Malgré l’abondance d’enquêtes en ce sens, le droit suisse reste lacunaire et peu efficace pour lutter contre la discrimination au travail3.
Le premier écueil du système suisse est l’absence de définition de la discrimination applicable au domaine du travail et conforme aux prescriptions internationales.
Selon la Convention n° 111 de l’OIT, ratifiée par la Suisse, par discrimination dans l’emploi et la profession s’entend des distinctions fondées sur la race, la couleur, le sexe, la religion, l’opinion politique, l’ascendance nationale ou l’origine sociale4. En sus de ces sept critères, correspondant aux minimas de protection requise, les gouvernements peuvent prévoir d’interdire d’autres motifs de discriminations5, tels que, par exemple, l’âge ou l’état de santé. Enfin, la protection offerte doit couvrir l’accès à la formation professionnelle, à l’emploi et aux différentes professions ainsi que les conditions d’emploi6. Or, la législation du travail suisse est loin de répondre à ces exigences.
La disposition constitutionnelle sur l’égalité (art. 8 de la Constitution fédérale) énumère treize critères de discrimination7, mais reste général et ne pose ni sanction ni réparation. De plus, ni le code des obligations, ni la loi sur le Travail (LTr), ni le code civil ne définissent la discrimination ou n’en énumèrent des critères.
L’interdiction expresse de la discrimination dans la législation n’est envisagée que pour certains critères, protégés par des lois spécifiques.
Parmi elles, seule la discrimination fondée sur le sexe fait l’objet d’une loi visant largement le milieu du travail (loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes – LEg). A celle-ci s’ajoutent la loi sur l’élimination des inégalités frappant les personnes en situation de handicap (LHand) – qui ne s’applique pas aux relations de travail de droit privée – et l’article 261bis du code pénal interdisant l’incitation publique à la discrimination raciale, ethnique, religieuse ou en raison de l’orientation sexuelle, qui ne couvre pas les propos tenus en privé, même dans le cadre professionnel.
Ces insuffisances font l’objet de critiques régulières des organisations internationales. Depuis 2011, la Commission d’expert·e·s de l’OIT demande sans succès à la Confédération d’adopter des mesures législatives définissant et interdisant la discrimination au travail fondée sur, au minimum, l’ensemble des critères énumérés dans la convention, et couvrant tous les stades de l’emploi, y compris le recrutement8.
Les autres organes internationaux lui font écho dans le cadre du contrôle de l’application des autres instruments de lutte contre la discrimination. En 2019, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels regrettait l’absence d’une loi générale pour lutter contre la discrimination et d’une protection adéquate contre tous les motifs interdits et les formes multiples de discrimination9. La même année, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) déplorait le défaut de législation générale contre la discrimination10. En 2014, le CERD était déjà préoccupé par le fait qu’il n’existe pas, dans la législation fédérale, de définition claire et complète de la discrimination raciale, directe et indirecte, ni d’interdiction expresse dans le domaine de l’emploi11. Tout laisse à penser que des nouvelles critiques seront formulées à l’issue des examens prochains de son dispositif par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale de l’ONU (CERD) et la Commission d’expert·e·s de l’OIT, prévus pour novembre et décembre 202112.
Le renforcement de la législation est pourtant impératif, non seulement pour combler le besoin d’une définition de la discrimination dans l’emploi mais aussi pour pallier à l’inefficacité des divers dispositifs déjà en place.
Le Code des obligations offre seulement une protection générale contre les atteintes à la personnalité dans les rapports de travail et le licenciement (art. 328 et 336 al. 1 let. a CO). Le processus de recrutement n’est, lui, encadré que par les principes de protection de la personnalité et de bonne foi inscrits aux articles 2 et 28 du Code civil. En pratique, les tribunaux rendent très rarement des décisions dans des affaires de discriminations au travail en se fondant sur ces dispositions imprécises, montrant qu’elles sont, pour l’essentiel, inefficaces dans ce domaine13.
Le droit pénal n’offre pas non plus de protection adaptée au milieu du travail. Ainsi, si l’injure (art. 177 CP) peut éventuellement couvrir des propos discriminatoires, ceux-ci doivent attenter à l’honneur de la personne gravement. Par ailleurs, l’art. 261bis CP déjà évoqué ne couvre que l’incitation publique à la haine ou à la discrimination, ce qui est loin de protéger, par exemple, les candidatures écartées de manière discriminatoire14.
Même la LEg, saluée unanimement comme une avancée majeure en matière de lutte contre les discriminations dans l’emploi fondée sur le sexe, souffre d’importantes limites.
Cette loi est la première à consacrer l’interdiction de la discrimination à raison du sexe, sous une forme directe ou indirecte, notamment en se fondant sur l’état civil, la situation familiale ou l’état de grossesse (art. 3 al. 2 LEg). Elle couvre tous les rapports de travail, de la candidature à la résiliation des rapports de travail, tant en droit public qu’en droit privé. La LEg établit en outre une présomption de discrimination pour autant que la personne qui s’en prévaut la rende vraisemblable (art. 6 LEg).
La protection n’en demeure pas moins incomplète. Tout d’abord, la notion de «sexe» comme critère de discrimination est entendue au sens strict, ce qui limite fortement son application. Ainsi, le Tribunal fédéral considère que les discriminations en raison de l’orientation sexuelle ne sont pas couvertes par le régime de protection de la LEg15. Par ailleurs, notre Haute Cour ne s’est pas encore prononcée sur l’applicabilité de la loi au harcèlement homophobe et transphobe et à la discrimination à raison de l’identité de genre16.
S’ajoutent, à ce champ d’application restreint, des obstacles en matière d’accès à la justice. Les actions échouent souvent par manque de preuves et l’exigence de la vraisemblance, prévue par la loi, peut se révéler, de fait, compliquée à démontrer17. Les travailleurs·euses dans l’emploi ont peur des licenciements et, lorsqu’il s’agit de contester un licenciement discriminatoire, leur situation financière précaire limite fortement leur capacité à engager des frais de défense. La valeur litigieuse maximale de six mois de salaire en cas de licenciement discriminatoire servira alors plus à couvrir les frais d’avocat·e qu’à réparer le dommage subi si celui-ci venait à être reconnu.
La LHand fait, elle aussi, un pas dans la bonne direction, mais reste largement insuffisante. Sur le fond, elle prévoit un devoir d’assistance, une interdiction de la résiliation non justifiée d’un contrat de travail et une garantie du droit à la motivation d’un refus d’embauche. Son champ d’application reste cependant limité à la discrimination dans les relations de travail de droit public avec la Confédération (art. 3 let. g LHand). En 2015, un rapport d’évaluation de la LHand, mandaté par le Bureau fédéral de l’égalité pour les personnes handicapées, pointait d’ailleurs l’insuffisance de la protection allouée aux personnes en situation de handicap et proposait un élargissement de son application aux rapports de travail dans l’économie privée18.
Ces législations ont certes permis de visibiliser certains comportements discriminatoires, mais, près de trente ans après l’introduction de l’art. 261bis CP, vingt-cinq ans après l’adoption de la LEg et vingt ans après celle de la LHand, il est clair que ces dispositions ne permettent pas d’endiguer la discrimination dans l’emploi qui reste extrêmement répandue. Ces lois éparses ne permettent pas non plus de tenir compte de situations courantes dans lesquelles des personnes sont discriminées à raison de plusieurs caractéristiques (discrimination multiple)19.
Aussi, il est urgent que la Suisse se dote d’une loi générale sur l’égalité applicable aux rapports de travail de droit public et privé, et couvrant l’ensemble des critères protégés par le droit international, séparément ou en tant que discrimination multiple. Il est également impératif de prévoir des mécanismes de mise en œuvre efficaces qui ne décourageront pas les travailleurs·euses de faire valoir devant les tribunaux le droit à la protection contre la discrimination au travail que leur reconnaît, depuis longtemps, le droit international. y
1 2019/2020, Discrimination raciale en suisse, Rapport du Service de lutte contre le racisme p. 32, 39, 47. Le SLR est rattaché au Secrétariat général du Département fédéral de l’intérieur (DFI). Ses tâches sont définies à l’art. 3 de l’ordonnance fédérale sur les projets en faveur des droits humains et de la lutte contre le racisme (RS 151.21).
2 Office fédéral de la statistique (OFS), Enquête sur le vivre ensemble en Suisse (VeS) de 2020.
3 Voir, par exemple, sur la LEg: Strub Silvia, Schär Moser Marianne, Risiko und Verbreitung sexueller Belästigung am Arbeitsplatz, SECO, 2008; Kälin Walter, Accès à la justice en cas de discrimination, Centre suisse de compétence pour les droits humains, 2015; sur l’art. 261bis CP voir Leimgruber Vera, La norme pénale antiraciste dans la pratique judiciaire, Commission fédérale contre le racisme, 2021.
4 Art 1(1)(a) de la Convention n° 111.
5 Art 1(1)(b) de la Convention n° 111.
6 Art 1(3) de la Convention n° 111.
7 Ces critères sont l’origine, la race, le sexe, l’âge, la langue, la situation sociale, le mode de vie, les convictions religieuses, philosophiques ou politiques, la déficience corporelle, mentale ou psychique.
8 Observations de la Commission d’expert·e·s de l’OIT adoptées en 2011 et 2014.
9 Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observations finales concernant la Suisse, 18 novembre 2019 (E/C.12/CHE/CO/4), § 20.
10 Rapport de l’ECRI sur la Suisse, adopté le 10 décembre 2010, § 108.
11 Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, Observations finales concernant la Suisse, 13 mars 2014 (CERD/C/CHE/CO/7-9).
12 Voir ordre du jour provisionnel de la 105e session du CERD, (CERD/105/1, du 27 septembre 2021); voir aussi calendrier des rapports demandé à la Suisse par la Commission d’experts de l’OIT (profil par pays sur le site NORMLEX).
13 Voir, par exemple, Kälin Walter, Accès à la justice en cas de discrimination, Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH), 2015.
14 Leimgruber Vera, La norme pénale antiraciste dans la pratique judiciaire, Commission fédérale contre le racisme, 2021.
15 ATF 145 II 153, c. 4.
16 Voir Lempen Karine, Sheybani Roxane, La loi fédérale sur l’égalité (LEg) devant les tribunaux, guide, 2020.
17 Strub Silvia; Schär Moser Marianne, Risiko und Verbreitung sexueller Belästigung am Arbeitsplatz, SECO 2008; Kälin Walter, Accès à la justice en cas de discrimination, Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH), 2015.
18 Egger Theres et alii, Evaluation de la loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées – LHand, BASS, zhaw, 2015 [version abrégée, en français], p. 38.
19 Voir notamment, fiche d’information sur la discrimination multiple du Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH).