En 2014, pas moins de 11 000 hospitalisations forcées ont été comptabilisées par l’Observatoire suisse de la santé (Obsan). Ainsi, cette année-là, le quart des patients de cliniques psychiatriques s’y sont trouvés contre leur gré. Des chiffres qui donnent le vertige. Et hissent la Suisse au premier rang des pays d’Europe qui permettent cette pratique. Connue sous le nom de «placement à des fins d’assistance ou de traitement», celle-ci trouve sa source dans les articles 426 à 439 du Code civil (CC).
Il arrive également que des personnes capables de discernement se voient placées en clinique, contre leur volonté. Une situation que de nombreux praticiens remettent en cause. A l’instar de Daniel Hürlimann, juriste à l’Université de Saint-Gall, et Manuel Trachsel, médecin à l’Institut d’éthique biomédicale et d’histoire de la médecine de l’Université de Zurich. Paru dans le magazine du Forum Médical Suisse, leur verdict est sans appel: le placement à des fins d’assistance de personnes capables de discernement est inadmissible.
Droit à l’autodétermination
La doctrine juridique soutient exactement l’inverse. Peu importe. Les deux auteurs n’en démordent pas. Pour eux, il est clair que cette pratique viole le droit à l’autodétermination, pourtant garanti par la Constitution suisse et la Convention européenne des droits de l’homme.
L’article 426 CC prévoit qu’une personne peut être placée lorsqu’elle souffre de «troubles psychiques, d’une déficience mentale ou d’un grave état d’abandon». Daniel Hürlimann et Manuel Trachsel ne doutent pas que des troubles psychiques ou une déficience mentale peuvent influencer la capacité de discernement, mais pas un grave état d’abandon. Selon eux, «il n’y a pas de consensus sur la signification de ce terme. L’abandon peut se définir de mille manières». Contrairement aux troubles psychiques et à la déficience mentale, la notion d’abandon ne figure en effet pas dans la terminologie médicale.
Vision paternaliste de la dignité
Pour sa part, le Tribunal fédéral entend par «grave état d’abandon», un niveau de «dégradation morale incompatible avec la dignité humaine» (BGE 128 III 14). Un lien intéressant, mais utilisé à mauvais escient, selon Margot Michel, professeure à l’Université de Zurich: «La dignité humaine semble, dans ce cas, se tourner contre la personne elle-même. Or, pour qu’elle soit protégée, sa dignité ne doit-elle pas rester directement liée avec le respect de sa volonté?» Non, à en croire le Tribunal fédéral qui élargit la notion de dignité humaine. Il considère ainsi que celle-ci se retrouve aussi violée lorsque la personne vit dans des circonstances qui sont objectivement humiliantes.
Tel n’est pas l’avis de Margot Michel. Elle estime en effet que la manière dont les juges conçoivent la dignité humaine fait de cette dernière une contrainte. Quiconque a de la dignité ne peut alors s’humilier. «C’est une vision paternaliste qui entraîne le risque de transformer un principe de protection contre les agressions extérieures en un droit d’ingérence pour protéger la personne contre les préjudices qu’elle s’infligerait elle-même», précise la professeure.
Un défi
Pour Daniel Hürlimann et Manuel Trachsel, il est clair que l’abandon pose un problème. «Les personnes délaissées ne veulent souvent pas d’aide.» La médecine affronte alors un défi de taille: intervenir pour le bien-être de la personne, mais contre sa volonté. «En tant que spécialiste de la santé, accepter d’un patient qu’il néglige ses besoins fondamentaux et ne pas intervenir, peut être ressenti comme une violation de son devoir professionnel d’assistance.» C’est pourquoi il est central de savoir «si le patient détient la capacité de discernement suffisante en ce qui concerne une décision de placement en clinique».
Les deux auteurs n’en démordent pas: «L’incapacité de discernement ne peut être jugée qu’en lien avec une décision spécifique et pour une période définie. Il n’y a pas de modulation possible. Une personne est, selon la situation donnée, capable ou incapable de discernement.» Il existe, bien entendu, des situations dans lesquelles il est possible d’interner de force un patient victime d’abandon grave. «Il ne devrait cependant s’agir que de cas dans lesquels ce dernier n’est pas apte à se prononcer sur la question», reprennent Daniel Hürlimann et Manuel Trachsel.
Devoir de protection de l’Etat
Professeure de droit à Lucerne, Regina Aebi-Müller ne partage pas cet avis: «L’état d’abandon grave qui empêche d’agir dans le respect de sa dignité humaine justifie à lui seul un devoir de protection de l’Etat.» De telles circonstances n’apparaissent en principe que dans des cas où la personne a perdu toute clairvoyance. S’assurer de sa capacité de discernement est alors primordial, mais souvent très compliqué. «Si l’incapacité de discernement devient une condition sine qua non pour le placement, je crains qu’elle soit considérée pour acquise directement au vu de l’état de la personne.» Un tel principe permettrait alors d’envisager facilement des traitements contre la volonté des patients. «Ce qui s’avérerait encore plus lourd pour eux», conclut la professeure.