1. Définitions légales de la discrimination raciale
1.1 Droit international
Est une discrimination raciale «toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique» (art. 1 § 1 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965, CEDR 1). Les discriminations fondées sur l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique comprennent également celles visant les immigré·e·s ou non-ressortissant·e·s tel·le·s que les migrant·e·s, domestiques, réfugié·e·s et requérant·e·s d’asile 2.
La définition précitée fait partie intégrante du droit suisse, prime toute éventuelle autre définition nationale et lie tous les organes de l’État 3 (art. 5 Cst. et 27 UNTC 4).
La discrimination raciale est prohibée, sous toutes ses formes, notamment par les art. 5 CEDR et 26 Pacte ONU II 5.
Finalement, en adhérant à la CEDR, tous les États parties se sont obligés à modifier, abroger ou annuler toute loi et toute disposition réglementaire ayant pour effet de créer la discrimination raciale ou de la perpétuer (art. 2 § 2 let. c CEDR).
1.2 Droit constitutionnel
En droit interne, la discrimination raciale est prohibée par l’art. 8 al. 2 Cst. Elle comprend non seulement la discrimination fondée sur la race, mais également celle fondée sur l’origine. La notion de race vise principalement une construction sociale basée sur la couleur de la peau, la morphologie, l’appartenance ethnique et l’origine 6. La notion d’origine, quant à elle, recouvre l’origine géographique 7, ethnique ou culturelle et l’ascendance 8.
À noter que tant les discriminations directes que les discriminations indirectes sont prohibées par la Constitution. Il y a discrimination indirecte lorsqu’une réglementation, sans désavantager directement un groupe déterminé, défavorise particulièrement, par ses effets et sans justification objective, les personnes appartenant à ce groupe9. Ainsi, une législation ayant pour effet indirect de défavoriser une partie de la population ayant historiquement et/ou actuellement fait l’objet d’exclusion est discriminatoire. De la même manière, une discrimination indirecte peut résulter du fait que d’autres groupes sont privilégiés en raison d’une caractéristique personnelle10.
La discrimination constitue une forme qualifiée d’inégalité de traitement de personnes dans des situations comparables, dans la mesure où elle produit sur un être humain un effet dommageable qui doit être considéré comme un avilissement ou une exclusion, car elle se rapporte à un critère de distinction qui concerne une part essentielle de l’identité de la personne intéressée ou à laquelle il lui est difficilement possible de renoncer 11.
Les critères susceptibles de fonder une discrimination n’ont pas tous la même portée. Les distinctions fondées sur le genre, la race et la religion sont interdites dans leur principe et nécessitent toujours une justification qualifiée 12 car, à l’inverse du critère de l’âge, par exemple, ils se rapportent à des groupes qui, historiquement, ont été dépréciés ou mis à l’écart de la vie sociale et politique 13.
Ainsi, le Tribunal fédéral (TF) retient que les catégories de la population bénéficiant de la protection de l’art. 8 al. 2 Cst. en matière de discrimination raciale sont celles correspondant aux groupes qui, historiquement et dans la réalité sociale actuelle, ont tendance à être exclus ou traités comme inférieurs 14.
L’Histoire et les dynamiques systémiques de la société actuelle font donc partie des facteurs déterminant l’existence d’une discrimination raciale. Aussi, l’analyse de l’Histoire des théories suprémacistes ou racialistes ainsi que de l’Histoire coloniale et les travaux sociologiques actuels permettent d’identifier les groupes historiquement et socialement infériorisés ou exclus.
Le contexte historique dans lequel s’inscrit l’adoption de la CEDR confirme la pertinence de ces facteurs pour déterminer l’existence d’une discrimination raciale. La CEDR a été adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1965. À cette date, tant l’Apartheid en Afrique du Sud que la ségrégation aux USA font rage. En effet, le Massacre de Sharpeville a eu lieu à peine cinq ans auparavant, et l’arrêt Loving v. Virginia qui décriminalise les mariages interraciaux est rendu deux ans plus tard.
L’adoption de la CEDR est également marquée par les luttes et mouvements d’émancipation des anciennes colonies – à titre d’exemple, les accords d’Evian sont signés trois ans auparavant – et par la naissance et l’essor du Mouvement des non-alignés créé en 1961.
Les anciennes colonies et le Mouvement donnent à la communauté internationale l’impulsion de se doter d’instruments juridiques contraignant les États au respect de l’égalité de traitement. Certains États occidentaux, en particulier les anciennes puissances colonisatrices, participent avec retenue au processus. À titre d’exemple, les États-Unis signent la CEDR en 1966 mais ne la ratifieront qu’en 1996. L’Afrique du Sud ne la signera que sous la présidence de Nelson Mandela.
En matière de discrimination raciale, droit et Histoire sont donc indissociables. Le concept de race ayant fondé des lois et des pratiques judiciaires discriminatoires, le droit participe à sa déconstruction.
2. Voies de droit nationales
2.1 Voies de droit pénales
2.1.1 261bis CP
Si la Constitution vise à encadrer les actes étatiques, le droit pénal a pour vocation de rendre possible le vivre-ensemble. Pour ce faire, il vise notamment à dissuader les comportements antisociaux, parmi lesquels la discrimination et l’incitation à la haine.
L’art. 261bis CP est entré en vigueur le 1er janvier 1995 suite à l’intégration de la CEDR au corpus juridique suisse. Il vise à matérialiser les engagements pris par l’État par son adhésion à la CEDR.
L’art. 261bis CP réprime plusieurs comportements typiques, à savoir l’incitation publique à la haine ou à la discrimination (al. 1), la propagation publique d’une idéologie raciste (al. 2), l’organisation ou l’encouragement d’une action de propagande publique (al. 3), le rabaissement et la discrimination publiques (al. 4 1re partie), la négation publique d’un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité (al. 4 2e partie) et le refus d’une prestation destinée à l’usage public (al. 5) à l’encontre d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ou de leur orientation sexuelle.
L’infraction est poursuivie d’office.
Le TF précise que cette disposition protège notamment la dignité que toute personne acquiert à la naissance, l’égalité entre les êtres humains et, de manière indirecte, la paix publique15.
L’art. 261bis CP doit être lu à l’aune de l’ACEDH Perinçek, lequel exclut que la liberté d’expression ne justifie des déclarations racistes16.
L’art. 261bis CP ne couvre pas l’entier du spectre prohibé par la CEDR et l’interprétation que propose le TF scelle définitivement une protection partielle contre la discrimination raciale.
En particulier, l’art. 261bis CP suppose que l’acte ait été public. Le TF entend par publiques les déclarations qui n’interviennent pas dans le cadre privé, i. e. celles qui ont lieu dans le cercle familial ou amical ou dans un environnement de relations personnelles ou empreint d’une confiance particulière17 n’entrent pas dans le champ d’application de l’art. 261bis CP. Plus les personnes qui composent le cercle des destinataires sont étroitement liées, plus le cercle peut être large sans perdre son caractère privé18. Ainsi, une personne racisée victime de propos racistes au sein du cercle d’ami·e·s de l’auteurice pourrait-elle ne pas être protégée par l’art. 261bis CP. La notion de propagation est, quant à elle, entendue avec une telle retenue qu’un salut nazi effectué devant plus d’une centaine de personnes a pu être exclu du champ d’application de l’art. 261bis CP parce que l’auteur aurait seulement affiché son idéologie, sans ambition prosélyte19. Le comportement réprimé suppose en outre l’existence d’un mobile de haine ou de discrimination raciale20. De plus, il doit s’adresser à une race ou une ethnie déterminée, si bien que des termes tels que requérant d’asile de merde ou cochon d’étranger ne tombent pas sous la coupe de l’art. 261bis CP faute de faire référence à une race, une ethnie ou une religion particulière21.
L’application de l’art. 261bis CP est d’autant restreinte que la preuve de tels comportements relève souvent de la probatio diabolica. Il en va ainsi de la démonstration de la motivation raciste de l’auteurice demandée à la victime22. Contrastant avec ce degré d’exigence, la preuve libératoire paraît bien vite admise lorsqu’il suffit pour ce faire de démontrer avoir fait de mauvaises expériences avec des membres des groupes de population concernés avant de refuser ses prestations23 ou d’indiquer ne pas refuser l’accès de l’établissement aux hommes noirs mais seulement le réserver à certains groupes de population24 pour être disculpé·e.
L’analyse de la jurisprudence, en particulier le travail effectué par Madame Leimgruber sur mandat de la Commission fédérale contre le racisme, met en évidence que la disposition pénale est appliquée de manière restrictive et majoritairement dans des cas où le comportement à caractère raciste est évident25. En outre, l’application de l’art. 261bis CP par les tribunaux ne témoigne pas d’une pratique uniforme.
Dès 2010, la Commission fédérale contre le racisme exprime ses préoccupations face à une interprétation trop stricte des notions de race, ethnie et religion26. Elle rappelle que les attaques ou autres actes discriminatoires motivés par la nationalité ou par le statut juridique sont souvent des actes de discrimination raciale déguisés. En mentionnant la nationalité ou le statut juridique, ce n’est en effet pas le passeport ou la situation juridique que l’auteurice de l’acte discriminatoire vise, mais bien l’aspect physique ou la culture (réelle ou supposée) de la victime27.
En conclusion, à l’heure actuelle, deux définitions de la discrimination raciale ont cours en Suisse: celle établie par le droit supérieur et reprise par notre Constitution, et celle établie par le droit pénal, plus restrictive. Il convient alors de rappeler que, d’un point de vue strictement juridique, les autorités helvétiques sont tenues de se référer et de se conformer à la définition établie par le droit supérieur et que le législateur a l’obligation de s’assurer que le droit interne reflète cette définition.
2.2.2 Autres dispositions
Les actes racistes peuvent également être sanctionnés sous l’angle de délits contre l’honneur, notamment au titre de diffamation (art. 173 CP) ou d’injure (art. 177 CP), laquelle comprend les attaques contre la dignité28.
Contrairement à celles sanctionnées par l’art. 261bis CP, les infractions aux articles 173 et 177 CP ne sont poursuivies que sur plainte et les peinesmenace pour l’injure et la diffamation atteignent respectivement 90 et 180 jours-amende.
Il est donc crucial de garder en mémoire les délais de plainte et de prescription dans l’éventualité où l’acte ne répondrait pas aux conditions de l’art. 261bis CP. À ce titre, dans son ATF 140 IV 67, le Tribunal fédéral a estimé que les termes «cochon d’étranger» et «sale requérant» n’entraient pas dans le champ d’application de l’art. 261bis CP mais devraient être examinés sous l’angle de l’infraction d’injure (art. 177 CP). En l’absence de plainte, cet examen n’a pas eu lieu.
2.3 Voies de droit civiles
La discrimination raciale altère l’accès à l’éducation, au marché du travail, aux soins et au logement notamment29.
À l’heure de ces lignes, il n’existe toutefois aucune disposition civile spécifique propre à la prévenir.
3. Voies de droit supranationales
3.1 Cour européenne des droits de l’homme
L’art. 14 CEDH30 interdit la discrimination, notamment raciale, dans la jouissance des droits et libertés reconnues par la Convention. L’interdiction de la discrimination ne peut donc être invoquée que couplée avec une autre garantie conventionnelle. On parle alors de discrimination accessoire.
À l’inverse, le Protocole additionnel à la CEDH n° 12 du 4 novembre 2000 consacre une interdiction générale de discrimination.
La Suisse n’a pas signé ce protocole.
Les art. 19 ss. CEDH instituent la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH), garante du respect des engagements consacrés dans la Convention.
Selon l’art. 34 CEDH, toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime peut saisir la Cour d’une requête. La qualité pour saisir présuppose donc d’être directement atteint·e par la violation alléguée. La Cour suit néanmoins une approche souple, permettant à certaines organisations d’agir au nom de personnes particulièrement vulnérables ou à un membre d’une ethnie visée d’agir pour la défense du groupe ethnique dans son ensemble31.
3.2 Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale
À l’instar de la CourEDH, le système onusien a institué des organes garants de l’application de ses divers traités, dont la CEDR. Ces organes, appelés comités, organes de traités ou organes conventionnels, sont compétents pour examiner les plaintes individuelles déposées contre des décisions rendues par les instances supérieures nationales des États parties. Cette compétence est concurrente à celle de la Cour-EDH: l’examen au fond32 d’une requête par la CourEDH exclut la compétence des organes des traités (voir par exemple art. 22 al. 5 let. a Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984, CAT33) et l’examen d’une plainte par un organe de traité rend toute requête adressée à la CourEDH irrecevable (art. 35 § 2 let. b CEDH).
La compétence de chaque organe est conditionnée à la reconnaissance de cette compétence par l’État partie (voir par exemple art. 14 CEDR).
La Suisse a reconnu la compétence du Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale (le Comité) le 6 mars 2003.
Cette compétence fait des organes de traités des instances quasi judiciaires ou quasi juridictionnelles34, en ce sens que même s’ils ne sont pas composés de magistrat·e·s et ne disposent pas du pouvoir de forcer l’exécution de leurs décisions, ils rendent néanmoins des décisions auxquelles les États sont tenus de se conformer (art. 26 UNCT).
Partant, un·e justiciable victime de discrimination raciale et ayant épuisé toutes les voies de droit nationales peut saisir le Comité (art. 14 § 7 CEDR). Une telle saisine peut présenter divers avantages. Entre autres, les griefs de discrimination raciale sont plus nombreux et divers que ceux fondés sur la CEDH et le délai de pétition est de six mois (art. 14 § 5 CEDR) plutôt que quatre devant la CourEDH (art. 35 § 1 CEDH).
La jurisprudence rendue par le Comité confirme l’adéquation d’un organe judiciaire spécifique et spécialisé pour connaître de la discrimination raciale. À titre d’exemples, dans une Opinion de 201635, le Comité a constaté les propos racistes et pratiques discriminatoires dont avait été victime le pétitionnaire et que les instances françaises précédentes avaient niés. À cette occasion, le Comité a souligné qu’il ne peut être exigé des victimes présumées de discrimination raciale de démontrer l’intention discriminatoire à leur encontre36. Dans une Opinion datant de 201337, le Comité a donné raison à une association représentant la communauté turque d’Allemagne qui avait porté plainte contre un membre de la direction de la Banque centrale pour des propos discriminants tenus contre les populations turques et arabes du pays lors d’une interview. Les instances pénales allemandes ayant successivement classé la plainte sans suite, le Comité a non seulement constaté le caractère discriminatoire des propos tenus38 mais également condamné l’Allemagne pour violation de son obligation de procéder à une enquête effective prévue notamment à l’art. 6 CEDR39. Dans cette Opinion, le Comité rappelle qu’il ne suffit pas, aux fins de l’art. 4 CEDR, de déclarer simplement dans un texte de loi que les actes de discrimination raciale sont punissables. La législation pénale et les autres dispositions légales réprimant la discrimination raciale doivent aussi être effectivement appliquées par les tribunaux nationaux compétents et les autres institutions de l’État40.
3.3 Comité des droits de l’homme des Nations unies
Le Comité des droits de l’homme de l’ONU, chargé de veiller à l’application du Pacte ONU II, a compétence pour examiner des plaintes individuelles de violation du Pacte. En vertu de l’art. 26 du Pacte ONU II, ces plaintes peuvent porter sur l’interdiction de la discrimination raciale. Le Comité des droits de l’homme a été le premier Comité à inscrire la notion de profilage racial dans la jurisprudence onusienne41.
À ce jour, la Suisse n’a pas encore reconnu la compétence du Comité des droits de l’homme. Le ou la justiciable victime d’une violation de ses droits humains en Suisse ne peut donc porter sa cause par-devant le Comité des droits de l’homme de l’ONU.
4. Obstacles à l’accès effectif à la justice
En vertu de l’art. 6 CEDR, la Suisse a l’obligation d’assurer à toute personne une protection et des voies de droit effectives contre les actes de discrimination raciale visés par la CEDR.
L’art. 261bis CP remplit cette mission de manière lacunaire (supra II.A.1). L’application restrictive de cette norme par les tribunaux (ibidem) termine d’écorner la conformité de la pratique suisse au droit supérieur et complique davantage l’accès des victimes à la justice.
Ces difficultés d’accès à la justice sont à mettre en perspective avec les difficultés de prise en considération du profilage racial. Pour exemple, un ressortissant suisse d’ascendance africaine s’est vu condamner pour avoir refusé de se plier à un énième contrôle de police n’ayant aucun autre motif apparent que sa couleur de peau42. Son cas est désormais pendant devant la Cour européenne des droits de l’homme et a été qualifié d’affaire à impact43 par la Cour, tant il illustre les problématiques liées à l’absence de pénalisation du profilage racial en Suisse.
5. Recommandations
5.1 Organe indépendant en matière d’enquête sur la police
Dans le cadre de son dernier Examen périodique universel (2017), la Confédération s’était engagée à établir un mécanisme indépendant de traitement prompt, impartial et exhaustif des plaintes relatives aux violences et mauvais traitements infligés par les forces de l’ordre 44.
Dans le cadre de l’EPU de la Suisse actuellement en cours, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a réitéré sa recommandation de créer dans tous les cantons un mécanisme indépendant, hors de la police et du ministère public, chargé de recevoir et d’instruire des plaintes émises à l’encontre de la police, en particulier celles visant les comportements abusifs à motivation raciste45.
Dans sa réponse du 23 septembre 2022, la Suisse estime avoir entièrement mis en œuvre la recommandation de l’EPU en soulignant que, dans tous les cantons, les plaintes peuvent être déposées auprès des ministères publics46.
D’emblée, la réponse consistant à invoquer le système critiqué surprend.
Dans les faits, sur les 141 plaintes recensées par la Statistique policière de la criminalité (SPC) en 2021 en Suisse47, quatre ont abouti à une condamnation48.
Finalement, il existe dans plusieurs cantons un système de médiation que peut solliciter une personne s’estimant lésée par la police. Toutefois, cet organe ne traite pas de violences policières physiques.
Ainsi, la nécessité d’établir un mécanisme indépendant habilité à recevoir les plaintes relatives aux violences et mauvais traitements infligés par des membres des forces de l’ordre, ainsi que de conduire sans tarder des enquêtes impartiales et exhaustives, demeure.
5.2 Reconnaissance de la compétence du Comité des droits de l’homme
Huit des neuf traités internationaux relatifs aux droits humains sont dotés d’un organe conventionnel ayant pour but de surveiller la mise en œuvre des traités par les États parties. La saisine du Comité des droits de l’homme est conditionnée à la ratification du Premier Protocole facultatif au Pacte ONU II.
La Suisse a ratifié le Pacte ONU II en 1992, mais a expressément refusé de ratifier le Premier Protocole facultatif, allant à l’encontre des recommandations réitérées du Comité49.
Cette ratification permettrait de renforcer la protection effective des droits civils et politiques consacrés par le Pacte ONU II.
5.3 Audit et emploi des acquis
Dans son rapport, le Groupe de travail d’expert·e·s sur les personnes d’ascendance africaine de l’ONU fait état d’un racisme anti-Noir encore minimisé ou attribué à la susceptibilité de ses victimes en Suisse50. L’ambassadeur suisse à l’ONU réfute ce constat et estime que ce rapport se baserait sur quelques cas individuels seulement51.
Aussi, il serait recommandé d’examiner la dimension structurelle et systémique du racisme en Suisse.
5.4 Formation et sensibilisation des acteurices de la justice
«Il est essentiel de penser la justice dans son contexte social», affirme le professeur Eric Fassin 52, raison pour laquelle il recommande de «ne pas couper le droit des sciences sociales 53».
Dans le cas du racisme, il convient de garder à l’esprit que le racisme englobe aujourd’hui tant le racisme idéologique que le racisme sociologique, lequel relève moins de logiques individuelles que de logiques structurelles ou systémiques54.
Le racisme sociologique est caractérisé par les discriminations, lesquelles interviennent dans tous les pans d’une vie en société. Comme le rappelle le professeur Fassin, «il n’y a pas besoin d’adhérer à une idéologie raciste pour discriminer55». Toute personne peut ainsi être amenée à discriminer autrui non seulement sans en avoir l’intention, mais également sans en avoir conscience.
Dans de nombreuses situations, la prise de décision ne résulte pas d’une analyse exhaustive et parfaitement rationnelle mais bien plus d’heuristiques de jugement, soit des raccourcis cognitifs, lesquels sont notamment basés sur nos habitudes, expériences passées et croyances56. Lorsque des heuristiques, opérations mentales intuitives, rapides et automatiques, aboutissent à des erreurs et distorsions dans le traitement des informations par rapport à la réalité, on parle de biais cognitifs57. Aux biais cognitifs au sens strict s’ajoutent encore d’autres éléments perturbateurs comme la fatigue cognitive, le caractère d’une personne ou la situation de celle-ci au moment de la prise de décision, lesquels influent également largement la décision elle-même58. À l’heure de la prolifération des informations sur les réseaux sociaux et des procès médiatiques, il importe d’avoir conscience que les contenus diffusés dans les médias représentent également un biais résultant de facteurs socioculturels difficilement maîtrisables59.
Comme l’explique la professeure Nathalie Przygodzki-Lionet, «ces mécanismes neurocognitifs concernent tout être humain mais constituent une problématique majeure pour ceux qui sont amenés à prendre des décisions importantes pour autrui»60.
Sur le plan pénal, par exemple, de son appréhension au jugement, la personne prévenue est l’objet de décisions de tiers. La police, le ministère public, les magistrat·e·s, mais également les avocat·e·s et les intervenant·e·s en milieu carcéral, prendront successivement des décisions impactant les droits et obligations de la personne prévenue. Chacune de ces décision peut être influencée par des biais cognitifs sans que son auteurice en ait conscience.
Dans ces circonstances, il apparaît essentiel que toutes les personnes participant à la prise de décisions – comme direction de la procédure, défense, accusation et exécution – connaissent les mécanismes qui peuvent les influencer afin de s’en prémunir.
S’agissant des problématiques de discriminations raciales, les effets pernicieux de l’heuristique d’affect, du biais pro-endogroupe et du biais implicite doivent être connus pour être maîtrisés.
L’étude des sciences comportementales, de la psychologie, de la criminologie, des neurosciences et des théories de probabilités peut apporter une meilleure compréhension des raccourcis cognitifs et des simplifications mentales qu’opère le cerveau humain.
Une meilleure formation et une sensibilisation régulière et concrète des acteurices de la justice nous paraissent ainsi souhaitables pour limiter les répercussions néfastes auxquelles font face certaines personnes, notamment celles appartenant à des minorités ethniques plus sujettes à des discriminations.
Mathias Adjaout-Ponsard, qui s’est intéressé à l’étude du comportement judiciaire sous le prisme des biais cognitifs, cite une étude de 2005 réalisée en Suisse alémanique sur l’heuristique de représentation chez des juges civilistes. L’auteur compare cette étude à une étude similaire aux États-Unis de 2001 et constate que le taux de juges victimes de ce biais cognitif était moins élevé aux États-Unis (40%) qu’en Suisse (68,5%). Il suggère que cette différence provienne de l’enseignement des mécanismes bayésiens (notions de probabilités) reçu par les juges étasunien·ne·s durant leurs études61. Mathias Adjaout-Ponsard recommande ainsi de mieux sensibiliser les juges aux études mettant en évidence les implications des heuristiques et biais cognitifs dans la prise de décision judiciaire, une formation au théorème de Bayes, ainsi qu’une plus grande diversité ethnique et culturelle au sein de la magistrature pour contrer les intuitions dites émotionnelles.
L’écrivain et ancien policier Yves Patrick Delachaux a fait part de sa réflexion au sujet de l’amélioration de la formation policière pour éradiquer, ou du moins limiter, des actions discriminatoires au sein de la police et lutter notamment contre le profilage racial62.
De la même manière, la formation initiale des juristes suisses gagnerait à comprendre un enseignement obligatoire outillant futur·es magistrat·es et avocat·es face aux raccourcis cognitifs et simplifications mentales qu’opère naturellement le cerveau humain. À ce jour, à Genève, l’introduction à la criminologie demeure un enseignement à option.
Des formations continues sur ces thématiques, avec une approche pluridisciplinaire, seraient souhaitables et permettraient également une interaction bénéfique entre corps de métiers de la justice.
De manière plus large, cette question des biais, des préjugés et d’autres mécanismes cognitifs se retrouvent également chez les témoins, élément de preuve fréquemment utilisé dans notre système judiciaire63. Les connaître permettrait à la direction de la procédure et aux représentant·e·s des parties d’apprécier ces déclarations à l’aune des influences auxquelles elles peuvent être sujettes.
Ce bref aperçu ne peut que convaincre de la nécessité de munir tou·tes les acteurices de la justice d’outils permettant de neutraliser nos biais cognitifs.
5.5 Réforme de l’art. 47 CP
Finalement, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) et le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale recommandent à la Suisse de faire en sorte que la motivation raciste ou autre motivation fondée sur la haine soit une circonstance aggravante pour toute infraction ordinaire64.
Afin de prendre en compte le mobile raciste/discriminant d’un délit ou d’un crime et, partant, reconnaître le caractère raciste d’une infraction, il est nécessaire de faire figurer ce motif au titre de circonstance aggravante de l’article 47 CP.
Un tel ajout permettrait de renforcer la protection des personnes discriminées en reconnaissant expressément les motifs racistes comme un élément aggravant d’une infraction à caractère raciste, ce qui aurait des conséquences directes sur la fixation de la peine. ❙
1 Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965, RS 0.104, entrée en vigueur en Suisse le 29 décembre 1994.
2 Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale, Recommandation générale n° 35, Lutte contre les discours de haine raciale, § 6.
3 Voir notamment ATF 127 II 177 c. 2c ; ATF 124 II 293 c. 4b et ATF 124 II 293 c. 4b.
4 Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969, RS 0.111, entrée en vigueur en Suisse le 6 juin 1990.
5 Pacte international relatif aux droits civils et politiques du16 décembre 1966, RS 0.103.2, entré en vigueur en Suisse le 18 septembre 1992.
6 CR Cst.-Martenet, N75 ad art. 8 Cst.
7 ATF 143 I 129 c. 2.3.1; ATF 136 I 309 c. 4.3; ATF 147 I 89 c. 2.1.
8 CR Cst.-Martenet, N71 ad art. 8 Cst.
9 ATF 145 I 73 c. 5.1.
10 ATF 129 I 392 c. 3.2.2.
11 ATF 147 I 89 c. 2.2.
12 ATF 147 I 89 c. 2.2. et ATF 143 I 129 c. 2.3.1.
13 ATF 129 I 217 c. 2.1.
14 ATF 129 I 392 c. 3.2.2.
15 ATF 140 IV 67 c. 2.1.1 p. 69; ATF 133 IV 308 c. 8.2 et les références citées
16 Arrêt de la CourEDH Perinçek c. Suisse, Requête n° 27510/2008, 15 octobre 2015
17 ATF 130 IV 111 c. 5.2
18 ATF 130 IV 111 c. 5.2.2
19 ATF 140 IV 102
20 ATF 124 IV 121 c. 2b
21 ATF 140 IV 67 c. 2.2.3.
22 Fabienne Zannol, L’application de la norme pénale contre la discrimination raciale, Une analyse des arrêts relatifs à l’art. 261bis CP (de 1995 à 2004), 2007, p. 30.
23 Banque de données de la Commission fédérale contre le racisme, Cas 2001-021N
24 Banque de données de la Commission fédérale contre le racisme, Cas 2004-023N.
25 Cf. Jacopo Ograbek, Rebecca Stockhammer, Quelques fondamentaux au sujet de la norme pénale antiraciste, in: Sous toutes réserves, n° 35; Vera Leimgruber, La norme pénale antiraciste dans la pratique judiciaire, janvier 2021, et disponible sur le site de la Confédération.
26 Commission fédérale contre le racisme CFR, Le droit contre la discrimination raciale, Analyse et recommandations, 2010, p. 7.
27 Commission fédérale contre le racisme CFR, Le droit contre la discrimination raciale, Analyse et recommandations, 2010, pp. 7-8.
28 TF 6B_938/2017 du 2 juillet 2018 c. 5.1
29 ONU, Déclaration adressée aux médias par le Groupe de travail d’experts de l’ONU sur les personnes d’ascendance africaine, à l’issue de sa visite officielle en Suisse du 17 au 26 janvier 2022, Genève, 26 janvier 2022, §§ 27, 30, 32 et 33.
30 Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, RS 0.101, entrée en vigueur en Suisse le 28 novembre 1974.
31 Cf. les affaires Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie, 17 juillet 2014, et Aksu c. Turquie, 15 mars 2012, citées par la professeure Maya Hertig et le Dr Julien Marquis dans leur article L’accès à la justice sur le plan international. Les mécanismes incontournables de la protection contre la discrimination paru in: TANGRAM n° 38.
32 CAT/C/41/D/257/2004 § 6.1
33 onvention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984, RS 0.105, entrée en vigueur en Suisse le 26 juin 1987.
34 Sur la notion de «quasi judiciaire» ou «quasi juridictionnel», cf. notamment: Guide simple sur les organes de traités des Nations unies, Service international pour les droits de l’homme, 2015, p. 28; ABC du droit international public, Département fédéral des affaires étrangères DFAE, 2009, p. 5; Olivier Delas, Manon Thouvenot, Valérie Bergeron-Boutin, Quelques considérations entourant la portée des décisions du Comité des droits de l’homme, 2017, 21 citant Carlo Santulli, Droit du contentieux international, 2005, p. 80; Henry William Rawson Wade, ‘Quasi-Judicial’ and its Background, (1949) 10 :2 Cambridge LJ 216; Abline, p. 469. Sur la distinction entre «force obligatoire» et «caractère contraignant», cf. notamment: Olivier Delas, Manon Thouvenot, Valérie Bergeron-Boutin, op. cit., p. 1.
35 Opinion CERD/C/89/D/52/2012 du 8 juin 2016, M. Laurent Gabre Gabaroun c. France.
36 Ibid., p. 12 § 7.2 et p. 13 § 9.
37 Opinion CERD/C/82/D/48/2010 du 10 mai 2013, Union turque de Berlin-Brandebourg (TBB) c. Allemagne.
38 Ibid., p. 19 §§ 12.6 à 12.8.
39 Ibid., p. 20 § 12.9.
40 Ibid., p. 18 § 12.3.
41 Constatation du Comité des droits de l’homme des Nations unies relative à la communication 1493/2006 Williams Lecraft c. Espagne, 11 septembre 2006, CCPR/C/96/D/1493/2006.
42 TF 6B_1174/2017 du 7 mars 2018.
43 humanrights.ch/fr/litiges-strategiques/cas-traites/delit-facies/
44 Conseil des droits de l’homme, Rapport du Groupe de travail sur l’Examen périodique universel – Suisse, 29 décembre 2017 (A/HRC/37/12), p. 14.
45 Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale, Observations finales concernant le rapport de la Suisse valant dixième à douzième rapports périodiques (CERD/C/CHE/CO/10-12), 3 décembre 2021, p. 4.
46 Conseil fédéral, Quatrième rapport national de la Suisse pour l’Examen périodique universel, 23 septembre 2022, p. 36.
47 bfs.admin.ch/bfs/fr/home/actualites/quoi-de-neuf.assetdetail.21324308.html
48 bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/criminalite-droit-penal/justice-penale.assetdetail.22665307.html
49 Comité des droits de l’homme, Observations finales concernant le quatrième rapport périodique de la Suisse, 22 août 2017 (CCPR/C/CHE/CO/4), p. 3.
50 A/HRC/51/54/Add.1, Report of the working group of experts on people of african descent, Visit to Switzerland, 4 octobre 2022, §35.
51 ONU, Déclaration adressée aux médias par le Groupe de travail d’experts de l’ONU sur les personnes d’ascendance africaine, à l’issue de sa visite officielle en Suisse du 17 au 26 janvier 2022, Genève, 26 janvier 2022.
52 Jeune Barreau, Qu’est-ce que le racisme? Entretien avec le prof. Eric Fassin, sociologue, in: Sous toutes réserves, édition n 35, p. 7.
53 Jeune Barreau, Qu’est-ce que le racisme? Entretien avec le prof. Eric Fassin, sociologue, in: Sous toutes réserves, édition n 35, p. 7.
54 Jeune Barreau, Qu’est-ce que le racisme? Entretien avec le prof. Eric Fassin, sociologue, in: Sous toutes réserves, édition n 35, p. 7.
55 Jeune Barreau, Qu’est-ce que le racisme? Entretien avec le prof. Eric Fassin, sociologue, in: Sous toutes réserves, édition n 35, p. 6.
56 Laetitia Hommani, Droit et Neuroscience: entretien avec Nathalie Przygodski-Lionet et Sonia Desmoulin, article publié sur le site de l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice: gip-ierdj.fr/fr/actualites/droit-et-neurosciences-entretien-avec-nathalie-przygodzki-lionet-et-sonia-desmoulin/
57 Mathias Adjaout-Ponsard, Biais cognitifs et comportement judiciaire, in: Les Cahiers de la Justice, Dalloz, 2021/3 n° 3, p. 488.
58 Dans leur ouvrage «Noise», Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass R. Sunstein exposent leur définition de cette source d’erreur appelée «le bruit» ayant des conséquences dans des domaines comme la justice ou la médecine et proposent une méthodologie pour assainir sa pensée. Sur cet ouvrage: «Pourquoi faisons-nous des erreurs de jugement?» par Ingrid Seithumer, publié le 22 décembre 2021 sur Heidi.news.
59 Laetitia Hommani, op. cit.
60 Laetitia Hommani, op. cit.
61 Mathias Adjaout-Ponsard, op. cit., pp. 491-492.
62 Yves Patrick Delachaux, Profilage racial: le point de vue d’un ex-policier, in: TANGRAM édition n° 33, 6/2014.
63 Sur cette question, cf. Nathalie Przygodzki-Lionet, Le témoignage en justice: les apports de la psychologie sociale et cognitive, in: Revue Histoire de la justice, 2014/1 n° 4, p. 115 à 126.
64 Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, Rapport de l’ECRI sur la Suisse – sixième cycle de monitoring, 10 décembre 2019, p. 21, § 53; Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale, Observations finales concernant le rapport de la Suisse valant dixième à douzième rapports périodiques (CERD/C/CHE/CO/10-12), 3 décembre 2021, p. 2.