plaidoyer: Le droit actuel ne comprend-il pas déjà des règles permettant la réparation plutôt que la punition?
Nicolas Queloz: La justice pénale actuelle est clairement une justice rétributive, centrée principalement sur la punition, avec une composante de soins. Il y a des petits ferments de justice restaurative, si l’on songe aux quelques opportunités de suspendre la procédure. Je pense à la conciliation, de même qu’à l’exemption de peine, qui intervient notamment si l’auteur a réparé le dommage ou s’il a souffert des conséquences de ses actes. Mais j’espère qu’on parviendra à de véritables voies de justice restaurative, comme la médiation pénale ou les cercles réunissant les parties et d’autres membres de la communauté.
plaidoyer: Marie-Pierre Bernel, en tant que juge, avez-vous l’occasion de proposer des voies différentes de celles de la justice traditionnelle?
Marie-Pierre Bernel: En droit pénal, il n’est pas fréquent de pouvoir faire intervenir une personne extérieure au conflit. Il n’est pas facile de savoir vers qui aiguiller les parties. Et puis, celles-ci sont en attente d’un procès. J’estime, pour ma part, que la justice n’est pas seulement punitive, mais que l’audience a un petit côté restaurateur. Je ne suis pas favorable aux dispenses de comparution et encourage les parties à se confronter. Je les laisse s’exprimer et les écoute. En comparaison avec d’autres pays, on a la chance, en Suisse, d’avoir du temps à consacrer aux audiences pénales. Mais cela dépend aussi de la volonté des magistrats et des avocats.
plaidoyer: Ne devrait-on pas aller plus loin dans le processus réparateur?
Marie-Pierre Bernel: Je suis favorable, en effet, à ce qu’on aille plus loin, qu’on mette entre parenthèses la procédure, afin d’aider les parties à trouver une forme de paix, grâce à un travail pour lequel nous, les juges, ne sommes pas formés. Mais on y arrive parfois tout de même grâce à l’écoulement du temps. Je me souviens d’un cas de peu de gravité où les parties n’étaient pas parvenues à un arrangement devant le procureur, quand le conflit était encore à vif. Mais face à moi, elles ont finalement trouvé un accord. Les justices pénale et restaurative sont complémentaires. La seconde serait un très bon outil dans certains cas, afin de parvenir à une vraie paix. On constate que la médiation apporte un résultat positif en justice des mineurs. Pour l’instant, on n’en dispose pas vraiment pour la justice des adultes.
Nicolas Queloz: L’élément restaurateur de la justice pénale peut intervenir à différents moments. Pendant l’instruction, pendant l’audience, ou même quand l’auteur est en train de purger sa peine: la victime peut tenter de comprendre ce qui s’est passé, les parties parviennent parfois à trouver la paix. Je reconnais le rôle positif de l’audience, mais je suis inquiet: en 2015 en Suisse, 90% des affaires pénales se sont conclues par une ordonnance pénale, et 10% seulement par un jugement. Tandis qu’en l’an 2000, sous l’ancien droit, la proportion était quasiment inversée, avec 83% des affaires pénales jugées devant un tribunal. La forte compétence des procureurs permet de moins en moins de passer devant le juge. Et dire que la Conférence des procureurs réclame encore davantage de compétences, pour des peines prévisibles jusqu’à un an!
plaidoyer: La compétence élargie du procureur est au centre du Code de procédure pénal de 2011. Il faudrait donc faire machine arrière?
Nicolas Queloz: En tout cas, cela m’inquiète. Et, à cela, s’ajoute le retour des courtes peines privatives de liberté dès le 1er janvier prochain. En fin de compte, la petite et moyenne délinquance sera l’affaire du procureur et seuls les cas les plus graves seront traités par les juges. Avec le risque de pression politique ou médiatique sur ces derniers, afin qu’ils prononcent des peines exemplaires.
Marie-Pierre Bernel: J’ai des nuances à apporter sur la crainte du retour des courtes peines: on trouvera des ouvertures dans l’exécution de la peine, comme le bracelet électronique et même la médiation pénale. Pour revenir à un exemple actuel, on accomplit un pas vers la justice restaurative dans le cadre des suspensions de procédure, en matière de violence domestique: on oriente les auteurs vers des programmes de prise en charge. En les aidant à gérer leur violence, on prend en considération leur victime. Pour la plupart des participants, c’est un succès. Vaud utilise aussi ces programmes de gestion de la violence domestique en matière civile, en cas d’expulsion immédiate du logement (art. 28 b al. 4 CC).
Nicolas Queloz: Ces programmes sont à saluer. Ils font partie de la justice restaurative, même s’ils n’amènent pas à un dialogue complet entre auteur et victime. L’apprentissage de la non-violence permet d’entrer de nouveau en contact avec l’autre, c’est du bon comportementalisme.
Marie-Pierre Bernel: On fait aussi des expériences intéressantes en droit de la famille. Les Africains ont, par exemple, une connaissance historique de la justice restaurative, avec un sens de la solidarité qui peut déboucher sur d’excellentes solutions.
plaidoyer: Outre ces cas particuliers, dans quelle mesure faudrait-il étendre le recours à la justice restaurative?
Nicolas Queloz: Il faudrait l’étendre à des situations dans lesquelles des procédures pénales interminables ne permettent pas de dénouer l’écheveau des problèmes. Je pense, par exemple, à des cas de plaintes contre la police pour profilage racial. A mon avis, la justice restaurative devrait s’étendre aux cas sanctionnés par des peines pécuniaires, qui représentent 84% des condamnations pénales (chiffre de 2015) et sont presque toujours assorties du sursis. Ces condamnations sont un peu un leurre, car elles n’apportent pas vraiment de résolution du conflit. On aboutirait à une solution plus constructive et responsabilisante par la médiation pénale.
Marie-Pierre Bernel: La médiation serait en tout cas bienvenue pour de nombreux conflits d’ordre mineur, susceptibles d’engendrer de la colère. Je pense par exemple aux dommages à la propriété. Quand on réunit le propriétaire et l’auteur de l’infraction, il s’opère souvent une prise de conscience de la situation de l’autre: la colère du lésé retombe, tandis que l’auteur réalise la portée de son acte.
plaidoyer: Quelles sont les limites à la médiation pénale?
Marie-Pierre Bernel: On pourrait la tenter quelle que soit la gravité de l’acte. Même en cas d’homicide, entre l’auteur et la famille du survivant. Dans les milieux judiciaires, on comprend de plus en plus que ce processus permettra à toutes les personnes concernées de mieux vivre la suite. Car la condamnation pénale peut amener une forme d’apaisement, mais elle ne résout pas le problème: l’incompréhension, la crainte de revivre la même chose subsistent chez la victime. Cela dit, la médiation n’exclut pas la procédure pénale.
Nicolas Queloz: C’est la victime qui pose la limite au recours à la médiation. Mais quand elle accepte le processus, c’est la meilleure solution pour favoriser la paix sociale.
Marie-Pierre Bernel: Je pense encore à un cas où la médiation serait bienvenue, c’est l’exemption de peine. Elle est souvent mal comprise par la victime et sa famille, par exemple lors d’accidents de la route. Il faudrait donner l’occasion aux personnes concernées d’exposer ce qu’elles ont vécu et ressenti, ce qu’on n’a pas forcément le temps de faire au tribunal.
Nicolas Queloz: L’exemption de peine serait en effet mieux comprise si elle intervenait à la fin d’un processus de dialogue, dans le cadre, par exemple, d’une médiation.
plaidoyer: La justice restaurative ne s’arrête pas à la médiation pénale?
Nicolas Queloz: En effet. Dans les pays anglo-saxons pratiquant la justice restaurative, il y a trois grandes modalités. Premièrement, la médiation pénale, qui ouvre le dialogue entre l’auteur et la victime. Puis, les conférences communautaires, qui visent à responsabiliser la communauté dans son ensemble: elles s’inspirent de la justice des peuples indigènes, notamment celle des Inuits au Canada avant l’arrivée des colons. Enfin, les cercles de discussions, intervenant par exemple au stade de la fixation de la peine: le juge consulte la victime et l’auteur, mais aussi leurs proches, avant de rendre son jugement.
plaidoyer: Quelles modalités de justice restaurative voyez-vous pour la Suisse?
Nicolas Queloz: Il faudrait au minimum introduire la médiation pénale pour les adultes, à l’image de ce qui se fait en justice des mineurs depuis 2004 à Fribourg. Le bureau fribourgeois de médiation des mineurs en a tiré un excellent bilan. Et c’est la voie la plus réaliste, au vu de la conception suisse et européenne de la justice. Le modèle de la Belgique est intéressant: la médiation pénale est prévue par la loi, mais elle fait aussi l’objet d’une longue tradition sur le terrain. En France, en revanche, la médiation est inscrite dans le code, mais elle est peu utilisée.
Marie-Pierre Bernel: La médiation n’a pas été introduite dans le Code de procédure pénale (CPP) en 2011, car elle était trop éloignée de nos habitudes. Mais elle est de plus en plus présente dans les procès commerciaux, familiaux et même pénaux, bien que le pénal soit le parent pauvre. Et, en matière civile, le préalable obligatoire de conciliation introduit en 2011 a porté ses fruits: le taux de réussite est par exemple de 25 à 30% dans le canton de Vaud. Fort de ce succès au civil, on devrait oser la médiation pénale.
Nicolas Queloz: Si la médiation est peu présente en matière pénale, c’est en raison de la mouvance sécuritaire, punitive et même populiste qui s’est développée ces dernières années, y compris au sein du Parlement fédéral. C’est ce qui explique le refus d’introduire la médiation dans le CPP de 2011.
Marie-Pierre Bernel: Les expériences qu’on mène sur le terrain avec des outils se rapprochant d’une justice restaurative aboutissent à des résultats positifs. Petit à petit, on démontre l’utilité de ces méthodes.
Nicolas Queloz: J’entends avec plaisir que la situation évolue favorablement sur le terrain. Reste que le bilan de la médiation en justice des mineurs est inquiétant: ce processus est prévu par la loi depuis 2007, mais il ne rencontre que peu d’intérêt sur le plan suisse. Seuls les cantons de Fribourg, Zurich, Vaud et de Genève en font usage régulièrement. Il y a là une belle opportunité qui est peu utilisée.
plaidoyer: Si la médiation n’est pas couverte par l’assistance judiciaire, cela représente un frein?
Marie-Pierre Bernel: Sans doute, mais les coûts sont relatifs, car on y gagne sur le long terme, en évitant un procès. Quelques séances de médiation suffisent souvent. Et c’est un gain en matière de santé, car les personnes ayant réglé leur conflit vont moins chez le médecin et retrouvent plus vite leur capacité de travail.
Nicolas Queloz: Le bureau de la médiation pénale des mineurs du canton de Fribourg a fait le point après dix ans: une médiation nécessite en moyenne deux à trois séances, ce qui n’est pas très long. S’agissant des frais de la médiation, les pratiques sont variables d’un canton à l’autre. Fribourg n’a ainsi pas voulu qu’ils soient d’office couverts par l’Etat. Tandis que le canton de Genève les couvre en grande partie, y compris l’assistance juridique.
plaidoyer: Quel est le rôle de l’avocat dans la justice restaurative?
Nicolas Queloz: En médiation pénale à Fribourg par exemple, les parties sont parfois représentées par un avocat. Ce processus ne va en tout cas pas retirer du travail aux avocats. D’ailleurs, ils sont nombreux à suivre des formations en médiation.
Marie-Pierre Bernel: Si la justice restaurative était institutionnalisée en Suisse, le rôle de l’avocat serait aussi d’expliquer à son client ce qu’elle peut lui apporter et de le convaincre qu’il n’en sortirait pas perdant.
Nicolas Queloz,
62 ans, professeur de droit pénal et de criminologie, président du Département de droit pénal à l’Université de Fribourg, Dr en sociologie.
Marie-Pierre Bernel,
51 ans, présidente au Tribunal d’arrondissement de Lausanne, doyenne de la Confrérie des présidents, Dr en droit, titulaire d’un brevet d’avocat.