La saga de la «directive Jornot» à Genève met en lumière la diversité des pratiques des Ministères publics en matière de publicité des recommandations de peine. La Cour de justice de Genève a finalement rejeté la demande de plusieurs avocats qui voulaient connaître le barème des sanctions existant pour certains délits – dont le séjour illégal – au motif que ces recommandations ne sont pas des documents officiels et que leur publication pourrait entraver le processus décisionnel (arrêt ATA 1060/2015, lire plaidoyer 6/15). Mais le jugement souligne aussi, dans le cadre d’une opinion dissidente, que les cantons de Berne et de Zurich laissent ce genre de directives en libre accès sur internet.
A Berne, les procureurs s’unissent même avec les juges pour éditer des recommandations sur toute une série d’infractions, notamment à la loi sur les étrangers (par exemple, séjour illégal) et au Code pénal (par exemple, lésions corporelles qualifiées, abus de confiance et escroquerie). Non sans préciser, en préambule, que les autorités judiciaires prendront en compte les facteurs individuels et adapteront la peine au cas concret. Ce document de l’Association des juges et des procureurs bernois (AJPB) tient aussi lieu de recommandations officielles du Ministère public de ce canton.
Amendes tarifées
Cette transparence est unique en Suisse romande. Si le tarif des contraventions et des amendes tarifées (LCR, LStup, droit pénal cantonal etc.) sont généralement accessibles, c’est la politique de la confidentialité qui est de mise, le plus souvent, pour les peines délictuelles et criminelles. Le but est de ne pas entraver la politique pénale, comme à Genève, mais aussi «de ne pas donner une importance démesurée à ce qui doit rester un barème général, indépendant des circonstances personnelles, explique, à Neuchâtel, le procureur général Pierre Aubert. Le publier conduirait vraisemblablement à rendre le processus de fixation de la peine toujours plus mathématique, avec tout ce que cela a de faussement rassurant.»
Toutefois, plusieurs cantons fournissent indirectement une partie de leurs lignes directrices, en annonçant qu’ils se basent sur les recommandations publiées de la Conférence des autorités de poursuite pénale de Suisse (CAPS). Celles-ci concernent certes, avant-tout, des délits de masse (LRC, stupéfiants), mais aussi des infractions comme le séjour illégal de longue durée ou le travail au noir.
Le Ministère public du canton de Vaud annonce ainsi se référer à l’organisation faîtière dans la grande majorité des domaines pour lesquels il existe des recommandations, y compris la loi sur les étrangers. La pratique est la même dans le canton de Fribourg. A Neuchâtel, la référence est également la CAPS avec, toutefois, des différences occasionnelles. En Valais, les directives sur la fixation de la peine en cas d’excès de vitesse (art. 90 LCR) et en cas de conduite en état d’ébriété (91 LCR), qui s’inspirent de celles de la CAPS, ont été communiquées aux avocats. La directive en matière de LEtr ne concerne que le travail au noir (art. 117 LEtr) et reste confidentielle.
Directives de procédure
Certains Ministères publics cantonaux font preuve de transparence pour un autre genre de directives: celles qui relatent le déroulement de procédures dans certaines situations. A Fribourg, on apprend ainsi sur le net les modalités d’annonce immédiate des infractions au MP par la police, les conditions du choix ou de la désignation de l’avocat de la première heure, le déroulement des auditions par la police ou encore les modalités de consultation du dossier. Berne livre également de nombreuses informations de procédure, par exemple sur la mise en accusation, et Vaud devrait en publier prochainement lorsqu’elles pourront avoir pour effet d’installer des pratiques concernant des «partenaires» du Ministère public, essentiellement les avocats.
Discutables
On l’a vu, les instructions des Ministères publics souvent qualifiées de directives sont en fait des recommandations. Sont-elles, par principe, admissibles, sans s’opposer à l’individualisation de la peine? Selon le procureur neuchâtelois Pierre Aubert, «même s’il convient de se méfier de l’aspect mathématique de la fixation de la peine, il faut bien établir, à l’interne, un ordre de grandeur qui garantisse autant que faire se peut une certaine égalité de traitement, notamment dans les cas où les circonstances personnelles de l’auteur restent impénétrables».
Nils de Dardel, l’un des avocats genevois ayant réclamé en justice l’accès aux directives du procureur Olivier Jornot, n’est pas opposé, par principe, à ce genre de recommandations. «Elles sont discutables sur le plan juridique, car chaque magistrat doit statuer en toute indépendance. Mais elles peuvent aussi amener une harmonie dans les décisions, ce qui est aussi souhaitable. En fin de compte, cela dépend de leur contenu!» Raison pour laquelle l’avocat genevois a fait recours au TF pour connaître la teneur des directives du Ministère public genevois, dont la plus discutée est celle sur les infractions à la LEtr.: «Elle est une des causes manifestes de la surpopulation carcérale. Dans cette optique, il serait aussi nécessaire d’avoir les statistiques sur la durée des détentions subies pour séjour illégal.»
Professeur de droit pénal aux Universités de Neuchâtel et de Genève, Yvan Jeanneret rappelle que le TF admet les lignes directrices pour certains délits, tout en précisant qu’elles ne peuvent pas constituer un tarif fixe appliqué par les autorités. «Si l’objectif est d’assurer une meilleure égalité et une unité dans la fixation des peines, le résultat est souvent que ces directives sont appliquées mécaniquement, regrette le professeur, ce qui sacrifie le caractère individuel que devrait pourtant avoir la peine.»
Meilleur accès aux jugements
Les règles de la procédure fédérale en matière de publicité des jugements sont de mieux en mieux appliquées en Suisse romande. Par rapport à notre dernier tour d’horizon (plaidoyer 1/2012), les cantons de Vaud et de Fribourg ont révisé leurs règlements sur l’information, pour permettre la consultation des décisions de justice sans avoir à justifier d’un intérêt légitime, en application des art. 54 CPC et 69 al. 2 CPP (ce dernier imposant toutefois une limitation, en matière pénale, aux décisions rendues par écrit). Mais, en raison de la protection de la personnalité, l’anonymat des décisions s’impose en général.
Genève, Neuchâtel et Jura donnaient déjà suite aux demandes en la matière en application des lois sur la transparence. Quant au Valais, il se réfère directement aux Codes de procédures fédéraux.
Sur internet aussi, la transparence est en progrès: les jugements de deuxième instance sont toujours plus nombreux sur les sites des tribunaux (ils sont même intégralement publiés dans le canton de Vaud). Il en va évidemment différemment pour les jugements de première instance, qu’il faut donc continuer de demander aux greffes. Le Valais en publie toutefois un certain nombre sur le site du pouvoir judiciaire, en fonction de leur intérêt pour la connaissance du droit, avec un système de recherche par mots-clés.