle pourrait les aider à être créatifs. Ce serait là accomplir les obligations positives que la Suisse a prises en ratifiant la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedef). La Confédération peut allouer des aides financières aux privés mettant sur pied des programmes visant à réaliser l’égalité dans la vie professionnelle, comme le prévoit l’art. 14 LEg.
Karine Lempen: Je vous rejoins sur la nécessité d’empoigner le problème à la racine. Mais les quotas sont justement un moyen de faire évoluer les mentalités et de lutter contre les stéréotypes de genre au sens de l’art. 5 Cedef. Divers projets, dont une plateforme de l’Université de Saint-Gall permettant de contacter des femmes ayant la compétence de siéger dans des conseils d’administration(3), montrent que ces candidates existent et ont de l’intérêt pour la fonction. Introduire des quotas n’est pas exclusif d’autres mesures de sensibilisation. Je pense que les quotas flexibles, qui consistent, à candidatures équivalentes, à choisir le sexe sous-représenté dans le conseil d’administration, représentent une bonne solution. C’est du reste un tel quota flexible qui est prévu par le projet de directive européenne et que préconise la Commission fédérale pour les questions féminines dans une position du 10 mars 2014.
plaidoyer: On peut se demander dans quelle mesure les entreprises ne font que reproduire leur structure actuelle. En effet, jusqu’à récemment, une seule entreprise fédérale se faisait aider par des recruteurs externes lors de la recherche de nouveaux candidats, et ne se bornait pas à recourir à son seul réseau interne de contacts.
Karine Lempen: Si des quotas étaient imposés, les entreprises feraient vraisemblablement plus souvent appel aux plateformes proposant des candidates pour les conseils d’administration. Les objectifs que les entreprises se fixent volontairement (Swisscom souhaite à moyen terme que la part des femmes atteigne 20% des postes de direction, ndlr.) sont utiles mais insuffisants, car des mesures volontaires ne garantissent aucun résultat ni n’empêchent les reculs.
Anne Reiser: A mon avis, les quotas vont encore renforcer l’attitude hostile que ces groupes constitués ont vis-à-vis de l’extérieur. En tant qu’avocate, je me méfie de toutes les mesures contraignantes, car, dès qu’il y a contrainte, celui qui y est soumis cherche à l’esquiver. Il est normal que les femmes ne soient pas réduites à un rôle de quémandeuses et, pour casser ces groupes qui perpétuent une stérile reproduction sociale – dont on voit aussi les effets au sein des Ordres des avocats –, on devrait mettre sur pied des équipes de médiateurs en entreprises pour rendre compte aux patrons de ce qui peut être fait en faveur de l’égalité et leur faire voir ce qu’ils y gagneraient.
plaidoyer: En novembre 2013, le Conseil fédéral (CF) a fixé aux entreprises qui lui sont proches, telles que les CFF, RUAG ou la SSR, un objectif de 30% de femmes dans les conseils d’administration d’ici à 2020. Cette règle de quotas ne devrait-elle pas reposer sur une base légale formelle, du fait qu’elle se traduit par l’octroi d’avantages pouvant affecter de manière importante les droits fondamentaux de candidats masculins?
Karine Lempen: Dans l’ATF 131 II 361, qui concernait des postes réservés à des femmes à l’Université de Fribourg, le Tribunal fédéral a laissé ouverte la question de savoir si la mesure était proportionnée dans le cas d’espèce, mais a posé l’exigence que les quotas rigides, dans le secteur public, reposent sur une base légale formelle. Les directives que vous évoquez ne tombent pas sous le coup de cette jurisprudence. En effet, il ne s’agit pas d’un quota rigide, mais d’un objectif souple fixé par le CF qui, s’il n’est pas atteint, entraîne certes un devoir de justification mais n’est assorti, d’aucune sanction
Anne Reiser: Plus globalement, il est dommage que cet arrêt n’ait pas porté sur l’art. 4 Cedef, qui affirme que l’adoption par les Etats parties de mesures temporaires spéciales visant à accélérer l’instauration d’une égalité de fait entre les hommes et les femmes n’est pas considéré comme un acte de discrimination.
Karine Lempen: Oui, cet arrêt a été vivement critiqué par la doctrine pour cette raison.
Anne Reiser: Il suffisait de dire que l’article 4 Cedef est d’application immédiate pour éviter que des mesures temporaires, telles celles de l’arrêt, ne soient jugées discriminatoires.
plaidoyer: Deux cultures différentes existent en Europe s’agissant des quotas de femmes dans les conseils d’administration. Schématiquement, on peut dire que le Nord est plus favorable à des mesures librement consenties (comme en Allemagne, en Suède, en Europe de l’Est ou au Royaume-Uni), alors que le Sud juge que des lois sont nécessaires (ainsi la France, la Grèce, l’Espagne mais aussi la Norvège). Pensez-vous que l’approche française, qui prévoit des quotas fixes soumis à sanction, y compris dans le secteur privé, serait imaginable en Suisse?
Karine Lempen: La jurisprudence du Tribunal fédéral distingue les quotas rigides, accordant une préférence automatique au sexe sous-représenté, des quotas flexibles, qui donnent la préférence au sexe sous-représenté, à qualifications équivalentes. Les quotas flexibles sont jugés admissibles au regard du principe de la proportionnalité. Donc, c’est plutôt ce second genre de quotas, plus contraignant que le simple objectif volontaire mais respectant la liberté de choix des entreprises, qui semble s’imposer en Suisse. Cela me paraît un bon compromis, d’autant que le Parlement européen a adopté, à la fin 2013 à une large majorité, un quota flexible pour les administrateurs non exécutifs en estimant que cette règle ne pose pas d’exigences disproportionnées pour les entreprises.
Anne Reiser: La Suisse étant le pays des demi-mesures, il est possible qu’on s’achemine vers une telle solution. Cependant, cela peut poser des problèmes dans certains milieux professionnels. Par exemple, je n’ai choisi que les candidats les plus compétents dans mon entreprise, et il se trouve que ce sont toutes des femmes. Il peut y avoir équivalence de qualifications, mais non d’intelligence émotionnelle chez certains candidats… Je vois déjà les procès que je vais avoir si la personnalité d’un postulant masculin ne me plaît pas!
Karine Lempen: C’est pourquoi la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne juge admissibles, au regard du principe de la proportionnalité, les règles de quotas qui sont assorties d’une clause dite d’ouverture, qui permet exceptionnellement de préférer un candidat du sexe surreprésenté, pour autant que les critères qui font pencher la balance en faveur de ce dernier ne soient pas discriminatoires.
plaidoyer: Une critique récurrente veut que les quotas aient été certes atteints en Norvège, mais sans induire les modifications attendues dans la société. Un petit nombre de femmes concentreraient dans leurs mains la plupart des mandats et la prise de décision relèverait toujours dans l’ensemble des hommes. Certains résultats montrent des effets négatifs sur la productivité et le haut tournus de personnel féminin.
Karine Lempen: Il est sans doute trop tôt pour procéder à une évaluation, car la loi norvégienne ne date que de 2006. Il serait en effet naïf de penser que la société s’est profondément modifiée en si peu de temps. Je constate qu’en Suède, sans loi contraignante, l’évolution est encore plus lente. Sans quotas, combien de temps faudra-t-il encore gaspiller en Suisse le potentiel d’emplois féminins au plus haut niveau des entreprises, au moment où les femmes sortent mieux formées que les hommes des universités?
Anne Reiser: Evaluer concrètement l’impact des quotas sur l’efficacité des entreprises me semble une mission impossible par définition, et je n’y crois pas, ne serait-ce que parce que ce ne sont pas toujours les meilleurs candidats – hommes ou femmes – qu’on place à leur tête.
plaidoyer: La position suédoise vise à laisser l’initiative au secteur privé, notamment pour éviter de porter une atteinte trop forte à la liberté de l’entreprise. Ne serait-ce pas aussi une solution, quoique exigeant plus de temps?
Karine Lempen: Les quotas sont certes une atteinte à la liberté de l’entreprise, mais, s’ils sont conçus de manière flexible l’atteinte est proportionnée. Les quotas ne font pas exception au principe d’égalité entre femmes et hommes, mais permettent de le concrétiser. Divers comités onusiens en matière de droits humains, dont le Comité Cedef, ainsi que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dans une recommandation du 29 mai 2013, demandent l’adoption de mesures positives telles que des quotas.
Anne Reiser: Si, dans d’autres domaines, le TF n’hésite pas à dire que le principe d’égalité entre hommes et femmes est d’ordre public, c’est un manque de cohérence de mettre en balance ces deux droits fondamentaux et de se poser la question de la proportionnalité de l’atteinte. Si l’on veut mettre des quotas pour réaliser l’égalité, mettons-en alors partout, dans l’administration, le secteur privé, l’armée, le service civil et la famille. On pourrait dire que seront par exemple discriminatoires les conventions de répartition des tâches dans le couple ne prévoyant pas un 30% de travail à la maison pour chacun de ses membres!
plaidoyer: Que va changer le projet de directive européenne sur les quotas?
Karine Lempen: Avant même qu’il ne soit adopté par le Conseil, et bien qu’il ne concerne directement que les membres de l’UE, ce projet de directive a déjà amené le débat en Suisse et explique peut-être le succès des quotas à Bâle-Ville, où la population a accepté, en février dernier à plus de 57%, d’introduire des quotas de sexe dans les conseils d’administration des entreprises où le canton est majoritaire. Autre évolution intéressante: les villes de Berne, de Schaffhouse et de Zurich sont en train d’introduire des quotas de sexe pour les cadres de l’administration communale.
Anne Reiser: Bâle est le seul canton suisse qui ait une organisation régionale en lien avec les Gouvernements allemands et français, ce qui n’est pas sans effet sur les préoccupations des citoyens en matière d’égalité…
Karine Lempen: Dans un arrêt du 21 novembre 2011 (ATF 137 I 305), le Tribunal fédéral a rappelé que la Convention Cedef, qui demande notamment aux Etats d’adopter des mesures positives («mesures temporaires spéciales»), lie la Suisse. A la lumière de cette jurisprudence, il serait intéressant de savoir si le Tribunal fédéral jugerait aujourd’hui la constitutionnalité des quotas dans le domaine de l’emploi de la même manière qu’il l’avait fait en 2005 dans l’ATF 131 II 361.
(1) RIGASSI Barbara, BÜSSER Ursula, Frauen in Verwaltungsräten: Situation in Schweizer Unternehmen und Lösungsansätze in Europa, Bericht zu Handen von Seco, Zurich, Brugger und Partner AG, 25.2.2014, disponible à l’adresse http://www.seco.admin.ch/themen.
(2) MOLLER OKIN, Justice, genre et famille, Flammarion, Paris, 2008, p. 213 à propos de la famille structurée selon le genre; art. 2 al. 2 CCT Economie domestique, RS 221.215. 329.4 sur la contribution gratuite à l’économie des époux, partenaires enregistrés et concubins.
(3) Disponible à l’adresse www.ifpm.unisg.ch/en/centers/female+board +pool
Anne Reiser, 55 ans, avocate genevoise spécialisée en droit de la famille, auteure de diverses publications sur ce thème (www.reiser-anne.ch).
Karine Lempen, 38 ans, Dr en droit, chargée de cours sur l’égalité entre femmes et hommes à l’Université de Genève, coéditrice avec Gabriel Aubert du commentaire de la loi fédérale sur l’égalité, paru en 2011 chez Slatkine.