Introduction
Les violences sexuelles sont des actes dont l’ampleur et les conséquences sur les personnes victimes sont incessamment rappelées par les mouvements féministes. Depuis le mouvement MeToo, la problématique des violences fait régulièrement apparition dans le débat public et le milieu juridique n’est, heureusement, pas épargné par les questionnements que ce débat suscite.
Depuis deux ans, les commissions juridiques du Conseil des États puis du Conseil national travaillent sur un projet de loi «qui vise à moderniser le droit pénal en matière sexuelle, afin de l’adapter à l’évolution qu’a connue la société au cours des dernières décennies1». En parallèle de cette révision en cours, le Tribunal fédéral a été amené, à plusieurs reprises, à se prononcer sur des questions de principe concernant les infractions contre l’intégrité sexuelle. Le présent article présente et analyse cinq de ces décisions.
1. L’appréciation de la crédibilité des déclarations de la victime2
Alors qu’elle est entendue dans le cadre de l’enquête ouverte contre son ancien fiancé poursuivi pour le meurtre d’un de ses amis lors d’une soirée, la victime déclare avoir subi des violences sexuelles de sa part quelques mois auparavant. Elle est entendue à plusieurs reprises dans le cadre de la procédure pénale mais ne porte plainte que 13 mois après sa première audition. Alors que le prévenu est condamné par le Tribunal cantonal de première instance pour les actes sexuels, la Cour cantonale décide de son acquittement. La Cour cantonale estime que plusieurs éléments remettent en cause la crédibilité des déclarations de la victime. Celle-ci fait donc recours devant le Tribunal fédéral.
Par cette décision, le Tribunal fédéral rappelle, en premier lieu, l’obligation pour les autorités pénales d’instruire la cause à charge et à décharge avec la même rigueur (article 6 alinéas 1 et 2 CPP). En effet, comme dans toute décision judiciaire, l’établissement des faits, soit la recherche de la vérité matérielle, est d’importance capitale. C’est uniquement lorsque ce devoir d’instruction est rempli que le tribunal peut considérer les faits comme établis ou non établis (ATF 144 I 234 c. 5.6.2) (c. 5.3.1). Ainsi, chaque autorité se doit d’examiner de manière complète les preuves pertinentes et, en cas de doute, d’administrer des preuves complémentaires pertinentes, pour autant qu’elles existent (c. 5.3).
Dans le cas d’espèce, la victime a indiqué, lors de ses auditions, s’être confiée à son premier avocat sur les actes de violence subis, peu après la survenance des faits. Dans le cadre de la reconstruction du processus de dévoilement, cela revêt une grande signification. L’interrogatoire de cet avocat aurait vraisemblablement pu permettre d’établir si la victime avait, déjà à l’époque, exprimé le fait qu’elle estimait avoir été victime d’un viol. Le Tribunal fédéral considère que, dans le cadre de l’instruction, les autorités cantonales auraient dû procéder à l’interrogatoire de l’avocat, sans quoi le devoir d’instruction a été violé.
Le Tribunal fédéral fait ensuite grief à l’autorité cantonale de ne pas avoir tenu compte, dans le cadre de son appréciation de la crédibilité des déclarations de la victime, de l’expérience et des connaissances scientifiques développées ces dernières années sur les réactions que peuvent entraîner les violences sexuelles sur les victimes. Le Tribunal fédéral indique, à cet égard, que «l’autorité de jugement ne peut pas uniquement suivre son intuition mais doit également se rattacher à l’expérience, entre autres, scientifique» (c. 5.3.3).
Dans ce cadre, le Tribunal fédéral retient qu’il doit être considéré comme notoire que, de manière générale, les victimes d’infractions sexuelles renoncent à déposer plainte, et ce pour différentes raisons, comme la peur et la honte. Le Tribunal fédéral souligne également, en faisant référence à plusieurs recherches scientifiques, que la victime se retrouve souvent, après un événement traumatique tel qu’un viol, dans un état de choc et de sidération. Cet état entraîne chez la victime, dans une première phase, un refoulement de ses émotions et une méfiance envers les autres. Ainsi, beaucoup de victimes ne partagent leur vécu que plus tard, après des jours, des mois, voire des années et peuvent n’avoir montré aucune réaction extérieure visible durant tout ce temps (c. 5.4.1 et références citées).
Selon le Tribunal fédéral, ces mécanismes, aujourd’hui reconnus, permettent d’expliquer le temps pris parfois par les victimes avant de décider de dénoncer les faits aux autorités judiciaires, mais également de comprendre les raisons pour lesquelles elles n’ont rien laissé transparaître le lendemain ou les jours suivant les faits. Ces éléments ne peuvent donc pas être considérés comme des indices en défaveur de la crédibilité des déclarations d’une victime.
Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal fédéral renvoie la cause à l’autorité cantonale en vue d’une nouvelle analyse de la crédibilité des déclarations de la victime en tenant compte des éléments cités ci-dessus.
Cet arrêt, extrêmement intéressant, met en lien la question de l’appréciation de la crédibilité en matière de droit pénal sexuel et la question des mythes entourant le viol. Tout d’abord, le Tribunal fédéral insiste sur l’obligation d’instruire des autorités pénales, même lorsque l’on se trouve dans une situation de «déclaration contre déclaration» et que les autorités judiciaires ne disposent pas de témoignages directs ou de preuves matérielles. Cet arrêt souligne l’importance d’entendre également les témoignages indirects, puisqu’ils peuvent contenir des indices importants de crédibilité à prendre en compte dans l’analyse des déclarations des parties et l’établissement des faits. À notre sens, cet arrêt souligne l’impossibilité pour les autorités d’instruction de refuser d’entrer en matière ou de classer une procédure aux seuls motifs qu’il n’y a pas de témoins directs et que seules les dépositions des parties entrent en jeu.
Le Tribunal fédéral relève également d’autres particularités intrinsèques aux infractions d’ordre sexuel, soit celle des conséquences des violences sexuelles sur les victimes, en citant des sources extérieures au droit, tirées de la psychotraumatologie et des constatations souvent relayées par les organes spécialisés dans la prise en charge des victimes de violences sexuelles. La reconnaissance de ces conséquences est fondamentale puisqu’elle influe sur le comportement adopté par les victimes qui était, jusqu’à ce jour, des considérations en défaveur des personnes victimes. Ce faisant, le Tribunal fédéral donne sa place à des éléments d’importance capitale dans l’établissement des faits et l’appréciation juridique des infractions pénales en lien avec les violences sexuelles.
2. Appréciation des preuves relatives à un viol (déclaration contre déclaration)3
Entre les mois de décembre 2013 et mars 2015, un homme agresse physiquement son épouse à plusieurs reprises et la menace également de mort. Puis, entre le printemps 2015 et le mois de janvier 2016, il la force à plusieurs reprises à avoir des rapports sexuels, alors que cette dernière lui a indiqué qu’elle ne souhaitait plus entretenir de relations sexuelles avec lui, en raison de la situation conflictuelle de leur couple.
Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral analyse de manière précise la question de l’appréciation des preuves dans un dossier dit de «déclaration contre déclaration». Il relève que la Cour cantonale a examiné la crédibilité de chacune des parties en analysant les déclarations de chacune d’elles de manière particulièrement précise et approfondie (c. 3.4).
Une fois de plus, le Tribunal fédéral rappelle que la victime a expliqué de manière convaincante les raisons du caractère différé de ses déclarations, soit du fait d’un sentiment de peur et de honte et une réticence à dévoiler les faits, réaction fréquente dans le cadre d’infractions contre l’intégrité sexuelle.
Le Tribunal fédéral liste une série d’indices de crédibilité, à savoir le caractère réservé de la victime, des dépositions ancrées dans la réalité et non exagérées, une émotion de la victime et des reviviscences lors de son récit, un ton modéré, le fait qu’elle ait admis ne pas se souvenir de certaines circonstances, le fait qu’elle n’avait pas tenté de charger son agresseur plus que nécessaire, une forme de détachement par rapport aux actes sexuels, ainsi que le fait de s’être sentie salie par l’acte sexuel.
Les juges fédéraux estiment ainsi que les déclarations de la victime «réunissaient plusieurs éléments traduisant un vécu réel, étaient particulièrement détaillées et individualisées. […] Les déclarations étaient par ailleurs pour l’essentiel constantes et homogènes, et comportaient des éléments difficiles à inventer» (c. 3.4.1).
L’agresseur a quant à lui démontré une «attitude assez arrogante, comme s’il était certain d’obtenir gain de cause», répondant à côté à certaines questions gênantes, revenant de manière spontanée sur des déclarations visant à salir la victime, niant avec beaucoup d’emphase, sans aucun soupçon de remise en question, parlant de la victime comme si elle était un objet qui lui appartenait, donnant des réponses «évasives et dans l’ensemble plutôt brèves et peu détaillées», en sus de quelques contradictions sur certains éléments de fait (c. 3.4.3).
Au vu de ces éléments, le Tribunal fédéral relève que l’appréciation des preuves n’est pas empreinte d’arbitraire et qu’une crédibilité accrue pouvait être accordée aux déclarations de la victime par rapport à celles de l’agresseur, et ainsi retenir l’infraction comme commise.
Camille Montavon 4 rappelle que ce raisonnement avait déjà fait l’objet de l’arrêt 6B_1052/2020 du 19 juillet 2021 c. 1.1 et 3.1, lequel relevait que «l’essentiel est que la solution retenue puisse être justifiée par un ou des arguments propres à emporter la conviction. Dans le cas où les déclarations de la victime sont le principal élément de preuve à charge et s’opposent à celles de l’accusé, ceci ne doit pas nécessairement conduire à un acquittement selon le principe in dubio pro reo.»
Elle relève que l’arrêt du TF «montre qu’au-delà des versions des faits (contradictoires) de deux parties, le tribunal tient compte, pour se déterminer quant à la crédibilité de celles-ci, d’éléments aussi divers que leur comportement durant et hors de l’audience, ainsi que leur rapport à la sexualité ou au couple».
Cet arrêt rappelle à bon escient que, dans le cadre d’infractions découlant du droit pénal sexuel, le fait que la preuve ne puisse être établie que par l’appréciation des déclarations de chacun·e et la crédibilité accordée à chacune des parties suffit, selon les circonstances, à retenir l’infraction comme commise.
Dans la pratique, bien trop souvent, le fait que le dossier soit composé uniquement de déclarations contradictoires est perçu comme une insuffisance et justifie, pour l’autorité d’instruction, un classement de la procédure (voire une non-entrée en matière). L’autorité d’instruction ne peut pas se contenter de constater le manque de preuves, mais a l’obligation d’apprécier et analyser, dans le détail, les déclarations des parties.
3. Prise en compte du refus de consentir 5
Au mois de janvier 2016, une violente altercation éclate dans un couple. L’homme brise notamment les effets personnels de sa compagne et la tire de force par le bras lorsqu’elle tente de s’échapper du domicile. Le lendemain matin, le prévenu contraint sa compagne à entretenir une relation sexuelle, malgré le fait qu’elle lui demande à plusieurs reprises de cesser. Le prévenu filme en outre les actes sexuels.
La particularité de cet arrêt réside dans le fait que la contrainte exercée par l’agresseur découle de l’histoire commune des parties et non uniquement du moment des faits dont il est question, soit le moment de l’acte sexuel dénoncé. L’instance cantonale avait ainsi «déduit que le sentiment subjectif de la recourante de s’être sentie contrainte à exécuter ou à subir des actes d’ordre sexuel n’était pas perceptible par l’intimé» (c. 2.3.1).
Le Tribunal fédéral relève au contraire que les propos tenus par la victime, établis par le dossier puisque filmés, ne prêtent nullement à équivoque quant à la perception de cette dernière, laquelle avait clairement exprimé son opposition à l’acte sexuel. Le ton pondéré et calme de la victime ne suffit pas à exclure la portée de ces propos, également du fait qu’ils sont énoncés de manière répétée et insistante. Cela aurait «manifestement dû suffire à faire réagir l’intimé, à qui il revenait, dans un tel contexte, de cesser les rapports sexuels pour, à tout le moins, s’assurer du consentement de sa partenaire, et non en tout cas comme il l’a fait, de simplement la contredire (‹Non, je te viole pas›) tout en poursuivant ses actes» (c. 2.3.2).
En outre, le Tribunal fédéral rappelle que, «dans la mesure où il est établi que la recourante avait exprimé son absence de consentement de manière suffisamment reconnaissable par ses paroles, il ne pouvait pas lui être opposé de ne pas s’être débattue ou encore de ne pas s’être manifestée par des cris ou des pleurs pendant les actes, le renoncement de la recourante à une opposition physique s’expliquant par la peur ressentie en raison des réactions potentiellement violentes de l’intimé lorsqu’il était contrarié» (c. 2.3.3).
La pratique d’actes de masturbation ou d’échanges de baisers dans ce contexte ne constitue pas une circonstance décisive propre à convaincre d’un consentement, ces pratiques pouvant s’expliquer par la résignation de la victime devant la persévérance de l’agresseur en dépit du refus de sa partenaire et par la volonté de vouloir «en finir au plus vite […] en participant à l’excitation sexuelle de l’intimé alors que tout acte d’opposition aurait été vain compte tenu du gabarit et de la force plus importants de l’intimé.» (c. 2.3.3).
Enfin, le Tribunal fédéral relève qu’il ne peut pas être fait abstraction des antécédents de violence de l’agresseur sur sa victime et de la crainte qu’il lui inspirait au moment des faits. Le contexte de violence conjugale du passé est ainsi pris en considération. Le Tribunal fédéral retient ainsi que «l’appréciation de l’ensemble de ces circonstances devait conduire la Cour cantonale à retenir qu’au-delà de tout doute raisonnable, c’était bien le caractère potentiellement violent de l’intimé, connu de la recourante, qui l’avait conduite à renoncer à lui résister physiquement, permettant ainsi à l’intimé de la contraindre à différents actes d’ordre sexuel, sans qu’il puisse être reproché à l’intéressée, au regard des circonstances, de ne pas avoir essayé de s’opposer à lui autrement que verbalement.» (c. 2.4).
L’élément de contrainte du droit pénal sexuel peut découler de «pressions psychiques», à l’exclusion du recours à la force physique et/ou à la violence. Le Tribunal fédéral relève que l’appréciation des faits doit découler de l’ensemble des circonstances, soit également les circonstances de l’historique de la relation. Ainsi, la contrainte peut découler d’actes de violence du passé, en particulier dans un contexte avéré de violence conjugale. Le fait que la victime ait renoncé, au moment des faits, à une résistance physique ne peut lui être reproché. En outre, le fait que la victime ait exprimé son refus sur un ton «calme et apaisé» et ait accompli certains actes (baisers, masturbation) ne supprime pas le refus de l’acte clairement exprimé.
Cette analyse du Tribunal fédéral permet de comprendre la réalité des victimes de viol conjugal, pour lesquelles il ne s’agit pas d’un acte isolé, mais pris dans un contexte. Le Tribunal fédéral conclut ainsi au fait que l’auteur ne pouvait ignorer l’absence de consentement de sa victime au vu des propos clairement exprimés et du contexte général. Cette approche du Tribunal fédéral est à saluer, tant la reconnaissance du viol conjugal est encore ardue dans la pratique6.
4. Prise en compte de l’état de sidération7
Les parties se rencontrent dans une soirée. La victime se rend chez le prévenu. Peu après leur arrivée, la victime a rapidement été envahie par un sentiment de terreur qui l’a conduite à renoncer à toute résistance aux gestes entrepris par le prévenu et à se réfugier par moments dans un état de dissociation. Dans ce contexte, après s’être retrouvés sur le lit, dénudés, le prévenu s’est placé à califourchon sur le torse de la victime et lui a présenter sa verge. La victime s’est exécutée et lui a prodigué une fellation. Par la suite, le prévenu a pénétré vaginalement la victime avec son pénis en étant placé sur elle. Avant la pénétration, la plaignante a demandé au prévenu de mettre un préservatif, ce qu’il a fait. Il l’a ensuite enlevé, avant la fin du rapport, sans l’accord de la victime. Lors des actes sexuels, le prévenu a fait des suçons à la plaignante, ce qui lui a laissé des marques sur le cou. La plaignante a indiqué à plusieurs reprises au prévenu que cela lui faisait mal et lui a demandé d’arrêter. Ce sont les seules manifestations de désaccord de la plaignante établies par la procédure. La plaignante est restée passive pendant toute la durée des actes. Après que le prévenu ait éjaculé, la plaignante s’est levée, elle a enfilé le premier pantalon qu’elle a trouvé, qui s’est avéré être celui du prévenu, a pris son sac et ses chaussures et est partie précipitamment.
Dans cette affaire également, le Tribunal fédéral doit apprécier un cas de «déclaration contre déclaration», par l’appréciation et la confrontation de la crédibilité des dires des deux protagonistes (c. 2.4.3).
Le Tribunal fédéral analyse tout d’abord si la Cour cantonale a versé dans l’arbitraire dans le cadre de l’appréciation de la crédibilité des déclarations des parties qui avait jugé que la crédibilité des deux parties était moyenne, d’égale façon, avec pour conséquence que, dans le respect de la présomption d’innocence, la version de la recourante ne saurait prévaloir. Le Tribunal fédéral retient qu’aucun reproche ne peut être fait à l’autorité précédente.
Il est toutefois intéressant de noter que la Cour cantonale avait relevé, dans le cadre de sa décision et qui est repris dans l’arrêt du Tribunal fédéral, qu’il «était tout à fait possible que la recourante n’eût pas souhaité entretenir de relations intimes avec l’intimé […]. Il était possible qu’elle ait rapidement été envahie par un sentiment de terreur […], sentiment de terreur qui l’avait conduite à renconcer à toute résistance et à se réfugier par moments dans un état de dissociation. Néanmoins, il n’y avait guère d’éléments permettant de retenir que l’intimé avait sciemment suscité cette terreur, la recourante ayant du reste précisé en appel que c’était la situation qui était terrorisante, non le comportement de l’intimé, pas davantage qu’il ne pouvait être admis que l’intimé avait compris que celle qu’il envisageait comme une partenaire d’un soir n’était pas ou plus consentante.» La Cour avait ajouté: «Il était vrai que l’intimé n’avait prêté aucune attention à la passivité de la recourante et semblait s’être préoccupé de son seul plaisir, qui plus était de manière fort inélégante» (c. 2.4.5).
La Cour avait également ajouté qu’«il se pouvait que la cause de cette passivité résidât dans un état de terreur qui avait envahi la jeune femme, assorti d’un mécanisme de dissociation. Néanmoins, l’intimé n’avait aucune raison d’en être conscient, n’ayant objectivement rien fait pour susciter ledit état.» (c. 3.6).
Le Tribunal fédéral se pose ensuite la question de l’application et de la portée des instruments internationaux à l’affaire en cause, soit l’interprétation des articles 189 et 190 CP à la lumière de la jurisprudence de la CourEDH et de la Convention d’Istanbul. En particulier, la question est de savoir si la Convention d’Istanbul et la jurisprudence de la CourEDH (en particulier l’arrêt M.C. c. Bulgarie du 4 décembre 2003 cf. supra) se fonderaient sur le principe de l’absence de l’expression du consentement («oui, c’est oui») pour définir les infractions d’agressions sexuelles et non sur celui d’un refus exprimé par la victime («non, c’est non»). Cette solution permettrait de sanctionner adéquatement l’acte de nature sexuelle commis en profitant d’un état de sidération de la victime, les autorités judiciaires devant condamner l’auteur d’actes de nature sexuelle si la victime n’a pas exprimé son consentement (c. 3.7).
Pour le Tribunal fédéral, l’article 36 de la Convention d’Istanbul couvre en effet toutes les formes de violence sexuelle auxquelles une personne est soumise intentionnellement sans son consentement.
Selon le message du Conseil fédéral en lien avec l’approbation de la Convention d’Istanbul, les parties disposent toutefois d’une certaine latitude puisqu’elles sont libres de décider de la formulation exacte de la législation et des facteurs considérés comme exclusifs d’un consentement libre.8 Toujours selon le message, les comportements visés sont punis par le titre 5 CP (infractions contre l’intégrité sexuelle), notamment en tant que contrainte sexuelle (art. 189 CP) et viol (art. 190 CP), si bien que le droit suisse satisfait aux exigences de l’art. 36 de la Convention d’Istanbul (c. 3.7.1.).
Le Tribunal fédéral ne tranche pas la question de savoir si le droit suisse tel que formulé actuellement répond aux exigences de la Convention d’Istanbul9, relevant que l’article 36 de la Convention oblige les États parties mais ne crée pas de droits subjectifs, de sorte qu’une condamnation découlant de l’application de cet article est impossible (c. 3.7.1. et références citées).
Concernant la CourEDH, le Tribunal fédéral rappelle que sa jurisprudence «a certes déduit des art. 3 et 8 CEDH l’obligation positive pour les États d’adopter des dispositions pénales incriminant et punissant de manière effective tout acte sexuel non consensuel, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique. Toutefois, elle reconnaît également qu’en ce qui concerne les moyens de garantir une protection adéquate contre le viol, les États jouissent incontestablement d’une large marge d’appréciation. Ils doivent notamment prendre en considération les sensibilités d’ordre culturel, les particularités locales et les habitudes liées à la tradition. Les dispositions de la Convention définissent toutefois les limites de la marge d’appréciation des autorités nationales.» (c. 3.7.2).
Ainsi, la jurisprudence de la CourEDH examine uniquement si les faits dénoncés sont couverts par le cadre législatif de protection des victimes de violences sexuelles et non si ce cadre est, de manière générale, suffisant dans le pays concerné et si la victime présumée a pu bénéficier d’une protection effective de ses droits (c. 3.7.2). Le Tribunal fédéral procède à une analyse de plusieurs décisions relatives à des droits européens n’étant pas fondés sur le principe du consentement («oui, c’est oui») et constate que la CourEDH n’a pas relevé de violation des articles 3 et 8 CEDH. LaCourEDH n’a pas eu à se pencher sur un cas dans lequel seule l’absence d’expression du consentement serait en jeu face à une législation qui ne prévoirait pas la solution du consentement («oui, c’est oui»). Selon le Tribunal fédéral, on ignore donc à ce stade quelle serait la position de la CourEDH sur cette question. Elle relève en outre que cette question n’a pas besoin d’être tranchée en l’état (c. 3.7.2)
Enfin, la contrainte reste l’un des éléments constitutifs de l’infraction au sens de la loi fédérale actuelle (c. 3.8). Ce qui mène le Tribunal fédéral à rappeler le principe de la légalité nulla poena sine lege découlant des articles 1 CP et 7 CEDH et déduit également des articles 5 al. 1, 9 et 164 al. 1 let. c Cst. (c. 3.5), une interprétation faisant fi de cet élément constitutif constituerait un «changement de paradigme» et violerait le principe de la légalité. Une telle modification de paradigme est la tâche du législateur (c. 3.8).
Cet arrêt est intéressant en lien avec le débat actuel autour de la modification du droit pénal sexuel. Le Tribunal fédéral indique clairement que certains types d’agression ne sont pas couverts par le champ de la norme pénale. Ainsi, une situation dans laquelle la victime n’a pas exprimé son consentement, entre autres du fait qu’elle se trouvait dans un état de sidération et de «terreur», ne justifie pas l’application de la norme actuelle, faute d’élément de contrainte. Le Tribunal fédéral reprend les mots forts de la Cour cantonale en relation avec l’inélégance du comportement du mis en cause, tout en confirmant que ce dernier ne peut pas être condamné.
Cet arrêt plaide pour une modification urgente de la norme pénale et va en contre des détracteurs de la réforme qui indiquent que la norme actuelle, par le développement de la jurisprudence et l’élargissement de la notion de contrainte, permettrait d’ores et déjà de prendre en compte les cas de sidération de la victime. Une fois de plus, il y a lieu de rappeler que ces cas pourraient atteindre jusqu’à 70% des victimes d’agressions sexuelles10, de sorte que la norme pénale, tant qu’elle ne prendra pas en compte la notion de consentement, restera incomplète dans son champ d’application11.
5. Problématique du stealthing12
Lors d’un rapport consenti, le prévenu retire son préservatif sans que sa partenaire ne puisse s’en rendre compte. La relation sexuelle se poursuit sans protection.
Le Tribunal fédéral rappelle d’abord dans cet arrêt que la problématique du stealthing (de l’anglais stealth: furtif, ruse) a pris de l’ampleur au cours des dernières années et mené à d’intenses discussions juridiques et scientifiques (c. 3.1). L’instance cantonale a analysé la question du stealthing sous l’angle de l’article 191 CP.
Le bien juridique protégé par l’article 191 est uniquement l’intégrité sexuelle et l’autodétermination sexuelle. La condition mise à l’acceptation de l’acte sexuel est relevante au niveau pénal uniquement si la condition et ses motifs se recoupent avec le bien juridique protégé.
Il n’y a ainsi pas d’infraction pénale lorsqu’une personne cache activement ou par omission des éléments concernant sa personne ou le cadre de la relation sexuelle et cela même si cela est fait avec un but de tromperie et en sachant que la ou le partenaire n’aurait sinon pas consenti à la relation sexuelle. Ce n’est pas le rôle de l’État de protéger pénalement toutes les conditions mises à l’acceptation d’un rapport sexuel (c. 4.2). La condition doit se rapporter à des éléments essentiels de la relation sexuelle, soit l’intégrité sexuelle, pour être prise en considération. En effet, sur un tel élément, la personne doit pouvoir se déterminer et mettre une limite. Le port du préservatif est une condition essentielle au sens entendu ici. La science sociale estime de manière prépondérante que l’usage ou non d’un préservatif marque une différence notable dans l’intensité du contact sexuel, du fait de l’éjaculation qui est à attendre ou non en fonction du port du préservatif. Le préservatif protège ainsi d’une trop grande intimité (c. 4.2).
Si l’on interprète les éléments objectifs de la relation sexuelle selon une compréhension actuelle, objective et moderne de la norme, l’on doit retenir que le stealthing porte atteinte à l’autonomie sexuelle et à l’intégrité. Le retrait du préservatif contre la volonté et de manière cachée représente une césure dans le consentement à l’acte sexuel donné précédemment. Le stealthing représente ainsi un élément objectif de violation de l’article 191 CP (c. 4.3).
Cependant, le Tribunal fédéral rappelle ensuite qu’il convient d’analyser si la victime a été mise hors d’état de résister au sens de l’article 191 CP (c. 5).
Le Tribunal fédéral se pose la question de l’interprétation de la norme fédérale à la lumière des articles 3 et 8 CEDH, ainsi que 36 de la Convention d’Istanbul, lesquels obligent les États à poursuivre et condamner toute relation sexuelle non consentie. Il rappelle cependant que l’interprétation à la lumière des conventions internationales ne doit pas conduire à combler les lacunes juridiques, rappelant également le principe de la légalité applicable à toute condamnation pénale (c. 5.1). Le Tribunal fédéral rappelle également que la question du stealthing a été expressément discutée et prise en considération dans le cadre de la révision du droit pénal sexuel en cours (c. 5.2).
À la lumière de ces réflexions, le Tribunal fédéral conclut que le cadre légal actuel ne permet pas de conclure à l’existence d’une mise hors d’état de résister, soit de l’élément de violence dans le cadre législatif actuel et au besoin d’élargir le cadre législatif en ce sens. Le Tribunal fédéral rappelle en conclusion que le cadre légal actuel ne condamne pas tout acte sexuel non consenti, ni tout acte sexuel ayant fait l’objet d’une contrainte modérée. Seul un acte de violence qualifié est condamnable. L’erreur sur la nature de la relation sexuelle et/ou l’effet de surprise ne permettant pas une réaction en temps utile ne suffisent pas (c. 5.2).
À relever également que le Tribunal fédéral a rendu, le même jour, une seconde décision relative à un complexe de fait identique 13.
Le Tribunal fédéral rend ici une décision très documentée et aux multiples références, aussi bien juridiques que scientifiques. Il démontre par cela une certaine préoccupation en lien avec la question du stealthing. Le Tribunal fédéral semble clairement estimer que le comportement de stealthing devrait pouvoir être réprimandé, mais bute sur la limite de la loi, tout en relevant expressément les révisions en cours et le besoin d’élargir la norme pour qu’elle comprenne cette problématique14.
Conclusion
À la lecture des arrêts présentés ci-dessus, il peut être souligné une évolution positive de la jurisprudence du Tribunal fédéral dans le domaine du droit pénal sexuel. Lorsque la législation lui en donne la possibilité, le Tribunal fédéral tend à considérer plus largement ce qui peut être défini comme des actes sexuels non consentis et donc répréhensibles. Le Tribunal fédéral reconnaît également les conséquences que les violences sexuelles peuvent avoir sur le comportement des victimes, comportement qui était jusqu’alors souvent reproché à ces dernières dans le cadre de l’évaluation de leur crédibilité. Il sied toutefois de souligner qu’à deux reprises, le Tribunal fédéral a dû se prononcer sur des cas d’espèce qui, bien que répandus et considérés par la majorité de la société civile comme des actes sexuels non consentis, sortaient, selon lui, du champ de définition du droit pénal sexuel actuel.
C’est la raison pour laquelle une réforme du droit est indispensable. Une modification des définitions légales fait partie intégrante de l’évolution des mentalités autour de la question de l’autodétermination sexuelle. Enfin, seule l’inscription dans la loi de la notion de consentement («seul un oui est un oui»), est à même de promouvoir et garantir une sexualité fondamentalement consentie. ❙
1 Projet de la Commission des affaires juridiques du Conseil des États du 17 février 2022.
2 TF 6B_257/2020 et 6B_298/2020 du 24.6.2021.
3 TF 6B_1498/202 du 29.11.2021.
4 Camille Montavon, crimen.ch/64 du 30.12.2021 pp. 3 et 4.
5 TF 6B_367/2021 du 14.12.2021.
6 Opinion partagée: Hadrien Mondo, crimen.ch/69 du 14.1.2022
7 TF 6B_894/2021 du 28.3.2022
8 Message du Conseil fédéral concernant l’approbation de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul), FF 2017 163, spéc. 216 et la référence au Rapport explicatif de la Convention.
9 Discussions en cours sur cette question: Loi fédérale portant révision du droit pénal en matière sexuelle, Rapport du 8 août 2021 de l’Office fédéral de la justice sur les résultats de la consultation, p. 14, spéc. n. 57.
10 Dr Jan Gysi, psychiatre et psychothérapeute: «Diverses études ont montré que cette réaction se produit chez 37 à 70% des personnes qui subissent une agression sexuelle», dans «Une réaction complètement normale», par Fabienne Engler, publié dans AMNESTY – Magazin der Menschenrechte, décembre 2020.
11 Opinion partagée dans Camille Perrier Depeursinge, Laura Ces, crimen.ch/108 du 25 mai 2022 pages 4 et 5.
12 TF 6B_265/2020 du 11.5.2022.
13 TF 6B_34/2020 du 11.5.2022.
14 Opinion partagée dans Camille Perrier Depeursinge, Mathilde Boyer, Stealthing: quelle protection pénale. De la nécessité de réviser les infractions contre la libre détermination en matière sexuelle, in: Crimes et Châtiments: Mélanges en l’honneur du Professeur Laurent Moreillon, Éditions Stämpfli, Berne 2022.