Le présent article vise, premièrement, à rappeler les conditions découlant du droit national et international concernant l’octroi d’un défenseur d’office pour le prévenu indigent et, deuxièmement, à examiner la conformité de la pratique du Ministère public genevois au regard des exigences légales.
1. Les conditions d’octroi d’un défenseur d’office au prévenu indigent
Le droit du prévenu indigent de bénéficier d’un défenseur d’office est une des composantes du droit à un procès équitable. Cette garantie découle notamment de l’art. 14 § 3 let. d du Pacte sur les droits civils et politiques (Pacte ONU II), de l’art. 6 § 1 et 3 let. c de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), de l’art. 29 al. 3 de la Constitution fédérale (Cst.) ainsi que de l’art. 132 du Code de procédure pénale (CPP).
L’art. 132 al. 1 let. b CPP impose, en particulier, à la «direction de la procédure» d’ordonner la défense d’office du prévenu lorsque les trois conditions cumulatives suivantes sont remplies.
1.1. L’indigence du prévenu
La direction de la procédure doit tout d’abord vérifier si le prévenu est indigent (art. 132 al. 1 let. b CPP). Il s’agit concrètement de déterminer si la personne est en mesure de prendre en charge ses frais de défense, tout en assurant la couverture de ses charges personnelles incompressibles ainsi que les frais des tiers dont il a la charge1.
S’agissant du fardeau de la preuve, il incombe à la partie qui demande l’assistance judiciaire de démontrer son indigence2, en fournissant des renseignements complets et, autant que possible, attestés par pièces, quant à son revenu, sa fortune et l’ensemble de ses charges3.
1.2. La gravité de la peine encourue
L’assistance d’un défenseur doit ensuite être justifiée pour la sauvegarde des intérêts de la personne concernée compte tenu, notamment, de la gravité objective de «l’affaire». L’art. 132 al. 2 CPP précise qu’en conséquence cette dernière ne devrait pas être «de peu de gravité» (art. 132 al. 2 CPP).
Selon le législateur, une «affaire» n’est en tout cas pas de peu de gravité lorsque le prévenu est passible d’une peine de plus de 120 jours (art. 132 al. 3 CPP). Tel que rédigé, l’art. 132 al. 3 CPP paraît contraire à la jurisprudence internationale et insuffisamment précis.
Le seuil de 120 jours proposé par l’art. 132 al. 3 CPP pour considérer qu’une «affaire» n’est «pas de peu de gravité» semble en effet en contradiction avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’art. 6 § 3 let. c CEDH. On peut l’affirmer, sachant que les juges de Strasbourg ont considéré à plusieurs reprises que, lorsqu’une personne risque d’être condamnée à une peine privative de liberté, «the interests of justice in principle call for legal representation, and if the defendant cannot pay for himself public funds must be made available»4. Dans l’arrêt Mikhailova c. Russie, la Cour a constaté une violation du droit à une défense d’office compte tenu du refus des autorités russes de désigner un défenseur à la requérante qui risquait une peine de détention d’un maximum de quinze jours, et avait été condamnée à deux amendes de RUB 5005. Dans un arrêt plus ancien, la Grande Chambre a également jugé contraire à l’art. 6 § 3 let. c CEDH le refus de nommer un avocat d’office à deux détenus qui étaient exposés à des peines disciplinaires prolongeant leur détention de sept jours, pour le premier, et de 40 jours, pour le second6. Le seuil fixé par l’art. 132 al. 3 CPP doit être interprété à la lumière de la jurisprudence internationale, qui impose de reconnaître le droit à un défenseur d’office à toute personne indigente qui s’expose au risque d’une peine privative de liberté, indépendamment de la durée de cette dernière.
En plus de cette incohérence par rapport à la jurisprudence européenne, le législateur omet de préciser s’il se réfère à la peine encourue pour les faits visés par la procédure ou s’il faut considérer la peine qui pourrait être exécutée en cas de condamnation. Il est en effet possible que, à la suite d’une décision ordonnant une courte peine privative de liberté avec sursis (par exemple 90 jours), une personne soit de nouveau condamnée à une courte peine privative de liberté (par exemple 60 jours), avec révocation du sursis précédemment accordé. Dans cette hypothèse, la deuxième «affaire» concerne le prononcé d’une peine privative n’atteignant pas le seuil retenu par l’art. 132 al. 3 CPP, mais implique l’exécution d’une peine de 150 jours. Il conviendra dès lors d’interpréter, en tout état de cause, cette disposition en tenant également compte du risque de révocation d’un précédent sursis.
1.3. Les difficultés objectives et subjectives de la procédure
Il faut, en troisième lieu, tenir compte des difficultés de la procédure, tant d’un point de vue objectif, sur le plan des faits et/ou du droit, que subjectif, au regard de l’aptitude du prévenu de les surmonter sans assistance7.
Compte tenu du fait qu’elles varient en fonction du dossier et des infractions reprochées, il n’est pas possible de formuler une liste exhaustive des difficultés de fait ou de droit. Un aspect mérite, quoi qu’il en soit, d’être évoqué s’agissant des problèmes juridiques justifiant l’intervention d’un défenseur: dans le cadre d’un système pénal de nature essentiellement accusatoire, basé sur une procédure contradictoire entre accusation et défense, la présence d’un avocat vise principalement à garantir l’égalité des armes face au Parquet et devrait dès lors être la règle. En présence de vices de procédure ou de questions relatives à l’exécution de la peine (quotité ou modalité d’exécution), il paraît problématique de considérer que l’assistance d’un défenseur n’est pas nécessaire en raison du fait que ces questions peuvent être relevées d’office par l’autorité de jugement8.
Pour ce qui est de l’aspect subjectif, soit de la capacité du prévenu d’assurer seul sa défense, la jurisprudence précise qu’il convient notamment de tenir compte de l’âge du prévenu, de sa formation, de sa plus ou moins grande familiarité avec la pratique judiciaire ainsi que de sa maîtrise de la langue de la procédure9.
En ce qui concerne la maîtrise de la langue de la procédure, il y a lieu de tenir compte de l’expression orale, mais aussi et surtout de la capacité du prévenu de lire et de comprendre les composantes essentielles du dossier. Au vu de l’indigence de la personne concernée, par hypothèse acquise, il ne lui sera pas possible de financer une traduction privée des pièces ainsi que des textes légaux pertinents. De plus, l’opposition à une ordonnance pénale (art. 354 al. 1 CPP) ainsi que la rédaction d’un recours (art. 385 al. 1 et 2 CPP; art. 396 al. 1 CPP) doivent être présentés par écrit. Le Tribunal fédéral a récemment confirmé que le justiciable ne dispose pas de droit d’intervenir par écrit dans la procédure dans une langue autre que la langue officielle du canton concerné10. Un prévenu illettré ou n’étant pas en mesure de rédiger des actes de procédure dans la langue du for de la procédure ne peut donc pas être considéré comme apte à se défendre seul.
Enfin, il convient de tenir compte de l’état de santé du prévenu. La présence d’éventuels troubles psychiques est notamment de nature à entraver la participation effective du prévenu à la procédure et, en particulier, sa capacité d’assurer seul sa défense11.
2. La pratique du Ministère public genevois
En raison des choix de politique pénale opérés, ainsi que des pratiques policières actuelles12, les statistiques relatives à l’année 2016 concernant les condamnations prononcées pour des infractions au Code pénal à Genève13 indiquent que les cibles privilégiées des autorités de poursuite et de jugement genevoises sont les hommes (84%) de nationalité étrangère (75%). S’agissant des mesures de contrainte et des peines prononcées, 62% des prévenus font l’objet d’une mise en détention provisoire et 24% sont condamnés à une peine privative de liberté, ferme ou avec sursis.
Un nombre prépondérant des défenses pénales dans le canton concerne donc des prévenus hommes, non francophones et à l’encontre desquels a été prononcée une peine privative de liberté, ferme ou avec sursis, sous la forme d’une ordonnance pénale.
La majeure partie de ces personnes sont indigentes et n’ont aucune connaissance juridique. Elles ne sont pas en mesure de lire et de comprendre les décisions qui leur sont notifiées. Les prévenus n’ont pas non plus les compétences nécessaires pour rédiger sans assistance ne serait-ce qu’une simple opposition non motivée au Ministère public. Nombreux sont ceux qui font état d’un suivi médical en raison de troubles psychiques et/ou d’une dépendance à l’alcool, aux stupéfiants ou aux médicaments, souvent en raison d’antécédents traumatiques.
A la lumière de ce qui précède et sous réserve de cas exceptionnels, l’assistance juridique devrait être octroyée largement à la catégorie de personnes que nous venons d’évoquer. Or tel n’est pas l’opinion d’une partie du Parquet genevois. Il n’est en effet pas rare que les demandes d’assistance juridiques présentées dans ce type de circonstances soient refusées au motif que la peine prononcée est inférieure à 120 jours et/ou que les faits étant «simples», la personne pourrait se défendre seule.
3. Conclusion
Les refus d’assistance juridique aux personnes indigentes, non francophones et condamnées à une peine privative de liberté ont un impact sur les statistiques de l’activité du Pouvoir judiciaire genevois. De fait, poursuivre des prévenus sans défense permet d’améliorer significativement le taux des infractions «élucidées» et des condamnations prononcées. Cela se fait toutefois au détriment des droits fondamentaux des personnes les plus vulnérables. Cette pratique critiquable contribue par ailleurs au surpeuplement carcéral, en favorisant l’emprisonnement massif des étrangers pauvres en conséquence de procédures contraires au droit international.
Cette problématique a été récemment soumise à la Cour européenne des droits de l’homme. L’avenir dira si, en matière de droit de la défense, les juges de Strasbourg partagent l’avis des magistrats de Petit-Lancy. y
1ATF 125 IV 161, du 25 juin 1999, c. 4a (all.). La jurisprudence a précisé qu’il s’agit de déterminer si le montant disponible permet à la personne de s’acquitter de l’ensemble des frais de procédure dans une durée d’un an, pour les cas les plus simples, ou de deux ans, pour ceux plus complexes. Décision du Tribunal pénal fédéral, BB.2013.183, du 11.3.2014, c. 3.1.1. [it.]. Pour une analyse détaillée des conditions nécessaires à l’admission de l’indigence cf. Loïc Parein, Défense obligatoire et défense d’office: aperçu de jurisprudence, plaidoyer 2/2014, pp. 42-43.
2A noter que dans les cas de défense obligatoire (art. 132 al. 1 let. a CPP), pour refuser la prise en charge des frais de défense, le Ministère public doit prouver que le prévenu dispose des moyens de financer sa défense (Arrêt du TF 1B_394/2014 du 27.1.2015, c. 2.2.2 [fr.].) et de «vérifier» le bien-fondé d’une allégation relative à la péjoration de la situation financière du prévenu (TF 1B_461/2016 du 9.2.2017, c. 2.2.2. [fr.].).
3ATF 125 IV 161, du 25.6.1999, c. 4a (all.); arrêt du Tribunal pénal fédéral, RR.2016.27, du 22.3.2016, c. 8.1 [it.].
4Arrêt CrDH 46998/08 «Mikhailova c. Russie» du 19.11.2015, § 82.
5Soit l’équivalent d’environ 30 fr. au moment des faits, ibid. § 90-95.
6Arrêt CrDH 39665/98 et 40086/98 «Ezeh et Connors c. Royaume-Uni» du 9.10.2003,
§ 131-134.
7Art. 132 al. 2 CPP; TF 1B_417/2016 du 20.12.2016, c. 4.1 (fr.).
8Contra: TF 1B_328/2016 du 22.11.2016 (fr.), c. 3.3.
9TF 1B_257/2013 du 28.10.2013,
c. 2.1 (fr.).
1067 CPP; TF, 6B_367/2016 du 13.4.2017, c. 6.1 (fr.). L’art. 13 de la loi genevoise d’application du CPP (LaCP) prévoit que la langue de la procédure est le français.
11Contra: TF 1B_328/2016 du 22.11.2016, c. 3.2 (fr.).
12Cf. S. Revello, «Les policiers suisses ciblent-ils les Noirs?», Le Temps, 7.12.2016.
13A l’exclusion notamment des infractions à la LEtr, LStup et LCR.