Songeons au leasing de consommation, celui qu’on appelle en France le crédit-bail. De quoi parle-t-on en salle de cours et plus encore dans les livres qui serviront à la préparation de l’examen? Pour l’essentiel, on systématise, on catégorise et on conceptualise. En effet, on désigne ce contrat comme un «contrat innommé», puis on disserte pour savoir s’il s’agit d’un contrat sui generis ou mixte. Pour continuer dans la voie de l’abstraction, on disputera de l’incessibilité des droits de garantie en insistant sur le fait qu’elle s’impose parce qu’ils ont un caractère formateur; peut-être abordera-t-on de façon plus concrète, mais non moins axiomatique, le prix calculé rétroactivement en cas de résiliation anticipée. Certes, je ne disconviens pas un seul instant qu’il faille traiter de ces questions. Il conviendrait cependant aussi de faire une place, et non seulement en salle de cours mais aussi à l’examen, à ce que j’appellerai ici la réalité des intérêts en cause. Or, cette réalité atteste de deux phénomènes au moins. Premièrement, si un contrat de leasing reste «innommé», c’est d’abord et avant tout en raison de l’inertie du législateur qui plie l’échine devant les lobbys, peu favorables aux règles légales qui risqueraient de ne pas être à leur avantage. Secondement, quoi qu’en dise le dogme, la cession des droits de garantie contre le vendeur se pratique sans retenue. Et avec cette cession, les sociétés de leasing se soustraient tout simplement à leurs obligations de livrer la chose dans un état approprié et de la maintenir dans cet état. Les crédits-bailleurs, auxquels les tribunaux n’osent pas imposer la garantie pour les défauts du bail («au nom de l’innomé»), ne répondent ainsi de rien. Si la cession fait peut-être baisser le prix du leasing, elle gonfle aussi les profits des sociétés. Dans le même temps, elle fragilise considérablement le preneur, qui se retrouve seul à supporter le poids des dysfonctionnements de la chose remise en leasing. En effet, ce dernier se trouvera confronté à un cessionnaire qui, sans y perdre quoi que ce soit, aura lui-même limité préalablement sa garantie de vendeur vis-à-vis de la société de leasing. Pour couronner le tout, le preneur ne disposera d’aucun moyen pratique pour contester la situation précaire dans laquelle il se retrouve. Voilà les réalités qui se cachent derrière le droit qu’on enseigne en salle de cours et dont on fait allègrement l’économie. Faut-il, en aveuglant les étudiants d’abstractions, les abstraire du monde et de ses rapports de force?
Au lieu d’étudier la réalité au moyen d’une étude économique ou sociologique pertinente qui viendrait étayer ou infirmer les bienfaits des textes législatifs et de leurs interprétations jurisprudentielles, on préfère s’en tenir pour l’essentiel à la seule grammaire du droit. J’aurais pu prendre d’autres manifestations de cette préférence. Il suffira de jeter un coup d’œil à la plupart des manuels de droit privé pour mesurer la présentation conceptuelle et désincarnée qu’on fait de la matière. Encore une fois, je ne nie pas que la maîtrise des concepts et des controverses qui s’y attachent ait son importance, mais elle ne saurait faire le seul objet de la matière, car en donnant à ces concepts toute la place, on omet de traiter des intérêts privés bien arrêtés qu’on leur fait servir. C’est éminemment regrettable et même dangereux. En effet, avec la démarche retenue, non seulement on soumet et formate nos apprentis juristes, mais on les instrumentalise. On fait d’eux des serviteurs, bons uniquement à soutenir une économie de marché que rien ne limite et, du même coup, on les prépare à cautionner la mainmise de la loi du plus fort ainsi que l’hégémonie de la croissance effrénée – car c’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui. Qu’on préfère ou non cette économie à d’autres n’est au demeurant pas la question. Ce qui devrait importer, c’est qu’on forme les juristes à débattre des valeurs sur lesquelles cette économie repose, et que, en raison des enjeux vitaux contemporains, on réfléchisse aux conséquences que cette économie implique.
Choisissons de ne pas mettre en avant ici la menace que fait peser sur la vie humaine la disparition, au cours des dix dernières années, de plus des 2/3 de la biomasse mondiale, en raison de la manière folle dont nous avons exploité les ressources naturelles! Ne parlons pas non plus du fait que la moitié des gaz à effet de serre repose sur le comportement de 10% des plus riches de ce monde! Non sans lien avec le comportement létal de ces derniers, retenons plutôt le thème de l’évolution technologique et du monde déshumanisé que celle-ci fait advenir pour le plus grand nombre d’entre nous.
Le développement des nouvelles technologies et leur usage aussi aliénant qu’épuisant illustrent fort bien le constat de la regrettable inertie des juristes. Certes, ceux-ci s’emparent du thème technologique avec appétit. Comme toujours, cependant, l’esprit de système et le souci d’un maniement optimal de la grammaire juridique l’emportent sur toutes les autres considérations, y compris celle de savoir à qui – et de quelle façon astronomique – profitent les nouvelles technologies. Attachés à la seule mécanique, les juristes acceptent sans discuter les forces du marché en présence et renoncent à toute résistance intellectuelle que ce soit. Alors que l’intelligence artificielle menace pourtant la liberté des individus, les fonctionnaires du droit se laissent séduire par les sirènes du profit et entonnent les chants du progrès, sans jamais relever, fût-ce au titre de la conscientisation élémentaire de leurs étudiants, l’ampleur de la menace que représentent les avancées technologiques.
On pourrait espérer, par exemple, que fassent l’objet d’une mise en garde critique l’ubérisation de la société et les méfaits sociaux reconnus qui l’accompagnent de même que la surveillance permanente à laquelle se livrent les géants du capitalisme contemporain grâce à internet. Il n’en est rien, du moins pas en salle de cours. De la même façon, la spirale de l’endettement des jeunes et des moins jeunes – que le leasing et d’autres formes de consumérisme ne cessent d’aggraver depuis plusieurs décennies – laisse de marbre. Qui, dans son cours de droit des obligations, invoque des études relatives aux calamités sociales et familiales du surendettement parmi les classes défavorisées de la société? Qui osera dire que les employés au service des propriétaires de plateformes de mobilité ou de distribution ont un statut très proche de celui des esclaves d’autres temps et que la précarité scandaleuse de ces employés nuit à toute la société? Si on l’affirmait, on se ferait répondre qu’on est hors droit, et le dogme reste en place: nous vivons dans une société libre!
À l’heure de l’appauvrissement des masses, des bouleversements écologiques et de la disparition des espèces vivantes que le comportement des humains a déjà entraînés – autant de faits empiriquement incontestés –, le temps est largement venu, je trouve, d’appeler nos étudiants à débattre de la liberté et à la questionner plutôt qu’à simplement avaler tout cru la grammaire du droit. Clairement, une authentique autonomie privée a des vertus essentielles. En revanche, celle qui aujourd’hui profite surtout aux seuls dirigeants des groupes de sociétés mondiaux comporte, aussi et surtout, de très graves défauts, à commencer par celui, justement, je le crains, d’étouffer la liberté du plus grand nombre et même de menacer la vie sur terre.
Je m’en prends ici aux privatistes, car ce sont les juristes d’affaires qu’ils forment qui servent le plus directement les intérêts privés. Il n’est pas sans lourdes conséquences que ces enseignants le fassent dans l’ignorance – ou dans le camouflage – des réalités dans lesquelles ce droit est appelé à fonctionner. C’est peut-être pour avoir manqué de ce sens des réalités dans lesquelles le droit privé est appelé à opérer que certains privatistes se sont engagés, pendant plusieurs décennies, en faveur d’une codification du droit privé à l’échelle européenne. Ils ont concentré leur argumentaire sur le fonctionnement efficient du marché européen, comme si un marché efficient recelait la clé du bonheur. Attachés aussi à tout prix à leur conceptualisation habituelle, ces juristes ont défendu l’idée que l’adoption de règles communes, par définition les meilleures, permettrait d’atteindre le but recherché. L’idée avait un peu disparu mais elle réapparaît ici et là, toujours dans l’ignorance des résistances politiques que ces règles ne manqueraient pas de susciter. Très peu de privatistes comprennent ou mettent en avant le fait que les règles de droit, quelles qu’elles soient, sont en réalité le fruit de préférences culturelles. Tel est le cas, par exemple, de la définition même du contrat ou des moyens juridiques qu’on met à la disposition des parties pour exécuter celui-ci ou encore des droits de la personnalité et de leur arbitrage constitutionnel. Le fait que le droit s’inscrive dans une histoire – dans une logique historique – n’intéresse guère non plus les partisans de la codification. Il n’effleure pas davantage l’esprit de ces derniers qu’il conviendrait de s’interroger sur le rôle de la langue et de comprendre que celle-ci marque les effets du droit. Et ce n’est surtout pas parce que le code civil européen se rédigerait en anglais qu’on pourrait faire l’économie d’une réflexion linguistique.
Aussi juste qu’il se prétende, le commerce n’est jamais neutre, et celui auquel on se livre ne peut pas se justifier dans le seul but d’enrichir les individus. Pour ne pas avoir dénoncé les limites auxquelles le droit privé les confrontait, certaines banques suisses, il y a quelques années, ont finalement dû se rallier à des solutions transactionnelles qu’elles avaient longtemps et très coûteusement combattues. Le couteau sous la gorge, elles ont rendu des fonds juifs en déshérence et ont plus tard renoncé au secret bancaire. Cyniques, certaines banques considèrent sans doute qu’elles ne s’en sont pas si mal sorties. Pour avoir résisté à tort ou n’avoir cédé que devant les plus forts, elles ont cependant créé un dégât d’image qui dépasse le cadre bancaire et affecte la réputation de la Suisse dans son ensemble. Du reste, on peut regretter qu’outre le fait qu’elles n’aient pas corrigé toujours de manière suffisante leurs erreurs, les banques continuent aujourd’hui encore de bloquer dans leurs coffres les fruits de la corruption, là où manquent aux personnes touchées les moyens de les réclamer.
On pourrait multiplier les exemples. N’en prenons qu’un autre. Songeons au mutisme qui entoure le partage et la préservation des «communs» pourtant essentiels pour notre survie. On constate qu’il est loin d’être acquis pour de grandes multinationales qu’on ne peut pas traiter comme des biens l’eau, l’air et la terre arable, lesquels appellent en réalité des propriétés partagées dont les outils de gestion permettraient d’en garantir la pérennité, l’accessibilité et la disponibilité pour tous. Si les juristes d’affaires étaient moins rivés au «statut sacré» de la seule propriété traditionnelle, peut-être verraient-ils que les communs peuvent et doivent échapper à la mainmise du secteur privé et qu’il faut en réinventer l’appropriation. Avec plus d’imagination, peut-être serviraient-ils mieux les intérêts véritables de leurs clients. Le commerce capitaliste ne serait-il pas plus fort si, au lieu de cultiver le court terme et les seuls profits que celui-ci laisse miroiter, il reposait sur une information plus éclairée? De manière plus primordiale encore, on pourrait évoquer encore une fois la nécessité de remettre en cause la croissance, cette folle aberration dans un monde dont les ressources sont limitées.
Au-delà du droit privé et de ses agents, la guerre actuelle en Europe est une raison de plus de s’interroger sur les limites de la formation juridique lorsque celle-ci n’est pas ouverte au débat. Une meilleure connaissance de l’histoire ou une meilleure diplomatie culturelle aurait peut-être permis d’éviter le désastre qui se déroule en ce moment sous nos yeux. Au lieu de sombrer dans l’idéologie, de part et d’autre, on veut espérer que l’information et la discussion valent mieux que les partis pris aveugles. On ne pourra s’empêcher d’ajouter que, comme le droit privé qui arme les puissants, la guerre en fait autant. Et, à l’instar des armes du droit, la guerre frappe les plus démunis. On le voit sur le champ de bataille mais aussi à l’extérieur. Il suffit de songer au prix de l’essence en Occident pour ceux qui ont impérativement besoin tous les jours de leurs voitures. Comme la guerre, la COVID a fait exploser les revenus des milliardaires et durement appauvri les plus vulnérables. On ne s’étonnera pas que les populistes finissent par emporter les élections les plus diverses.
Je sais bien que je ne convaincrai personne de mes préférences politiques que certains taxeront encore de gauchisme alarmiste. Tant pis pour leurs slogans! Un point m’importe cependant au sujet duquel je conserve l’espoir que celles et ceux qui ont d’autres goûts que les miens tombent d’accord avec moi: l’importance d’un choix éclairé et d’une discussion critique qui entourent l’apprentissage du droit et des intérêts qu’il sert. L’entreprise n’est certes pas aisée, et d’autres s’y sont déjà cassé les dents. Ce n’est pas une raison pour abandonner. Selon moi, la liberté et la vie sont aujourd’hui en cause.
En pratiquant un peu de legal realism et de sens critique dans l’enseignement du droit et, en particulier, dans celui du droit privé, on se distanciera certes des accents conceptualistes prétendument scientifiques ou objectifs qu’on affectionne tant chez nous, mais on éveillera aussi quelques consciences. On fera également ainsi un travail universitaire que les étudiants, je le crois, apprécieront. L’université se doit en effet d’être un lieu de débat et de réflexion; à défaut, elle risque de rester une simple entreprise de dressage et d’endoctrinement. Or, outre qu’une telle démarche pédagogique réduit l’enseignement à la transmission d’un mode d’emploi pour professionnels pressés, elle ne peut que favoriser l’aggravation des bouleversements mortifères contemporains, tout en contribuant à l’avènement, au besoin par les armes, des populismes libertaires ainsi qu’au lancement de plus de fusées privées encore par des cinglés mégalomanes. y