L’«affaire Giroud» soulève chez l’homme de la rue des questions élémentaires. Comment se fait-il, comme le soupçonne la justice genevoise, qu’un détective privé puisse faire espionner deux journalistes dans leur sphère privée, en tentant d’infiltrer les ordinateurs professionnels de ces personnes, au mépris le plus élémentaire du droit pénal (art. 143, 143bis CP), de la protection de leur personnalité (art. 28 CC; art. 4 LPD, selon lequel tout traitement de données doit être licite)? La réponse est simple: dans la plupart des cantons, l’activité de détective privé n’est pas réglementée. La formation non plus. Par conséquent, de nombreux «professionnels» souffrent d’une ignorance crasse de la loi et font n’importe quoi.
Christian Sideris, patron de l’Agence d’investigation CS Enquêtes SA à Genève, qui emploie depuis dix-sept ans plusieurs anciens agents issus de la police judiciaire, a son idée sur la question. «Aucune formation des détectives privées n’est homologuée en Suisse, contrairement à ce qui se fait en France, en Belgique, en Slovénie, en Italie ou en Espagne, commente-t-il. Parmi les cantons romands, seul Genève exige une licence délivrée par le Département de la sécurité et de l’économie pour exercer.» Qu’on ne se fasse pas d’illusions: le site internet de l’Etat de Genève précise à ce sujet qu’«aucune formation ou compétence spécifique n’est requise par la loi. Une autorisation est cependant nécessaire pour exercer la profession de détective privé (…).» Point n’est besoin de fournir trop d’efforts: on peut remplir la «requête en vue d’obtenir l’autorisation d’exercer la profession d’agent intermédiaire» en la téléchargeant sur le site de la Police cantonale. Bref, tout un chacun peut le faire, sans aucun contrôle, même minimal, de ses connaissances ou de ses activités annexes.
Actuellement, quelque 480 détectives privés exercent d’ailleurs sur territoire genevois, neuf à Sion et 17 à Lausanne. Comment cela se fait-il? «C’est plus qu’à Manhattan! L’exigence d’une autorisation à Genève y a créé un appel d’air, car les détectives veulent pouvoir montrer une patente à leurs clients comme gage de leur sérieux. Or, il y a plein de gens qui se lancent là-dedans en ayant une formation de serrurier, de maçon ou de vendeurs en fruits et légumes ou en exerçant principalement dans un autre canton où rien n’est exigé. En Espagne, vous devez annoncer toute nouvelle enquête à la police, qui peut ainsi juger de sa teneur. Mais en Suisse, chacun fait ce qu’il veut. Je suis épouvanté par ce que l’affaire Giroud révèle», poursuit Christian Sideris. En outre, ces privés peuvent eux-mêmes mandater des tiers, issus de toutes professions (même très qualifiées), pour effectuer certaines tâches: on en a même vu faire piloter des avions de ligne.
«Prix prohibitifs»
Membre de la Commission genevoise de taxation de la profession, qui intervient lors de litiges entre clients et détectives privés portant sur la facturation des services rendus, Christian Sideris estime qu’il «n’y a pas plus d’une vingtaine d’agences de détectives privés qui, en Suisse, tiennent la route. Dans cette Commission de taxation, je peux juger de la manière de travailler de certains confrères! Quelques-uns font passer des services minimaux à des prix prohibitifs.» D’autres annoncent sur leur site internet que, pour garantir la légalité de leurs interventions, ils soumettront toutes leurs enquêtes à l’aval d’un avocat dont l’identité n’est pas dévoilée, mais dont les services sont facturés en sus. «C’est juste inadmissible de facturer ainsi son incompétence aux clients», s’étouffe Christian Sideris.
Personne, à ses dires, n’examine la conformité de ses actes professionnels avec la LPD. Un autre problème résulte selon lui de la possibilité d’exercer, en Suisse, à la fois la profession d’agent de sécurité privé (chargé de surveiller des lieux ou des manifestations publiques) et de détective privé: «Or, les agents de sécurité se font remettre les clés des domiciles de leurs clients. Comment penser qu’ils ne seront pas tentés de les utiliser lors de leurs enquêtes de détectives privés? Les conflits d’intérêts sont évidents et, pour cette raison, plusieurs pays européens interdisent de pratiquer simultanément ces deux professions.»
Cours de droit
Marc Henzelin, l’avocat genevois de Dominique Giroud, donne précisément, depuis ce printemps, des cours de droit aux Hautes Etudes de gestion (HES) à des futurs détectives. «C’est effrayant de voir à quel point certains détectives privés peuvent s’asseoir sur les lois», apprécie-t-il, estimant encore que l’activité de détective privé «devrait être encadrée par des avocats. Et donner lieu à un CFC! Il faut bien un certificat pour couper les cheveux, mais non pour exercer une activité hautement susceptible d’attenter à la sphère privée. Il faudrait une obligation de formation, des cours, des examens!» Un autre grand problème, selon Marc Henzelin, est la gestion des conflits d’intérêts par les agences de détectives. «J’ai moi-même vu des entreprises accepter des mandats contradictoires et soutenir que cela ne posait pas de problème, car elles mettaient en place des chinese walls… », s’irrite-t-il.
Jurisprudence
Une revue de jurisprudence récente du Tribunal fédéral conforte ce sentiment. Si la Cour suprême a reconnu le droit, pour l’assurance-accidents, de faire surveiller par un détective un assuré qui travaillait malgré un accident en cas de soupçons (1), tout comme celui d’un Office AI d’avoir recours à un détective privé qui avait filmé une rentière AI sur son balcon depuis le domaine public (2), elle a précisé que ces investigations ne devaient pas porter atteinte à la sphère intime de l’assuré, ni être obtenues déloyalement (soit en piégeant l’intéressé). D’autres arrêts récents démontrent une déontologie fragile de certains professionnels (femme détective privé ayant envoyé des courriers privés au supérieur hiérarchique de son époux pour lui nuire (3); plus de 24’ 000 fr. d’honoraires demandés en Valais pour savoir si une épouse séparée vivait en concubinage ou fréquentait une secte (4); entrave à l’action pénale et faux témoignage d’un détective dans le cadre d’une enquête pour homicide d’une personne dont il assumait la filature (5). On peut encore citer la condamnation, par le Tribunal correctionnel de Paris, d’un cabinet genevois qui avait recueilli illégalement des informations sur l’époux de l’ex-patronne du groupe nucléaire français Areva, Anne Lauvergeon (6). Cette revue de jurisprudence permet en outre de constater que, lorsqu’un détective viole plusieurs règles professionnelles, il n’encourt administrativement, au mieux, qu’un blâme écrit infligé par le Département de la sécurité du canton de Genève (7) ou, dans un cas où une entreprise de sécurité spécialisée notamment dans l’activité de détective privé s’était refusée à un contrôle, un avertissement et une amende administrative de 1500 fr. du même département (8).
(1) Arrêt 8C_807/2008 du 15 juin 2009
(2) ATF 137 I 327 du 11 novembre 2011; en droit français, la filature d’un assuré a aussi été reconnue légale par la Cour de cassation dans un arrêt n. 1210 du 31 octobre 2012 (11-17.476).
(3) Arrêt 6B 12/2007 du 5 juillet 2007.
(4) Obiter dicta in arrêt 2C 885/2010 du 22 février 2011.
(5) Arrêt 6S 218/2003 du 27 août 2003.
(6) A vrai dire, le cabinet enquêtait lui-même sur de graves soupçons de corruption privée de la personne sous enquête, ce qui fait que le tribunal n’a pas suivi le Parquet et l’a dispensé de toute peine.
(7) Arrêt 2C-912/2010 du 29 novembre 2010.
(8) Arrêt 2C_946/2013 du 29 avril 2014.
Un concordat pas encore en vigueur
Le Concordat sur les services de sécurité privés, dans sa teneur de projet du 29 septembre 2009, entend par «services de sécurité» toutes les activités de contrôle et de surveillance, de garde, de protection de personnes et de biens exercées sur le domaine public ou semi-public, y compris les services d’investigation (ch. 7) qui comprennent notamment les activités de détective. Ce concordat prévoit des conditions pour obtenir l’autorisation d’exercer l’activité d’agent de sécurité relativement souples. Ainsi, à côté d’un casier judiciaire vierge et du fait de «sembler avoir les qualités requises pour exercer cette activité au vu de son passé et de son comportement», le concordat n’exige que la nationalité suisse ou de membre de l’UE, de l’AELE ou encore de titulaire d’un permis d’établissement depuis au moins deux ans. Il doit avoir suivi «la formation théorique de base pour exercer l’activité d’agent de sécurité privé» et disposer d’une RC d’au moins 3 millions s’il entend diriger l’entreprise de sécurité. C’est la Conférence des directrices et directeurs des Départements cantonaux de justice et police (CCDJP) qui a été chargée de définir le contenu de la formation théorique de base prévue par l’art. 5. Actuellement, seuls neuf cantons ont signé le concordat et les textes d’application ne sont pas prêts. On espère qu’ils le seront en 2016. Pour finir, la conférence n’a pas jugé nécessaire d’inclure la seule activité de recherche de renseignements dans ce concordat. Cependant, l’art. 5 III du Concordat romand modifié a laissé aux cantons la possibilité de leur étendre cette réglementation.