La 5e révision de la loi sur l'assurance invalidité (ci-après LAI) laissait présager le pire en matière de pressions exercées sur des personnes en incapacité de travail: on allait pouvoir les dénoncer à l'AI, relever leurs médecins du secret médical si elles rechignaient à le faire elles-mêmes et les soumettre, toutes malades qu'elles sont, à des mesures d'intervention précoce destinées à les maintenir à leur poste.
Un an après l'entrée en vigueur de la 5e révision, on constatait que les assurés ne s'étaient pas pressés au portillon de l'AI dès le 30e jour de maladie pour solliciter de l'aide. Les statistiques fédérales2 montraient que les plus gros annonceurs d'assurés aux Offices AI se recrutaient parmi les employeurs (31%), les représentants légaux (25%) et les assureurs qui, indemnités journalières, accidents et privés confondus, totalisaient 23% des annonces. Les assurés étant comptés avec leurs représentants légaux, il était impossible de savoir combien d'entre eux avaient spontanément pensé trouver le salut dans l'autodénonciation à l'AI.
Or, l'annonce à l'AI prend désormais un tour inattendu de la part des assurances perte de gain privée3.
Les assureurs d'indemnités journalières AXA Winterthur et Helsana Assurances SA invitent des assurés malades à s'annoncer à l'AI, sous menace de suspension du versement des indemnités journalières. Ces ultimatums parviennent à des assurés hospitalisés ou soumis à un traitement lourd ne leur laissant guère le loisir de s'adonner à des échanges administratifs avec l'assureur, alors qu'ils remplissent, sans conteste, les conditions ouvrant le droit à une indemnité perte de gain. L'assurance Winterthur a eu la délicatesse d'avertir un employeur qu'elle suspendait le versement des indemnités journalières perte de gain après qu'un assuré eut refusé d'obtempérer à l'ordre de s'annoncer lui-même, alléguant que son poste lui était conservé et qu'il reprendrait le travail à l'issue de son traitement.
Mauvaise compréhension
Il semble y avoir là une mauvaise compréhension de la détection et de l'intervention précoces. Le refus ou l'impossibilité de s'y soumettre n'autorise nullement l'assureur d'indemnités journalières à infliger ses propres sanctions. Les sanctions pour défaut de collaboration4 sont prévues par la LAI5. Il n'y a, en revanche, aucune base légale autorisant l'assureur privé à suspendre ses prestations pour contraindre un assuré à s'annoncer à l'AI, alors même que son incapacité de travail n'est pas contestée.
Certes, les conditions générales d'AXA Winterthur obligent l'assuré à signaler à l'AI un «droit probable à des prestations». Toutefois, puisque l'AI n'octroie aucun «droit» aux mesures d'intervention précoce, suite naturelle d'une annonce en détection précoce6, les conditions générales d'AXA Winterthur ne prévoient pas valablement l'obligation de s'annoncer. Les conditions générales de Helsana Assurances SA, en revanche, prévoient l'interruption du droit aux prestations si la personne ne donne pas suite à l'injonction d'annoncer le cas aux autres assurances «impliquées». On peut quand même se demander si l'AI est «impliquée» au moment où un patient subit un traitement stationnaire pour une affection qui n'est généralement pas invalidante. Reste aussi à savoir pourquoi les assureurs privés se livrent à ces intimidations, alors même qu'ils sont habilités par l'article 3 b alinéa 2 lettre e LAI à communiquer eux-mêmes un cas à l'AI en vue d'une détection précoce.
Problèmes juridiques
Ces mœurs aussi brutales qu'énigmatiques posent également des problèmes juridiques. Ainsi avait-il été soutenu, avant l'entrée en vigueur de la 5e révision, que l'assureur perte de gain maladie ne pourrait pas mettre fin aux prestations ou les réduire durant des mesures d'intervention précoce qui supposent une incapacité de travail. On voit mal, dès lors, pourquoi l'assureur serait légitimé, sur la base de ses conditions générales, à suspendre ses prestations dans une situation qui présuppose également une incapacité de travail.
D'autre part, en laissant un assuré sans ressources financières, alors qu'il est en incapacité de travail, afin de l'obliger à s'annoncer à une administration, l'assureur perte de gain pourrait se rendre coupable de contrainte au sens de l'article 181 du Code pénal, car il menace l'assuré d'un dommage sérieux pour l'entraver dans sa liberté de décision.
L'examen de la situation, dans une perspective de droit du travail, mène à un résultat similaire. En couvrant le droit au salaire, l'assurance perte de gain se substitue en quelque sorte à celui-ci.
Il semblerait donc logique que les dispositions qui protègent le droit au salaire s'appliquent par analogie au droit à l'indemnité journalière. Or, un employeur, quels que soient ses droits patrimoniaux contre le travailleur, ne peut laisser celui-ci sans un minimum de salaire. En effet, l'employeur n'a le droit de compenser une créance que jusqu'à concurrence du montant saisissable8. Il s'agit là d'une disposition impérative de la loi dont l'esprit est violé par les assureurs privés lorsqu'ils laissent le travailleur sans la moindre ressource et sans même pouvoir se réclamer d'une créance contre lui.
Avis de la Finma
Enfin, cette étrange interprétation de la 5e révision de la LAI contraint les Offices AI à traiter d'innombrables cas qui ne relèvent pas de leur juridiction et les surchargent inutilement.
La Finma est l'autorité de surveillance des assureurs privés. Instaurée par la loi sur la surveillance des assurances (LSA)9, qui affiche le but de «protéger les assurés (...) contre les abus»10, elle n'exerce aucun contrôle sur le contenu des conditions générales. La LSA n'a pas prévu de dispositions spéciales applicables à l'assurance perte de gain pour protéger les assurés, comme elle l'a fait pour d'autres branches de l'assurance11. Aux termes de l'article 46 LSA, la Finma doit s'assurer que les entreprises d'assurance offrent la garantie d'une activité irréprochable, protéger les assurés contre les abus commis par les entreprises d'assurance et intervenir quand il se crée une situation susceptible de porter préjudice aux assurés ou aux consommateurs12. Selon l'article 31 de la LFINMA13, la Finma veille au rétablissement de l'ordre légal si des irrégularités sont constatées. Mise au courant de la situation, la Finma n'est tout simplement «pas arrivée à la conclusion que les sociétés d'assurance concernées procéderaient de façon illégitime»14...
1 Association romande de défense des droits et intérêts des malades psychiques, remplissant une tâche d'intérêt public sur la base de l'article 74 de la LAI.
2 Sécurité sociale CHSS 1/2009 AI: un an de «Cinquième» p.10.
3 Soumise à la loi sur le contrat d'assurance.
4 Art 7b LAI.
5 Elles consistent en une réduction ou une suppression des prestations de l'assurance invalidité sur la base des articles. 86 et 86 bis RAI.
6art 7 d al 3 LAI.
7Jacques-André Schneider LAI, perte de gain maladie et LACI: quel suivi individualisé pour l'assuré? «La 5e révision de l'AI», IDAT, Stämpfli Ed. 2009, p. 71.
8Art 323 b al 2 CO.
9LSA 961.01 du 17 décembre 2004.
10Art 2 al 2 LSA.
11La protection juridique ou la prévoyance professionnelle par exemple.
12Art 46 LSA.
13Loi sur la surveillance des marchés financiers, LFINMA 956.1.
14Courrier du 06.09.2010 de la Finma à Pro Mente Sana.