plaidoyer: Dans son numéro 4/2010, notre magazine évoquait la nécessité de réformer le droit successoral. A cette occasion, on mentionnait les trusts servant aux gens fortunés à contourner le système des réserves du droit suisse. Pensez-vous que les régimes offshore vont diminuer si, comme le propose aujourd’hui le Conseil fédéral, on réduit, à l’avenir, les réserves?
Thomas Sutter-Somm: Je ne le pense pas. Pour les personnes qui sont véritablement fortunées, la réduction des réserves ne va pas changer grand-chose. Voyez le monde juridique anglo-saxon: les trusts permettent de disposer librement de sa succession. Mais cela ne signifie pas que la proposition du Conseil fédéral visant à réduire les réserves soit mauvaise. Le droit successoral doit représenter une solution raisonnable pour la majorité de la population – et non une solution qui convienne à tous.
plaidoyer: Estimez-vous donc judicieux de réduire les réserves successorales?
Thomas Sutter-Somm: Il faut distinguer deux problématiques. La première concerne l’aspect de politique juridique. On peut être, à cet égard, d’un avis différent, mais la solution proposée doit être relativement cohérente. Si l’on supprime la réserve des parents, on devrait aussi discuter de l’avenir de la dette alimentaire envers les parents dans le besoin. C’est le revers d’une même médaille: si l’on reçoit quelque chose d’un parent, on est aussi tenu de l’entretenir en cas de besoin. La seconde concerne des questions de technique juridique. Le but d’une révision doit être de forger une législation claire. Le présent projet n’y parvient pas. Il révise certes le droit successoral, mais on se trouve avec plus de questions sans réponse qu’auparavant.
Alexandra Jungo: C’est bel et bien le cas. Le Message souhaitait biffer les réserves des parents, mais l’art. 470 CC qui traite de la quotité disponible mentionne toujours les parents parmi les héritiers réservataires. Le projet prévoit que l’art. 471 CC consacré aux réserves ne mentionne plus que les descendants et le conjoint ou le partenaire enregistré survivant parmi les ayants droit. Sur un plan de politique juridique, je suis en faveur de la réduction des réserves. Le de cujus aura ainsi plus de possibilités d’accorder quelque chose aux personnes qui lui sont émotionnellement proches, sans faire, pour autant partie de sa parenté. En outre, la Suisse ne connaît encore aucun droit successoral pour les entreprises, ce qui pourraît mettre en péril le futur des PME.
plaidoyer: Au cas où les réserves étaient entièrement supprimées, le de cujus serait alors libre de donner sa fortune à ceux qui lui sont les plus proches. Ou qui pourraient lancer, par ce biais, une entreprise importante. A-t-on vraiment encore besoin d’un droit réservataire en sus du droit successoral légal?
Alexandra Jungo: Les réserves ne jouent un rôle que lorsqu’on rédige un testament, car sans testament, ce sont les règles légales de dévolution de la succession qui s’appliquent. Je veux dire par là que le droit successoral doit pouvoir aussi fonctionner sans testament. Un bon droit successoral devrait s’adapter à tous ceux qui ne rédigent pas de dernières volontés – ce qui représente, selon des enquêtes, près de 80% de la population.
Thomas Sutter-Somm: C’est aussi mon avis.
plaidoyer: N’aurait-on pas dû aussi entreprendre une révision du cercle des héritiers légaux? Celui ou celle qui a partagé la vie du défunt lui est toujours, en général, le ou la plus proche, qu’ils soient mariés ou non.
Alexandra Jungo: Si je veux favoriser la personne qui est de fait mon partenaire de vie, je peux le faire par testament. Mais il faut le dire expressément. Je trouve que c’est assez délicat, car attribuer quelque chose à quelqu’un par testament, c’est en priver quelqu’un d’autre. Réduire un enfant à sa réserve peut être éprouvant pour lui. C’est pourquoi on peut se demander si la loi ne devrait pas, dans certaines situations – par exemple lorsqu’il existe des enfants communs – prévoir une réserve légale pour le partenaire de fait.
plaidoyer: L’avant-projet prévoit, pour la première fois, la compétence du juge d’instaurer un legs d’entretien en faveur du partenaire survivant ou d’enfants mineurs qui dépendraient financièrement du défunt. Une bonne idée?
Alexandra Jungo: C’est une véritable nouveauté en droit suisse. Je l’aurais formulée différemment. La manière dont elle est actuellement réglée laisse de nombreuses questions ouvertes – par exemple s’agissant des conditions et de la durée de cet entretien. C’est cependant une question de politique juridique. J’approuve, en revanche, que le partenaire de fait soit pris en considération et qu’il s’agisse d’un legs prévu de par la loi, qui ne dépende pas d’un testament. Mais le tribunal dispose d’un large pouvoir d’appréciation au sujet de la durée de l’entretien devant être accordé et de l’ampleur de la masse successorale.
plaidoyer: Les ayants droit devront réclamer cet entretien – une opération risquée au vu des nombreuses questions qui restent ouvertes.
Alexandra Jungo: J’approuve l’idée d’attribuer quelque chose au partenaire de fait et aux enfants mineurs du partenaire. La difficulté est que, à chaque fois, un tribunal devra décider du bien-fondé de cette prétention. Il faudra la faire valoir en agissant en justice, ce qui est très négatif. Tout le tissu familial est blessé lorsqu’une partenaire de vie agit en justice contre les enfants du de cujus pour obtenir un legs d’entretien. Il aurait été plus clair et plus simple de prévoir, dans la loi, une clause bénéficiaire pour le partenaire de vie. Voici ma proposition: lorsqu’existent des enfants communs, les partenaires de fait obtiennent de par la loi un droit successoral.
plaidoyer: A cela s’ajoute un problème temporel: lorsque quelqu’un était dépendant du partenaire de vie et que ce dernier meurt, il doit commencer par agir en justice. Il s’écoulera beaucoup de temps jusqu’à ce qu’il entre réellement en possession de son legs.
Thomas Sutter-Somm: En effet. Et ces ayants droit n’ont aucun droit d’information sur la succession. Je trouve globalement l’idée d’un droit de succession légal pour le partenaire de fait intéressante. La tendance est à s’écarter des considérations relatives à l’état civil pour prendre davantage en considération les relations effectives. Un legs d’entretien n’est toutefois pas la construction juridique qui convient. Ce legs aux contours juridiques incertains devra faire l’objet d’un procès en cas de litige. Il s’ensuivra donc un risque financier ainsi que des frais de procédure. De nombreuses questions, comme la durée du legs d’entretien, sont encore ouvertes. On ignore encore ce que le Parlement en dira. A l’occasion de la discussion de la motion Gutzwiller, il a déclaré qu’il ne voulait pas de traitement équivalent à celui du mariage. L’avant-projet ne propose certes pas un traitement égal, mais ce legs d’entretien constitue pourtant un certain rapprochement.
Alexandra Jungo: On n’a pas examiné complètement la question de savoir comment calculer les parts successorales et les réserves, aussi longtemps qu’on ignore, en termes de montants, quelle sera l’ampleur de ce legs d’entretien et quelle sera sa durée. Il met en question l’ensemble du partage successoral.
Thomas Sutter-Somm: En outre il existe encore le problème du droit transitoire. Cette disposition entrera en vigueur à un certain moment. Que se passera-t-il, ensuite, avec les testaments et les pactes successoraux qui ont été rédigés préalablement?
plaidoyer: Voulez-vous dire que l’avant-projet doit, sur ce point, être retourné à son auteur?
Thomas Sutter-Somm: Oui, il faut réexaminer cela de plus près. Je ne fais pas là de reproche au responsable du dossier à l’Office fédéral de la justice. Mais j’ai toujours dit qu’on devrait établir un véritable inventaire des points nécessitant une révision, examiner leur contenu et, ensuite, formuler en conséquence des textes de loi précis, qui pourraient servir de base pour les travaux législatifs à venir. Dans une de mes publications récentes, c’est justement ce que j’ai fait (Sutter-Somm/Ammann, Die Revision des Erbrechts, Zurich 2016). Je sais de par ma propre expérience comment la législation s’élabore, car j’ai présidé la Commission d’experts de la procédure civile fédérale. Les travaux de cette commission ont servi de base à l’élaboration du CPC, accepté au Parlement avec quelques voix contraires et qui fonctionne aujourd’hui très bien en pratique.
Alexandra Jungo: J’aimerais qu’on mette sur pied une commission d’experts composée de représentants de la pratique et de la doctrine. L’avant-projet se base sur trois expertises, ce qui est déjà un début. Mais il ne cite pas, ou à peine, des ouvrages majeurs, par exemple ceux de Paul Eitel. Cela jette une lumière défavorable sur l’avant-projet et reste, pour moi, incompréhensible. Le projet de loi exige qu’une commission d’experts plus large soit mise sur pied.
Thomas Sutter-Somm: Elle devrait être composée d’un bon mélange de personnes de l’économie, des tribunaux et du barreau. Ainsi, les problèmes seraient considérés sous différents points de vue. Il en résulterait une base solide pour la suite des travaux préparatoires.
Alexandra Jungo: Dans le cas contraire, nous risquons ce que nous vivons actuellement avec le droit de chaque enfant à une contribution pour la prise en charge par un parent. Le Conseil fédéral a simplement délégué sa réglementation à la pratique. Le même sort menace désormais le droit successoral, en ce sens que la pratique doit le régir.
Thomas Sutter-Somm: J’ignore combien de temps on a travaillé à cet avant-projet de révision du droit des successions. Je suppose qu’on a progressé très rapidement. La sécurité du droit est cependant un bien appréciable. Une mauvaise loi, qui est cependant claire, vaut mieux qu’une dispute perpétuelle sur le droit applicable. Je pense, par exemple, aux nombreuses questions qui se posent en matière de rapports de libéralités dans la succession.
Alexandra Jungo: A ce sujet, l’avant-projet a toutefois décidé que, entre descendants, seules les sommes données pour l’établissement d’un enfant seront sujettes à réduction. Il ne faudra donc plus réduire que les libéralités accordées du vivant du de cujus, visant à assurer l’établissement d’un enfant. Le projet prévoit cependant encore des dispositions peu claires sur la réduction. Le Message affirme s’être décidé en faveur de la théorie dite «objective», mais le projet n’est pas clair à ce sujet, ce qui suscite de nouveaux problèmes.
Thomas Sutter-Somm: Il me semble que la question de savoir si la libéralité avait un caractère de donation ou de prévoyance n’a pas été discutée. Le but de prévoyance ressort du texte de loi, qui dit que seul ce qui a été donné pour l’établissement, l’amélioration ou le maintien des moyens d’existence est rapportable. A l’opposé, un cadeau luxueux, comme le don d’une Mercedes 350 à son fils, qui n’est pas chauffeur de taxi, ne tombe pas dans cette définition.
Alexandra Jungo: Cela est maintenant réglé à l’art. 626 II CC du projet, qui le formule comme suit: «Toute libéralité servant à l’établissement dans la vie sociale ou économique est considérée comme un avancement d’hoirie, à moins que le défunt n’en ait disposé autrement.» Le problème est maintenant de savoir si cette disposition est aussi valable pour l’alinéa premier concernant l’obligation de rapport entre héritiers légaux.
Thomas Sutter-Somm: Le TF a déclaré à ce sujet que le de cujus peut expressément – par exemple dans un testament – dispenser un héritier du rapport et que cette clause est efficace. Voilà une claire jurisprudence fédérale, qu’on aurait pu inclure dans la loi révisée.
Thomas Sutter-Somm,
59 ans, est professeur de droit civil et de procédure civile à l’Université de Bâle. Il est en outre membre de la commission d’examen des avocats du canton de Bâle-Ville.
Alexandra Jungo,
51 ans, est professeure de droit civil à l’Université de Fribourg. Elle est par ailleurs membre de la direction de l’Institut de recherche et de conseil dans le domaine de la famille.
Les principales innovations de l’avant-projet
Les réserves seront réduites, de manière que le de cujus puisse disposer librement d’une plus grande part de sa fortune en faveur, par exemple, d’un concubin ou d’un bel-enfant. Les réserves seront réduites pour les enfants des trois quarts à la moitié de leur droit de succession et, pour les conjoints, de la moitié à un quart de leur droit. La réserve des parents est totalement supprimée.
Les concubins pourront bénéficier de l’introduction d’un legs d’entretien. Le partenaire survivant peut ainsi réclamer en justice une partie de la succession pour assurer le maintien d’un niveau de vie convenable. Un tel legs peut aussi aller au bel-enfant qui a vécu pendant au moins cinq ans, alors qu’il était mineur, dans le même ménage que le défunt, qui lui a fourni un soutien financier qu’il aurait continué de procurer s’il n’était pas décédé.
Enfin, le risque d’une captation d’héritage doit être réduit grâce à l’art. 541a du projet. Il prévoit que les personnes qui, dans l’exercice de leur profession, disposaient de la confiance du défunt, de même que leurs proches, ne peuvent se voir attribuer, au total, plus d’un quart de sa succession par disposition pour cause de mort. Cela peut notamment concerner les avocats.