Les documents d’identité officiels en témoignent: le droit suisse ne connaît que le principe de la binarité des sexes. Le Tribunal fédéral l’a confirmé dans un arrêt rendu en juin 2023 (ATF 150 III 34), où il admettait le recours de l’Office fédéral de la justice contre une décision argovienne.
La Cour suprême argovienne avait accepté la demande d’une personne de nationalité suisse vivant en Allemagne qui exigeait la suppression de l’indication de son identité sexuelle dans le registre de l’état civil et des naissances suisses.
Les juges argoviens ont estimé que, au sens de la loi fédérale sur le droit international privé (LDIP), les décisions étrangères concernant l’état civil étaient inscrites dans le registre suisse de l’état civil, à condition que l’inscription soit compatible avec l’ordre public suisse. La Cour suprême a donc conclu que la reconnaissance de la renonciation à la mention du sexe remplissait les conditions de la LDIP pour une transcription dans le registre d’état civil.
Le Tribunal fédéral n’a pas suivi le raisonnement du tribunal argovien. Les juges fédéraux ont conclu que la radiation de la mention du sexe dans le registre de l’état civil suisse était contraire au droit fédéral. Selon la LDIP, la transcription du sexe dans les registres de l’état civil après un changement intervenu à l’étranger doit se faire conformément aux principes suisses sur la tenue des registres.
Le Tribunal fédéral estime que selon les débats parlementaires ayant mené à l’adoption de l’art. 30b CC entré en vigueur début 2022, le système juridique actuel de la binarité des sexes doit être maintenu jusqu’à nouvel avis. Dès lors, la renonciation à la mention du sexe ne saurait être admise. Et seules les Chambres fédérales sont à même de décider d’un changement de paradigme concernant l’inscription du sexe à l’état civil.
Sur le plan international, les juges fédéraux n’ont pas manqué de relever que l’introduction d’un troisième sexe ou l’abandon de la mention du sexe dans le registre de l’état civil n’ont pas expressément été retenus lors de l’adoption de l’art. 40a LDIP, en vigueur depuis début 2022. Le Tribunal fédéral rappelle qu’il est tenu d’appliquer les lois fédérales, et qu’il appartient au législateur de les modifier. Notre Haute Cour reste silencieuse quant à la compatibilité de la reconnaissance d’une renonciation à la mention du sexe avec l’ordre public suisse.
Une «décision formaliste»
L’avocat zurichois Stephan Bernard, qui représentait la partie requérante dans cette affaire, estime que «le Tribunal fédéral semble vouloir absolument éviter des reproches sur une éventuelle politisation de ses jugements». L’avocat précise que cette décision n’est apolitique qu’en apparence.
Stephan Bernard qualifie les arguments du Tribunal fédéral de «formalistes», et estime qu’il s’est en outre appuyé sur une norme qui n’est entrée en vigueur qu’après l’introduction de l’affaire devant la Haute Cour. Les juges fédéraux auraient par ailleurs insuffisamment pris en compte l’interprétation systématique, très importante en droit international privé. Ils auraient ainsi créé une «situation juridique boiteuse», soit une situation jugée, pour les mêmes faits, différemment dans divers pays.
Alecs Recher, ancien directeur du conseil juridique du Transgender Network, critique aussi la motivation de la décision du Tribunal fédéral, qui accorderait plus d’importance aux aspects formels qu’aux droits fondamentaux mis en cause.
L’art. 10 de la Constitution fédérale et l’art. 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et le droit à la dignité humaine protégeraient le droit à l’épanouissement de la personnalité, qui comprend le droit de définir son identité sexuelle. Toute restriction à ce droit devrait reposer sur une base légale suffisante. Ce qui fait défaut en l’espèce, selon Alecs Recher, la limitation aux sexes masculin et féminin n’étant pas expressément prévue par la loi.
Pas d’obligation étatique
Dans l’arrêt Y. contre France cité par le Tribunal fédéral, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que «le droit à l’identité sexuelle […] est un aspect fondamental du droit au respect de la vie privée». Elle n’impose toutefois aucune obligation aux États d’introduire une mention supplémentaire aux mentions «masculin» et «féminin». La Cour constitutionnelle autrichienne et la Cour constitutionnelle belge ont rendu des décisions différentes, en considérant que le refus d’ajouter une mention supplémentaire violait l’art. 8 CEDH.
Alice Margaria, professeure à l’Université de Zurich, travaille notamment sur les questions portant sur les rapports entre le sexe et le droit. Elle présente un autre point de vue et cite un avis rendu en mai 2024. Dans ce cas, la Cour de justice de l’Union européenne avait constaté que des réglementations nationales différentes concernant la mention du sexe constituent une violation de la liberté d’établissement. En raison de l’accord sur la libre circulation des personnes, cet argument pourrait également s’appliquer à la Suisse.
Outre la motivation formelle de l’arrêt, le Tribunal fédéral a également pris position sur le fond, en considérant que la question de la binarité des sexes poursuit «un objectif significatif d’intérêt général» en raison de son importance dans différents domaines du droit suisse. Sa suppression aurait donc un «impact considérable».
Une transposition aisée
Alecs Recher est au fait que des changements interviendraient dans les domaines où le droit se réfère encore à la distinction entre hommes et femmes, par exemple le service militaire, le droit des assurances sociales ou le domaine de la parentalité. Il estime toutefois que de telles modifications légales font partie du progrès social. Stephan Bernard ajoute que la pratique d’autres pays prouve que l’introduction de la mention d’un troisième sexe, non binaire, est «relativement facile à mettre en œuvre».
Dans son arrêt, le Tribunal fédéral considère que la question de savoir s’il doit inviter le législateur à modifier les dispositions en question pourrait se poser dans une affaire future. En avril 2023, la Commission juridique du Conseil national a chargé le Conseil fédéral de présenter «les mesures qui pourraient améliorer la situation des personnes non binaires sans qu’il soit nécessaire d’abandonner, sur le plan juridique, le principe de la binarité des sexes».