plaidoyer: Le 27 avril dernier, la Conférence nationale sur le thème des travailleurs âgés a adopté une série de mesures, qui ont été critiquées pour leur timidité. Qu’en pensez-vous?
Mathieu Piguet: Vu les restrictions de l’immigration prévues depuis la votation du 9 février 2014, améliorer les capacités de travail des séniors fait partie des priorités. J’approuve les mesures visant à axer de manière ciblée l’action des ORP sur les chômeurs de plus de 50 ans, à encourager le perfectionnement professionnel sans égard à l’âge, à sensibiliser la population au potentiel des travailleurs âgés. Elles présentent l’avantage de ne pas exiger d’adaptation législative. Légiférer dans ce domaine n’aurait aucun sens, et ne pas fixer de limite d’âge dans les mises au concours, lorsque ce n’est pas nécessaire, n’impose pas de solution contraignante.
Luca Cirigliano: Ces mesures sont un bon commencement, mais risquent de n’être que cosmétiques si elles ne sont pas développées. Aujourd’hui déjà, on ne peut, en principe, discriminer un travailleur à l’embauche sur la base de son âge. Cette conférence nationale a été organisée sur proposition des milieux syndicaux, soit de notre président, le conseiller aux Etats Paul Rechsteiner. Si les personnes âgées de plus de 50 ans forment plus de 41% des chômeurs de longue durée, c’est que l’amélioration du marché du travail n’a pas profité à cette catégorie d’employés.
plaidoyer: L’USS souhaite prolonger le délai de congé des personnes de 50 ans et plus qui sont de longue date dans l’entreprise, comme le font déjà certaines conventions collectives (La Poste ou celle de la chimie bâloise). Pour quelle raison?
Luca Cirigliano: Les employés âgés qui subissent un long chômage n’ont pas bénéficié des mesures de formation continue. Ils ont un savoir très spécifique, limité à leur ancien poste de travail et sont difficiles à replacer. Dès lors, soit l’employeur peut prouver qu’il a accompli son devoir de protéger la personnalité de son employé, selon l’art. 328 CO, en lui donnant les moyens de mettre à jour ses connaissances, soit il ne l’a pas fait. Dans ce dernier cas, ce travailleur ne doit pas pouvoir être renvoyé facilement. Il faut lui donner le temps de se mettre à jour et le protéger plus que les autres.
Mathieu Piguet: Je suis opposé à l’idée de délais de congé plus longs pour certaines catégories de travailleurs. Nous avons un droit du travail assez libéral qui incite à embaucher, y compris des séniors. Si l’on rajoute une couche de protection supplémentaire pour les travailleurs âgés, je crains qu’elle ne dissuade, au contraire, de les engager et qu’on se limite dès lors à embaucher des personnes de moins de 50 ans. La formation continue est aussi de la responsabilité de l’employé qui doit constamment songer à l’évolution de sa carrière. L’employeur doit lui donner la possibilité de se former, sans forcément tout financer, comme si l’on imposait de prendre à sa charge 30 journées par an de formation continue.
Luca Cirigliano: On peut prévoir une solution flexible et dire que, si l’employeur a rempli son devoir de formation continue, il n’y aura pas de protection pour cet employé âgé. C’est très facile de licencier en Suisse – trop facile. En Allemagne, on est plus attentif à regarder l’âge et le statut du travailleur lors du licenciement pour juger s’il est «admissible socialement».
plaidoyer: Le Tribunal fédéral n’a-t-il pas accordé un embryon de protection aux travailleurs âgés, en jugeant abusif le licenciement d’un monteur en chauffage congédié après 44 années de service et peu de mois avant sa retraite, sans rechercher une solution plus sociale? Il a aussi accordé deux mois de salaire pour licenciement abusif à un travailleur de longue date de l’entreprise qu’elle n’avait pas averti du degré de gravité des manquements reprochés, pouvant entraîner la fin des rapports de travail.
Mathieu Piguet: Je trouve que ce second arrêt accorde trop de poids au critère formel (n’avoir pas averti l’employé de l’importance des manquements). Ce collaborateur avait pu bénéficier du télétravail après un burn-out, du soutien d’un collaborateur, de plusieurs mesures s’étendant sur des années. Dans un autre arrêt concernant un travailleur licencié à l’âge de 55 ans et après 27 années de service pour le même groupe, la Haute Cour a aussi dit qu’on ne pouvait attendre d’un employeur qui avait tout tenté de garder à son service un salarié qui n’était plus employable à aucun poste. Cela dit, la jurisprudence convient bien pour régler des abus qui dépendent de circonstances particulières et il n’y a pas lieu de réformer entièrement le droit suisse du travail pour une catégorie d’employés.
Luca Cirigliano: Il n’y a malheureusement pas eu de suite à l’ATF 132 III 115, il est un peu exceptionnel et le TF a plutôt restreint sa portée dans sa jurisprudence ultérieure. Il n’est pas satisfaisant de laisser une question concernant tous les travailleurs âgés être réglée sur la base de cas particuliers portés en justice, sur la base des art. 336 CO, 328 CO et 2 CC. On ignore l’étendue de la protection, tant que les tribunaux n’ont pas tranché certains cas particuliers, alors que cette question, d’autres pays l’ont réglée à satisfaction dans la loi.
plaidoyer: La Conférence nationale sur les travailleurs âgés a aussi relevé l’importance de lutter contre les préjugés négatifs qui les pénalisent à l’embauche. En favorisant les «carrières en arc», qui reviennent à ôter aux travailleurs les plus âgés un certain nombre de responsabilités, quitte à réduire leur salaire, le patronat ne renforce-t-il pas ces mêmes préjugés, sous-entendant que ces travailleurs ne peuvent accomplir la même charge de travail?
Mathieu Piguet: Le but est de permettre aux travailleurs âgés d’avoir une flexibilité pour aménager leur temps de travail, afin de leur éviter de devoir choisir entre un poste à 100% ou rien. Dans cette mesure, l’idée n’est pas d’alimenter ces préjugés mais de favoriser l’emploi des séniors le plus longtemps possible en leur offrant une palette plus large de possibilités. Leur expérience est aussi recherchée.
Luca Cirigliano: Y a-t-il des raisons objectives exigeant d’aménager leur temps de travail? Selon moi, ces travailleurs sont aussi performants que les autres, et favoriser le déclin de leur carrière présente le risque qu’ils soient, ensuite, licenciés. Les travailleurs bien formés peuvent avoir des carrières qui se poursuivent après 65 ans.
plaidoyer: Que penser de l’idée d’introduire des soutiens financiers de l’Etat (sous forme de déductions fiscales ou de subsides) pour les entreprises qui engagent de préférence des chômeurs de 50 ans et plus, à qualifications égales? C’est l’une des propositions émises par l’association 50etplus qui soutient les travailleurs âgés.
Luca Cirigliano: Nous ne proposons pas cela, mais une mesure basée sur un mécanisme inverse: nous aimerions que les entreprises qui adressent très peu de travailleurs âgés à des cours de formation continue paient une cotisation de solidarité plus élevée, qui servira à financer un fonds de formation continue.
Mathieu Piguet: Je suis plus favorable à des mesures incitatives qu’à des sanctions répressives. Sur le principe, pourquoi ne pas introduire des incitations fiscales, mais il ne faudrait pas qu’elles nuisent à la libre concurrence.
plaidoyer: L’idée d’un label qui, à l’image de ceux récompensant la formation d’apprentis, distinguerait les employeurs engageant du personnel âgé de 50 ans et plus vous plaît-elle davantage?
Luca Cirigliano: Je ne crois pas en l’efficacité de ces mesures purement cosmétiques.
Mathieu Piguet: Je partage votre avis et doute de l’utilité pratique de la multiplication de ces labels.
plaidoyer: Comment faire pour éviter que les travailleurs âgés ne se voient proposer que des postes précaires? Entre 2004 et 2014, la part des travailleurs temporaires de 51 ans et plus a plus que doublé, passant de 5% à 13%.
Mathieu Piguet: Si cette solution permet aux séniors d’être occupés ou de faire des gains intermédiaires, il faut encourager ce genre d’activités, même si le statut du travailleur est moins stable. Bien sûr, le travail temporaire est utilisé en haute conjoncture comme soupape de sécurité, et il existe le risque que ces travailleurs soient les premiers licenciés.
Luca Cirigliano: Cette augmentation est le signe que le tabou du licenciement des travailleurs âgés est tombé et que ces personnes ne trouvent pas de poste fixe correspondant à leurs connaissances sur le marché du travail. Le problème du travail temporaire est qu’il représente un cercle vicieux: une fois dans un tel statut, il est difficile de s’en sortir.
plaidoyer: Pour éviter de pénaliser l’embauche des plus âgés, le projet de réforme «Prévoyance vieillesse 2020» d’Alain Berset prévoit de diminuer légèrement les cotisations dès 55 ans, mais d’augmenter plus largement celles des travailleurs de 45 à 54 ans. Est-ce la bonne méthode, ou ne vaudrait-il pas mieux fixer la cotisation des employeurs au même taux tout au long de la vie professionnelle?
Mathieu Piguet: Un tel «lissage» des cotisations serait la solution en théorie, mais, en pratique, il serait très difficile à mettre en œuvre et coûterait des milliards. Nous sommes aussi opposés à une augmentation trop importante de la cotisation de 45 à 54 ans, et pas convaincus que le taux de cotisations soit véritablement ce qui retient l’engagement. Le niveau des rémunérations, encore très dépendant de l’âge du travailleur en Suisse, devrait davantage être discuté.
Luca Cirigliano: Je ne suis pas d’accord avec cette dernière affirmation. On sait que, à partir de 50 ans et même de 45 ans, le salaire n’augmente plus en Suisse. Ce qui nous importe est qu’un travailleur renvoyé après 55 ans puisse rester assuré pour la prévoyance professionnelle chez son dernier employeur. Cette solution pourrait s’harmoniser avec la rente-pont, une bonne pratique instaurée par le canton de Vaud et qui permet aux travailleurs licenciés peu avant leur retraite et ayant épuisé leur droit au chômage d’assurer la transition. Nous aimerions que cette solution s’impose au niveau fédéral.
plaidoyer: Le syndicat Travail.suisse relève que plus de 90% des entreprises interrogées sur le thème de la formation continue en entreprises en Suisse (2014) ont limité leur offre de formation et que 48% des entreprises formatrices préféraient engager des personnes ayant les qualifications requises plutôt qu’encourager la formation continue. Faut-il modifier la loi sur la formation professionnelle pour inclure expressément le maintien et l’amélioration des aptitudes des travailleurs âgés parmi ses buts?
Luca Cirigliano: Nous soutenons un tel amendement à la loi, car il est important que, dès 45 ans, les travailleurs puissent bénéficier d’une offre ferme en ce sens, sinon il existe le risque de dégradation du potentiel de ces employés. D’autres pays le font aussi; Singapour a, par exemple, introduit une obligation de formation continue financée par l’employeur et a pu augmenter la part de ses travailleurs âgés.
Mathieu Piguet: D’accord pour encourager la formation continue, mais pas pour introduire une obligation légale de se former. Tout genre d’obligations est un non-sens et nous refuserions l’idée de quotas de séniors dans les entreprises, qui sont, de plus, dévalorisants pour le personnel concerné.
plaidoyer: D’autres idées?
Luca Cirigliano: C’est l’augmentation des potentiels des séniors âgés, par exemple en créant des postes adaptés sur le plan de l’ergonomie, qui entraînera leur employabilité. Nous proposons des postes de médiateurs externes aux entreprises, prévus par exemple par les conventions collectives de travail, qui pourraient examiner les cas de licenciement de travailleurs âgés. Lors de cet examen, comme dans l’art. 336 II CO, il y aurait un renversement du fardeau de la preuve en ce sens que l’employeur devrait prouver qu’il existe un juste motif de résiliation – autre que l’âge – de l’intéressé, sous peine d’être abusif.
Mathieu Piguet: Je suis favorable à ce que l’administration (communes, cantons, Confédération) montre l’exemple en engageant, à qualifications égales, des travailleurs âgés. Malheureusement, comme pour réintégrer les personnes en situation de handicap, cela reste un vœu pieu, car les efforts ne sont actuellement pas plus importants que ceux du secteur privé.
Luca Cirigliano, 34 ans, est secrétaire central de l’Union syndicale suisse (USS). Il a participé au traitement des questions juridiques se posant lors de l’élaboration des revendications de l’USS pour les travailleurs âgés. Il est aussi juge ordinaire au Tribunal de district de Lenzbourg.
Mathieu Piguet, 39 ans, est responsable du service juridique ainsi que sous-directeur de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie (CVCI). A ce titre, il est plus particulièrement chargé du dossier de droit du travail.