Dans son arrêt TF 2C_157/2023 du 23.7.2024, le Tribunal fédéral admet le recours déposé par une adolescente syrienne contre l’arrêt de la 1re Cour administrative du Tribunal cantonal fribourgeois (ci-après: tribunal cantonal). Notre Haute Cour reconnaît la violation du droit à la vie privée (art. 8 CEDH) et souligne que l’intérêt privé de l’adolescente à bénéficier d’un permis de séjour en Suisse l’emporte sur l’intérêt public au maintien de l’admission provisoire.
1. Résumé de l’arrêt
1.1 Les faits
L’adolescente A., née en 2009, est arrivée en Suisse en avril 2014 avec sa famille. Le 27 février 2015, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) a rejeté leur demande d’asile et prononcé leur admission provisoire. Cette décision a été confirmée par le Tribunal administratif fédéral le 28 juillet 2017.
Le 9 juillet 2021, l’enfant a déposé une demande d’autorisation de séjour auprès du Service de la population et des
migrants du canton de Fribourg (SPoMi), qui a refusé de transmettre la demande au SEM le 14 juillet 2021. A. a déposé une demande de reconsidération au SPoMi le 11 août 2021, qui a été rejetée. Statuant sur recours, le tribunal cantonal a rejeté sa requête. Elle interjette donc un recours en matière de droit public et un recours constitutionnel subsidiaire auprès du Tribunal fédéral. Ce dernier admet le recours en matière de droit public en ce sens que l’arrêt du tribunal cantonal est annulé et la cause est renvoyée au SPoMI afin qu’il délivre une autorisation de séjour à la recourante.
1.2 En droit
Lors de l’examen de la recevabilité du recours en matière de droit public, le Tribunal fédéral entérine la possibilité de se prévaloir d’un droit à une autorisation de séjour fondé sur le respect de la vie privée au sens de l’art. 8 CEDH lorsque les personnes admises provisoirement résident depuis environ dix ans en Suisse et qu’elles ne sont pas amenées à quitter le territoire dans un avenir prévisible. Il confirme ainsi sa récente jurisprudence en la matière (ATF 147 I 268, TF 2C_198/2023 du 7.2.2024). La question de savoir si les conditions d’octroi de l’autorisation de séjour sont remplies ne relève toutefois pas de la question de l’entrée en matière, mais de l’appréciation matérielle.
Par la suite, l’examen des griefs formels conduit le Tribunal fédéral à se prononcer sur la violation du droit d’être entendu·e (art. 29 al. 2 Cst., 3 et 12 CDE et 8 CEDH). Il estime que la recourante a pu faire valoir tous ses arguments par écrit, sans passer par ses représentant·e·s légaux·ales, tout au long de la procédure et, ainsi, que l’audition orale de l’adolescente n’était pas nécessaire au sens du respect du droit d’être entendu·e et des garanties découlant de la CDE.
En outre, le Tribunal fédéral examine le défaut de motivation allégué par la recourante et parvient à la conclusion que l’arrêt cantonal, certes sommaire et superficiel au regard de la motivation et de la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, satisfait aux exigences minimales. La Haute Cour soutient en effet que les éléments étaient suffisants pour permettre à A. d’attaquer l’arrêt cantonal par un recours détaillé et écarte le grief de la violation du droit d’être entendu·e.
Puis, le Tribunal fédéral examine l’allégation de l’atteinte au droit à la vie privée (art. 8 CEDH et 13 Cst.), notamment au regard du droit à un développement harmonieux garanti par les art. 3 et 6 CDE. Il débute par un raisonnement «négatif» en rappelant que c’est à juste titre que la recourante n’invoque pas la protection de la vie familiale au sens de l’art. 8 CEDH, le refus du permis de séjour n’entraînant pas de séparation pour la famille. Il poursuit ce raisonnement en déclarant que le refus du permis de séjour n’entraînant pas la fin du séjour en Suisse, la jurisprudence développée en la matière sous l’angle de l’art. 8 CEDH n’est pas pleinement transposable.
Ensuite, le Tribunal fédéral examine la question de l’existence d’une obligation positive de délivrer à l’adolescente une autorisation de séjour afin de préserver le droit à la vie privée garanti par l’art. 8 CEDH. Il rappelle que, dans certaines conditions, le statut de personne admise provisoirement peut constituer une atteinte au droit à la vie privée. Selon lui, il faut examiner in concreto si les inconvénients juridiques et factuels liés à ce statut par rapport à celui conféré par une autorisation de séjour entraînent une ingérence dans la vie privée (ATF 150 I 93 c. 6.6; 147 I 268 c. 1.2.5).
En outre, au vu de l’âge de la recourante, cet examen doit prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant (art. 3 CDE) et ce indépendamment du statut des parents (ATF 150 I 93 c. 6.7). Le Tribunal fédéral convoque également l’art. 84 al. 5 LEI et l’obligation qui en découle d’un examen approfondi de la demande d’autorisation de séjour déposée par une personne admise provisoirement et séjournant depuis cinq ans au moins en Suisse. Cette disposition implique de prendre en compte et d’analyser le niveau d’intégration, la situation familiale et l’exigibilité d’un renvoi.
Dans un premier temps, le Tribunal fédéral retient que la durée de séjour de cinq ans est largement dépassée, la recourante étant au bénéfice d’une admission provisoire depuis 2015. Dans un second temps, il admet qu’A., en raison de son âge, éprouve plus fortement les désavantages liés au statut de personne admise provisoirement mis en évidence par la jurisprudence tels que les empêchements dans l’intégration progressive, les restrictions à la mobilité ou les difficultés sur le marché du travail que des enfants plus jeunes.
En effet, les juges de Mon-Repos estiment que l’intérêt de la recourante à pouvoir affirmer son droit de présence en Suisse, notamment en raison de la possibilité d’envisager une naturalisation qui lui permettrait de participer à la vie civique du pays dans lequel elle a grandi, s’accroît à mesure qu’elle avoisine la majorité. De surcroît, le Tribunal fédéral concède que les contraintes liées à la mobilité internationale représentent dans la situation de l’adolescente une atteinte au respect de la vie privée en raison du fait qu’elle a atteint un âge où elle peut voyager seule ou être amenée à se rendre à l’étranger dans le cadre de sorties scolaires ou à des fins de formation.
L’adolescente ayant bientôt atteint la fin de la scolarité obligatoire, le Tribunal fédéral souligne qu’elle est déjà confrontée à la question de la poursuite de son parcours professionnel ou académique et que son admission provisoire peut constituer un frein, en particulier pour la recherche d’une place d’apprentissage ou d’un emploi d’étudiante. Partant, le Tribunal fédéral écarte le raisonnement du tribunal cantonal et parvient à la conclusion que le maintien de l’admission provisoire comprend, dans le cas concret d’A., des inconvénients concrets entraînant une atteinte à sa vie privée, dont le respect est garanti par l’art. 8 par. 1 CEDH.
Dans un troisième temps, le Tribunal fédéral examine si l’atteinte à la vie privée permet à la recourante d’obtenir une autorisation de séjour. Il analyse l’intégration de l’adolescente en Suisse et retient notamment qu’elle a passé la majorité de son enfance ainsi que son adolescence sur le territoire, maîtrise parfaitement le français, a d’excellents résultats scolaires et est très bien intégrée. Le Tribunal fédéral parvient à la conclusion que la recourante a fait tous les efforts que l’on pouvait attendre d’elle compte tenu de son âge et de sa situation pour s’intégrer en Suisse.
En outre, il étudie la question de l’intérêt public au maintien de l’admission provisoire. Selon lui, l’intérêt public à l’admission provisoire réside dans le fait que cette mesure se substitue à la mise en œuvre du renvoi lorsque celui-ci est inexécutable. Il reconnaît cependant que cet intérêt public se réduit à mesure qu’il apparaît que le renvoi ne pourra pas être ordonné dans un avenir prévisible. En l’occurrence, il n’apparaît pas que le statut de la recourante puisse être levé et que son renvoi vers la Syrie soit ordonné dans un avenir prévisible. Le Tribunal fédéral considère qu’A. poursuivra sa formation et son parcours en Suisse, avec sa famille.
Ainsi, au vu des circonstances du cas d’espèce, il est d’avis que l’intérêt privé de la recourante à être mise au bénéfice d’une autorisation de séjour l’emporte sur l’intérêt public au maintien d’une admission provisoire. Le Tribunal fédéral conclut que c’est à tort que les autorités cantonales ont refusé l’octroi d’une autorisation de séjour à A. et admet le recours.
2. Commentaire
Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral entérine sa jurisprudence (ATF 147 I 268 c. 1; TF 2C_198/2023 du 7.2.2023 c. 1.1.2) selon laquelle le refus de transformer une admission provisoire en une autorisation de séjour peut être constitutif d’une violation de l’art. 8 CEDH. Il confirme également qu’une personne admise provisoirement qui séjourne depuis près de dix ans en Suisse et n’est pas amenée à devoir quitter le territoire dans un avenir prévisible dispose d’un droit à la régularisation de sa situation.
Selon lui, l’intérêt privé de la recourante à affirmer son droit de présence en Suisse prime, après presque dix ans de séjour en Suisse et une intégration réussie, l’intérêt public à l’exécution du renvoi. Il s’agit d’une avancée importante en matière de reconnaissance de la place dans la société suisse de ces enfants et adolescent·e·s admis·e·s provisoirement et pourtant amené·e·s à rester durablement sur le territoire.
Bien que cet arrêt représente un pas nécessaire en matière de protection des droits fondamentaux des personnes admises provisoirement, la méthodologie développée par le Tribunal fédéral dans cet arrêt nous semble discutable. Selon nous, le Tribunal fédéral a manqué une occasion de procéder à une analyse complète de l’ingérence dans le droit à la vie privée que représente le maintien de l’admission provisoire après plusieurs années de séjour en Suisse.
En effet, après avoir constaté l’entrave à la vie privée, il a convoqué l’art. 84 al. 5 LEI et les critères d’intégration y relatifs, renouant avec la logique du «cas de rigueur».
Il nous semble qu’il aurait dû, au contraire, se fonder sur la méthodologie développée par la CourEDH en matière de restriction des droits fondamentaux. Nous regrettons qu’il ne se soit pas posé la question du but légitime de l’ingérence dans le droit à la vie privée et qu’il n’ait pas procédé à une analyse de tous les intérêts publics en présence. En effet, l’affirmation d’une opposition d’un intérêt privé – de l’adolescente à l’affirmation de son droit de séjour en Suisse – à un intérêt public – de la Suisse à l’exécution du renvoi – nous semble discutable. En plus de servir l’intérêt privé certain de l’adolescente, la transformation d’une admission provisoire en autorisation de séjour sert en réalité également l’intérêt public.
En effet, le droit à la vie privée, garanti par les art. 13 Cst. et 8 CEDH, constitue l’un des piliers de l’État de droit et un intérêt public incontestable. En outre, selon nous, le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant au sens de l’art. 3 CDE aurait également dû être pris en compte en tant qu’intérêt public en présence. Puis, à notre sens, le tribunal aurait dû poursuivre en se questionnant sur la nécessité d’une telle ingérence dans une société démocratique, notamment en justifiant le «besoin social impérieux» du maintien en admission provisoire.
L’existence même de l’admission provisoire en tant que statut n’est encore que rarement questionnée dans le monde juridique. Nous sommes toutefois de plus en plus confronté·e·s à ses contradictions. Il s’agit en réalité d’une exclusion durable des personnes admises provisoirement, qui subissent les discriminations structurelles liées à ce statut. Au vu de ce constat, la Commission fédérale des migrations a récemment édicté de nouvelles recommandations tendant à l’introduction d’un nouveau statut de protection, parallèlement au statut de réfugié·e et remplaçant l’admission provisoire. Dans un avenir plus ou moins proche, le Tribunal fédéral sera ainsi amené à développer une nouvelle pratique concernant le séjour des personnes ayant un besoin de protection. ❙
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