Les propos tenus à Berne semblent frappés du bon sens: il faut moderniser le droit d’auteur en prenant des mesures ciblées pour adapter les droits et les devoirs des consommateurs, des créateurs et des «providers» à la «réalité d’internet». A cette occasion, la position de l’industrie de la culture doit être renforcée, sans toutefois porter atteinte au droit des amateurs de films et de musique de télécharger des œuvres protégées pour leur usage privé.
Le Conseil fédéral a chargé le Département fédéral de justice et police de préparer un projet de révision d’ici à la fin de 2015, sur la base des recommandations d’un groupe de travail informel intitulé «Agur12». Créé en 2012 par la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, ce dernier est composé de représentants des artistes, des producteurs, des utilisateurs d’œuvres protégées par le droit d’auteur ainsi que de membres de l’administration.
Les recommandations publiées à la fin de 2013 par Agur 12 prévoient diverses mesures répressives. Par exemple, le blocage par les fournisseurs de pages internet avec «un contenu manifestement illégal», sur ordre des autorités. Ou la mise en garde des consommateurs se livrant à un partage illégal de contenu: s’ils persistaient dans leurs activités, leur nom serait communiqué aux titulaires des droits d’auteur, afin de permettre une action sur le plan civil.
Surveillance préventive
Ces approches répressives suscitent la controverse au sein même du groupe Agur 12. Et l’avocat zurichois Martin Steiger, expert en droit de la propriété immatérielle, ne ménage pas ses critiques: «L’industrie du divertissement aimerait des renseignements sur les données permettant de lancer des avertissements en masse, sans passer par la procédure pénale. Les propositions d’Agur 12 vont clairement dans ce sens.» Aux yeux du spécialiste, l’accès simplifié aux adresses IP par des privés ôte encore une pierre à l’édifice de l’Etat de droit: ce serait une violation du secret des télécommunications. Et cette surveillance préventive mettrait en danger la présomption d’innocence.
De tels procédés susciteraient encore d’autres tentations, estime Martin Steiger, comme la révélation des noms
des auteurs de commentaires en ligne attentatoires à l’honneur, hors de toute procédure pénale. Le Conseil fédéral promet certes que la protection des données et le respect des voies de droit feront l’objet «d’une grande attention» lors de la révision du droit d’auteur. Mais ces promesses ne suffisent pas à faire taire les critiques.
Une liste noire
Il est intéressant de voir que les autorités américaines ont pris connaissance avec bienveillance des résultats d’Agur 12. Ainsi, la Suisse n’a pas été placée sur la liste noire du «Special 301 Report», contrairement aux exigences de l’International Intellectual Property Alliance (IIPA), un lobby de l’industrie américaine du divertissement. Ce rapport, publié en mai par le commerçant américain Michael Froman, traite de la mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle, du point de vue des partenaires commerciaux. Les pays figurant sur cette «watch list» sont soumis à une surveillance accrue par le bureau compétent pour la politique commerciale internationale des Etats-Unis. Son dernier rapport critique aussi le droit de la propriété immatérielle en Suisse. Et il accueille, en revanche avec des louanges le paquet de mesures du rapport final d’Agur 12. Selon Martin Steiger, «le rapport sert de moyen de pression politique. Les pays disparaissent de la liste noire s’ils révisent leurs lois dans le sens voulu par les Etats-Unis. Cela a été le cas pour Israël et l’Italie.»
Procès modèle
Les autorités américaines attendent aussi, sans doute, l’issue du procès modèle mené par le groupe suisse de l’International Federation of the Phonographic Industry Suisse (IFPI) contre un «filesharer» présumé à Zurich. Ce procès a pris des allures de table ronde sur le thème des droits d’auteur sur internet, réunissant en 2012 des représentants des détenteurs de droits ainsi que de la Confédération, à l’initiative de l’ambassade des Etats-Unis. Le procès test devrait préciser à quelles conditions les privés qui traitent des adresses IP pourront être poursuivis pour violation des droits d’auteur sur internet. Et si une violation de la LPD était constatée, se poserait aussi la question de savoir si les adresses IP récoltées par les privés pourraient servir de preuve dans une procédure.
En particulier, il existe une insécurité juridique sur ce point depuis l’arrêt du TF Logistep (ATF 136 II 508). Avant cette décision, la collecte et la surveillance d’adresses IP permettaient à l’industrie des droits d’auteur d’entamer des démarches de droit civil contre de potentielles infractions aux droits d’auteur.
Et, sur la base de la surveillance d’adresses IP suspectes, des plaintes pénales ont été déposées contre inconnu. Dans le cadre d’une procédure pénale, il est possible, grâce au stockage des données du fournisseur internet, d’identifier le détenteur des connexions douteuses. Cette identification servait de base à une procédure civile.
Mais, dans le cas Logistep, le TF a considéré le traitement des données comme contraire au droit. A la suite de cette décision, les autorités de poursuite pénale renoncent souvent à entamer une procédure au sujet d’un partage de fichiers.
Dans le procès test d’IFPI Suisse contre un auteur de partage de fichiers, le Tribunal cantonal zurichois a demandé au Ministère public de mener l’enquête, après qu’elle ait été suspendue dans un premier temps. La Cour cantonale explique que la décision sur la validité des preuves et la pesée des intérêts entre la protection de la personnalité et la poursuite pénale doivent être laissées au tribunal du fond. Car le TF aurait gardé expressément cette question ouverte dans l’arrêt Logistep. Dans le doute, le Ministère public doit poursuivre la procédure, estime la Cour zurichoise.