La première leçon est qu'il ne faut pas médiatiser de tels événements. Il y a chaque année une vingtaine de grèves de la faim qui se déroulent à Champ-Dollon, et le public n'en est pas informé. Cela permet au corps médical, prioritairement compétent en la matière, de dénouer ces moments de hautes tensions. M. Rappaz a lui-même médiatisé son refus d'être condamné à cinq ans et huit mois pour violation grave de la loi sur les stupéfiants et d'autres délits, par une grève de la faim interrompue à deux reprises en 2010. La cheffe du Département valaisan de la justice, Esther Waeber Kalbermatten, lui a répondu par voie de presse qu'elle autorisait les médecins à le nourrir de force si nécessaire. Et le Tribunal fédéral (TF) a encore fait monter la tension en décidant - sans qu'on le lui ait demandé - qu'on peut procéder à une alimentation forcée1. Le fait que M. Rappaz ait choisi le jour de Noël pour cesser son jeûne, devenant en même temps le plus long gréviste de la faim de Suisse, souligne encore la dimension médiatique de cette affaire. Cet emballement a compliqué la tâche des médecins afin de trouver sereinement une issue à la crise.
Le Tribunal cantonal valaisan et le Tribunal fédéral ont estimé avec raison que l'art. 92 CP, aux termes duquel l'«exécution des peines et des mesures peut être interrompue pour un motif grave», ne permettait pas de libérer M. Rappaz. Mais ils auraient pu simplement constater que les conditions d'application de cet article n'étaient pas réunies, car les dangers pour la santé du détenu étaient causés par sa propre volonté, et non par une cause extérieure2. Ils auraient aussi pu se contenter d'inviter le détenu à mettre fin à sa grève de la faim, comme l'a fait la Cour européenne des droits de l'homme en ouvrant ainsi la voie à une heureuse solution de cette affaire, plutôt que de le menacer de le nourrir de force.
Trois arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme auraient d'ailleurs pu être utilement mentionnés par le TF. Or, la Haute Cour n'en retient que ce qui soutient sa propre vision de la situation, à savoir que l'alimentation forcée est compatible avec la Convention si elle est pratiquée dignement. A deux reprises, la Cour a toutefois jugé que, en l'absence de nécessité médicale, l'alimentation forcée constituait une forme de torture prohibée par l'art. 3 CEDH quand elle implique d'entraver un prisonnier et de lui insérer une sonde de gavage (Nevmerjistki c. Ukraine, N° 54825/00 et Ciorap c. Moldavie, N° 12066/02). Le TF ne cite pas non plus l'affaire Horoz c. Turquie, N° 1639/03, où la Cour déclare que le décès d'un détenu causé par sa grève de la faim ne constitue pas une violation des droits de l'homme, pour autant que ce prisonnier ait eu accès en prison aux mêmes soins qu'à l'extérieur.
Ce dernier point représente l'élément clé de cette affaire. Le rapport que j'ai rédigé avec d'autres sur la pratique médicale en milieu de détention3 constate que les détenus bénéficient des mêmes droits que les personnes en liberté s'agissant de l'accès aux soins et de la relation avec les professionnels de la santé. S'il devait exister des restrictions de ces droits du fait de leur statut, il faudrait une base légale formelle pour le justifier. Or, les lois cantonales actuelles disent exactement l'inverse, en particulier dans les cantons de Genève et du Valais! Quant à la clause générale de police, elle ne peut être citée en rapport avec une situation qui n'est ni atypique ni imprévue. Il semble inconcevable que le TF puisse l'invoquer contre la jurisprudence de la CEDH4, qui exclut le recours à ce moyen pour suppléer aux carences du législateur. Enfin, les quelques juristes qui ont mentionné le statut spécial du détenu pour tenter de justifier l'alimentation forcée ont oublié que le TF écarte expressément un raisonnement sur cette base. C'est d'ailleurs un élément préoccupant dans la mesure où d'aucuns pourraient en déduire que l'arrêt du 26 août 2010 peut trouver application dans la pratique médicale en général et pas seulement dans les prisons.
Cette affaire appelle une réflexion approfondie sur l'indépendance du médecin en prison, la nécessité de respecter le principe d'équivalence de soins entre détenus et personnes libres et la clarification du rôle respectif des services médicaux et pénitentiaires.
1Arrêt du 26 août 2010 6B_599/2010 de la Cour de droit pénal du TF.
2Olivier Guillod et Dominique Sprumont, Les contradictions du Tribunal fédéral face au jeûne de protestation, in: Jusletter 8 novembre 2010.
3Sprumont Dominique et alii, Pratique médicale en milieu de détention. Effectivité des directives de l'Académie suisse des sciences médicales sur l'exercice de la médecine auprès des personnes détenues, Institut de droit de la santé, Neuchâtel 2009.
4Gsell c. Suisse, N°12675/05.
Dominique Sprumont, Docteur en droit, titulaire de la chaire de droit de la santé, directeur adjoint de l'Institut de droit de la santé de l'Université de Neuchâtel