Il n'a pas changé. Toujours aussi vif, la plaisanterie rapide, mais avec le bon sens et l'envie d'entreprendre du chef d'entreprise qu'il n'a jamais cessé d'être, après avoir quitté son poste de directeur d'un EMS pour prendre, voici vingt-trois ans, la tête de ce qu'on appelait encore le Service du patronage vaudois, devenu, aujourd'hui, la Fondation vaudoise de probation. «Un cauchemar pour un photographe», peste Yves Leresche qui nous accompagne ce jour d'hiver sur les hauteurs d'Epalinges. Difficile de faire tenir en place un homme qui a trois idées par seconde, mais qui, au moment de son bilan, se souvient de ce jour pas si lointain où il accueillait la même journaliste, place du Vallon à Lausanne, alors qu'il prenait son poste de directeur.
«A l'époque, le patronage - quel horrible mot! - avait encore une connotation de démarche miséricordieuse envers les détenus, dont la source était les bonnes œuvres chrétiennes. Les premiers rapports d'activité étaient marqués par cette image de «lumière apportant la rédemption aux prisonniers». C'était le temps des oranges et des chaussettes en laine tricotées à leur intention! Quand je suis arrivé, je n'avais pas ma place dans la chaîne pénale. Moi qui avais dirigé un établissement médicalisé de bonne réputation, j'ai pris spontanément contact avec le procureur général et les présidents de tribunaux et j'ai dû constater leur manque d'intérêt vis-à-vis de mon initiative. Il n'existait pas de vision commune de ce que devait être la réinsertion des détenus. Chacun travaillait dans son coin: le procureur requérait, les présidents de tribunaux jugeaient et le patronage patronnait! Je me suis attaché à ce que mon institution soit un partenaire de la chaîne pénale, afin qu'on puisse faire un vrai suivi des personnes qui nous sont confiées. Et cela, en lien direct avec les objectifs que fixe la loi (soit la prévention de nouvelles infractions et la favorisation de l'insertion sociale par une assistance de probation de la personne prise en charge, art. 93 CPS et 376 CPS, ndlr).
La confiance des magistrats
»Petit à petit, je suis parvenu à établir un lien de confiance avec les magistrats, poursuit Jacques Monney. Cela m'a été plus facile en bénéficiant du statut d'une organisation de droit privé, puisque ce service s'est transformé en une fondation, susceptible de développer des projets et de les réaliser rapidement. Quand vous faites partie de l'Etat, il faut un exposé des motifs et un projet de loi pour toute nouveauté, ce qui prend du temps. En gagnant cette ouverture, nous avons pu aussi gagner une autonomie qui nous permet d'agir efficacement. Connaissez-vous nos sentiers handicap nature? Non? Nous nous sommes rendu compte qu'il y avait peu de personnes handicapées qui se promenaient en forêt. Nous avons eu l'idée de créer quelque chose pour les personnes privées de mobilité qui, par des nivelés et des structures démontables afin de préserver la faune et d'autoriser l'exploitation de la forêt, leur permette d'aller où elles ne pouvaient jusqu'alors se promener. Nous avons fait une recherche de fonds auprès d'institutions philanthropiques et le projet a été réalisé par des personnes privées de liberté et assujetties au travail d'intérêt général (TIG).
Le travail d'intérêt général était un projet pilote dans le canton de Vaud, que nous avons repris en 2000. Mais nous nous sommes vite rendu compte que nombre de «tigistes» étaient incapables de s'insérer dans le service aux hôpitaux ou aux communes car ils avaient, durant leur détention, perdu l'habitude de la ponctualité et du travail réalisé en visant la qualité. C'est pourquoi, en 2001, nous avons créé les ateliers TIG, en lien direct avec certains travaux (nettoyage de forêts, aménagement de biotopes) qui ne sont pas inscrits au budget des communes, mais peuvent être financés par un appel de fonds.»
Plus le même public
La probation a aussi changé, parce que le public auquel elle s'adresse s'est profondément modifié en plus de vingt ans. «A mes débuts, nous devions nous occuper d'un grand nombre de toxicomanes qui commettaient surtout des délits visant à financer leur consommation. Petit à petit, des structures à bas seuil se sont développées pour les prendre en charge et les soigner, et nous avons eu beaucoup moins de tels probationnaires. Le législateur, dans le même temps, a voulu poursuivre plus sévèrement les abus commis contre des enfants au sein de la famille et généralement les affaires de mœurs. La probation est surtout faite pour préparer les détenus au retour dans la vie ordinaire. C'est difficile de savoir comment l'utiliser en faveur de ceux qui sont venus expressément pour commettre des délits en Suisse, comme c'est le cas des nombreux trafiquants de stupéfiants qui sont arrivés dans la foulée des conflits en Europe de l'Est, parmi lesquels on retrouve aussi moult personnes ayant commis des violences physiques. Notre méthode est de mettre les gens en lien avec leur famille pour que le retour dans la vie «normale» se fasse le mieux possible. Pour les Africains qui font trafic de la cocaïne ou les gens de l'Est qui ont fait des cambriolages une industrie, c'est difficile. Nous ne pouvons pas faire grand-chose pour ces gens-là.» Il en va presque de même de la délinquance féminine, «qui ne représente qu'un 10% et est souvent alimentaire (mules) ou très violente envers leur famille (infanticides) ou elle-même. A la base il y a souvent des problématiques psychologiques dont nous n'avons pas toujours la clé.»
Responsable de sa réinsertion
La manière d'agir a aussi changé: «Nous sommes devenus plus efficaces, car nous responsabilisons davantage les personnes dont nous avons la charge. Nous les informons que nous ne sommes ni une agence pour l'emploi ni une gérance immobilière; c'est leur choix de s'en sortir ou pas, de se réinsérer ou pas. Il y a vingt ou trente ans, on avait tendance à faire les choses à la place des détenus libérés et la vision de l'accompagnement était par trop paternaliste. Aujourd'hui, nous les encourageons à terminer une formation commencée avant la détention, mais nous les rendons aussi attentifs au fait que ceux qui ne jouent pas le jeu seront au-dessous de la pile, tant auprès des gérances que des employeurs. Heureusement, il y a encore des pensions et certains hôtels qui acceptent cette population précarisée. Beaucoup de grandes entreprises avaient, il y a vingt ans encore, un caractère social et l'inséraient en lui offrant de petits boulots qui ont aujourd'hui disparu. Je constate toutefois que globalement, les gens sont moins bien armés que par le passé à faire face à l'adversité, un divorce, une maladie grave ou un licenciement.»
Compétences à mieux définir
Les compétences de la probation, estime Jacques Monney, devraient mieux être définies par la loi, car, actuellement, tous les détenus libérés ne bénéficient pas des mêmes conditions de réinsertion. «Cela dépend des mandats qui nous sont confiés. Vaud a pris la tête des mesures de substitution à la détention provisoire et s'occupe du suivi des personnes sous bracelet électronique. Fribourg, comme Neuchâtel et le Jura, ne compte qu'une douzaine de collaborateurs, alors que, à Genève ou sur Vaud nous sommes entre 40 et 50 collègues. Genève ne propose pas le travail d'intérêt général et Fribourg n'offre pas la possibilité des arrêts domiciliaires. Plus globalement, je pense que ce serait une bonne chose de développer aussi la probation dans le domaine des affaires civiles, car son rôle de maintenir la sécurité publique en réinsérant ceux qui sont sortis de la société va au-delà, à mon sens, d'un service aux seuls détenus.» La probation doit encore acquérir de nouveaux outils d'évaluation de la dangerosité. Elle porte la responsabilité de former ses collaborateurs à la gestion du risque, de manière à pouvoir informer l'autorité pénale des dangers de récidive que représentent certains probationnaires. Dans l'avenir, une formation adéquate et de haut niveau sera exigée de chaque collaborateur qui exerce en tant que conseiller de probation.
Un autre changement fondamental est que «l'ancien code prévoyait une durée de probation d'un à cinq ans. Lors de la libération conditionnelle, il était possible d'imposer un délai d'épreuve qui était plus long que le solde de la peine à purger par le détenu. Je comprends l'esprit du code actuel, qui estime que, à partir du moment où la sanction a été exécutée, l'ex-détenu a soldé sa dette envers la société. Il est toutefois possible de demander une prolongation du mandat de probation auprès de l'autorité, mais les intéressés veulent surtout échapper au plus vite au système. Cela nous oblige à travailler plus vite et plus efficacement, d'autant que de nombreux cas ont besoin d'une prise en charge psychologique, pour laquelle le corps médical souhaite que le patient fasse lui-même la demande.»
Dès sa retraite, cet été, Jacques Monney assumera encore des mandats pour la probation, mais à l'étranger désormais. Ce grand-père de cinq petits-enfants, passionné de batterie, d'art et d'histoire ainsi que de musique classique se réjouit de fréquenter plus souvent l'Université populaire. «Et, de temps en temps, je ne ferai rien du tout», conclut-il, toujours frondeur.
Vu de Neuchâtel: «Moins de moyens en Suisse romande»
Les projets de recherche, les assistants sociaux et le personnel de la probation sont moins nombreux qu'outre-Sarine.
Vincent Huguenin-Dumittan est le jeune chef du Service de probation neuchâtelois, un service de l'Etat qui s'occupe en permanence de quelque 150 détenus, soit à Gorgier (35 à 40 détenus), soit à La Chaux-de-Fonds (70 détenus) où se trouvent aussi les bureaux de la probation, une trentaine de détenus pour lesquels le Service de probation se charge d'établir des rapports en vue de la libération conditionnelle étant placés hors du canton. Plus de 200 personnes sont également suivies en milieu ambulatoire (libération conditionnelle, condamnation avec sursis et règles de conduite, mesures de substitution, mesures de traitement ambulatoire etc.) «Nous sommes un exemple de service intégré à celui de l'application des peines, car nous partageons un but commun, la prise en charge des personnes libérées et une proximité géographique avec les détenus. Nous nous trouvons aujourd'hui à une croisée des chemins sur le plan culturel, car en Suisse alémanique, tous les services se sont récemment réformés selon le modèle de l'application des peines qui chapeaute et pilote la probation, dans le but d'éviter la survenue de failles de sécurité publique. En réalité, à Neuchâtel, nous ne sommes indépendants que s'agissant de notre budget et de notre rôle, car, dans la pratique quotidienne, nous faisons aussi l'analyse des risques pour la sécurité avec une vision commune à celle de l'Office d'application des peines et mesures.» Ce n'est pas le cas de tous les petits cantons, précise Vincent Huguenin-Dumittan, «l'Office de probation du Jura dépend par exemple du Service de l'action sociale et non de la justice».
Actuellement, le Service neuchâtelois de probation, qui intervient déjà avant la fin de la peine, se caractérise par un travail sur l'autonomie et la responsabilisation des détenus. «Nous constatons que les gens ont du mal à se réadapter au monde auquel ils ont été soustraits, explique Vincent Huguenin-Dumittan. L'environnement a changé en dix ou quinze ans, les compétences sociales et les habiletés (utiliser les nouveaux moyens de communication, par exemple) font défaut. Tout va plus vite au cours du processus administratif et nous devons accomplir avec eux certaines démarches pour constater l'origine de leurs limites. On voit d'anciens détenus qui ont pris l'habitude de s'enfermer chez eux; il faut les rassurer et leur permettre de franchir cette étape qui n'est que temporaire.»
Le Neuchâtelois regrette que la Suisse alémanique dispose de davantage de moyens que la Suisse romande pour la probation, que ce soit en termes de projets de recherche, d'assistants sociaux ou de personnel. «En Argovie, à la suite de l'affaire Lucie, on a vu le service prendre cinq fois sa taille initiale après cette crise, le rapport d'enquête ayant émis des recommandations de prise en charge des détenus libérés.» Il partage cependant le constat de Jacques Monney: «Ces quinze dernières années, le Service de probation a dû évoluer et quitter la vision caritative où l'on réglait les problèmes à la bonne franquette dans un bistrot, ce qui pouvait donner l'image d'aider le détenu envers et contre tout. Nous devons effectuer des évaluations précises des situations, avoir une complète transparence sur ce que nous avons entrepris et occuper les gens avec des projets qui ont un sens. Désormais, ce sont les services sociaux qui dispensent l'argent aux probationnaires. Cela permet à nos rendez-vous d'être autre chose que de simples prétextes pour toucher de l'argent. On a plus de jeunes que par le passé qui n'ont ni projet ni formation professionnelle et sont dans le «plus rien», ce qui peut favoriser la récidive, voire les passages à l'acte violents. Le travail que nous devons faire est plus éducatif, c'est pourquoi nous avons des juristes, des criminologues, des psychologues et des éducateurs parmi nous. Il faut être conscient que les personnes qui ont des difficultés de longue date ne pourront tout régler en une année et trouver des débouchés qui, au terme de notre mandat, prendront le relais en terme de bilan de compétences ou de désendettement. Notre population est marquée par des problèmes familiaux et psychiques, des ruptures de parcours professionnels à une époque où on ne tolère plus les trous dans les CV. Il y a des gens qu' il est illusoire de penser réinsérer sur le marché du travail, mais qui peuvent bosser deux ou trois matins dans des structures telles qu'Emmaüs ou des programmes d'insertion professionnels. Nos probationnaires ont de la difficulté à gérer plusieurs choses de front: les rendez-vous ici, les recherches d'emploi, les contacts avec les Services sociaux. C'est pourquoi nous avons un projet articulant le Service de probation avec le Service d'orientation professionnelle et le Service de l'emploi pour coordonner les mesures qui vont être prises dès le départ, sans oublier la gestion du risque visant à éviter d'occuper un pédophile près d'une école. Notre principe: «C'est déjà cela de pris s'il n'y a pas de récidive». Nous visons la stabilité de la situation: que, au moins, la personne ne revienne pas dans le circuit pénal, même si elle ne peut travailler à plein temps.»
Propos recueillis par Sylvie Fischer
Jura: unique en Suisse romande
Claude Zimmermann, chef de l'Office de probation jurassien, relativise les problèmes que ce rattachement au Service de l'action sociale, unique en Suisse romande, peut causer: «C'est une question de dimensions. Nous sommes un petit canton (une soixantaine de mandats de probation en cours, sans compter le service aux prisonniers encore incarcérés) où il existe une proximité entre services qui n'est pas de mise dans les cantons plus grands. L'Office de probation jurassien est rattaché au Service de l'action sociale et distribue aussi l'aide sociale aux probationnaires sans travail. C'est un peu la carotte qui nous permet de voir les gens régulièrement, mais cela crée aussi une ambiguïté dans la relation, tant pour nous que pour la personne dont nous nous occupons, car le suivi des probationnaires exige le contrôle et le respect de certaines règles de sécurité et non le seul secours social. En 2011, il y a eu le projet de rattacher notre office au Service d'application des peines, mais mon prédécesseur y était opposé, par crainte de perdre la dimension sociale de notre office. Personnellement, toutefois, je ne verrais aucun inconvénient à l'intégrer à l'application des peines; ce projet pourrait donc revenir prochainement à l'ordre du jour.» (sfr)