Profilage racial lors d’un contrôle d’identité
L’affaire Wa Baile c. Suisse concernait une accusation de profilage racial lors d’un contrôle d’identité à la gare centrale de Zurich et les procédures qui se sont ensuivies devant les juridictions pénales et administratives.
Dans son arrêt du 20 février 2024, la CourEDH a décidé à l’unanimité que la Suisse avait violé l’interdiction de discrimination (art. 14 CEDH) combinée avec le droit au respect de la vie privée (art. 8 CEDH), tant du point de vue procédural que matériel. Les juges strasbourgeois ont en outre conclu à la violation du droit à un recours effectif (art. 13 combiné avec les art. 14 et 8 CEDH).
La CourEDH a d’abord estimé que le seuil de gravité était atteint pour conclure à une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et à une discrimination fondée sur la couleur de peau. Tant le fait que le contrôle d’identité avait été réalisé dans un lieu public que les circonstances particulières ont servi d’appui à ce constat. Et d’ajouter que les juridictions administratives et pénales n’ont pas procédé à un examen effectif des plaintes déposées. Les juridictions auraient ainsi dû évaluer si des motifs discriminatoires avaient motivé le contrôle d’identité du requérant.
Dans cet arrêt, plusieurs rapports provenant d’organisations internationales de défense des droits de l’homme sont cités. Ces expertises critiquent un manque de formation des policiers suisses pour prévenir efficacement le racisme et le profilage racial. Il est notamment fait état des recommandations du Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale où la Suisse a été appelée à mettre en place un organe indépendant de la police et des autorités de poursuite pénale chargé du traitement des plaintes liées au profilage racial. À la lumière de ces rapports, la CourEDH a estimé que l’absence d’un cadre juridique et administratif suffisant pouvait conduire à des contrôles d’identité discriminatoires.
Les évaluations susvisées étayent la présomption réfragable concernant le traitement discriminatoire imposé au requérant. La Cour est certes consciente de la difficulté pour les policiers de décider rapidement et sans lignes directrices nationales claires s’ils se trouvent face à une menace pour l’ordre ou la sécurité publics. Toutefois, au vu des circonstances, il y a lieu de conclure que le requérant a été soumis à un traitement discriminatoire. Cette présomption n’a pas été renversée par la Suisse dans le cadre de la procédure devant la CourEDH. Enfin, les juges concluent que le requérant n’a pas disposé d’un recours effectif devant les juridictions nationales s’agissant du traitement de ses plaintes.
En tant que litige stratégique, l’affaire de Mohamed Wa Baile avait été suivie par plusieurs organisations de défense des droits humains. Il s’agit d’une affaire importante qui a par ailleurs été désignée comme affaire phare par la Cour en 2022. On ne saurait donc douter des retombées de cette jurisprudence sur les futures procédures contre le profilage racial.
Arrêt de la CourEDH n° 43868/18 et 25883/21 Wa Baile c. Suisse du 20.2.2024
L’internement sans mesures thérapeutiques, un traitement inhumain
Dans son arrêt I. L. c. Suisse, la CourEDH a conclu à l’unanimité que la Suisse avait violé l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants (art. 3 CEDH), le droit à la liberté et à la sûreté (art. 5 § 1 CEDH) ainsi que l’obligation de statuer à bref délai sur la légalité de la détention (art. 5 § 4 CEDH).
Cette affaire met en lumière les difficiles conditions de détention des personnes soumises au petit internement. Les juges strasbourgeois ont ici analysé la légalité, les conditions de la détention et la durée de l’examen d’une demande de mise en liberté dans le cadre d’une mesure thérapeutique institutionnelle imposée au requérant.
En 2011, le requérant avait été condamné à une mesure thérapeutique stationnaire. Pendant plus de trois ans et demi, le suivi thérapeutique n’avait pas pu être réalisé. Faute de place dans une institution spécialisée, le détenu avait été transféré dans différents établissements pénitentiaires. I. L. avait par ailleurs été placé en isolement à de nombreuses reprises.
La CourEDH a estimé que le requérant avait subi un traitement inhumain et dégradant en raison de son isolement dans les établissements pénitentiaires de Thorberg, Lenzburg et Bostadel du 27 juillet 2012 au 25 février 2016 et de l’absence de prise en charge thérapeutique adéquate. L’absence de traitement thérapeutique aurait notablement contribué à la dégradation de son état psychique durant cette période. En outre, le refus du requérant de se soumettre à un suivi psychiatrique par le passé ne saurait justifier sa détention dans un établissement inadapté à son état mental.
En outre, la Cour a conclu à l’irrégularité de la privation de liberté pendant cette période au sens de l’art. 5 § 1 CEDH, le requérant n’ayant pas été placé dans un établissement approprié. La CourEDH critique enfin la complexité de la procédure bernoise dont le recours imposé auprès d’entités administratives qui ne sauraient pas être considérées comme un tribunal selon la CEDH. Aussi le traitement interne de la demande de mise en liberté présentée par le requérant le 17 septembre 2014 emporte violation de l’art. 5 § 4 CEDH.
Arrêt de la CourEDH n° 36609/16 I. L. c. Suisse du 20.2.2024
Un délai de prescription incompatible avec les dommages différés
Dans l’affaire Jann-Zwicker et Jann c. Suisse, la CourEDH a constaté que la Suisse avait violé le droit à un procès équitable (art. 6 § 1 CEDH) faute d’avoir permis aux requérants d’accéder à un tribunal en raison de l’écoulement du délai de prescription. Il est en outre reproché aux autorités de ne pas avoir traité leur recours avec célérité.
Le mari et père des requérants, Marcel Jann, est décédé en 2006 d’un cancer de la plèvre. Cette maladie létale aurait été causée par une exposition à l’amiante dans les années 60 et 70. À cette époque, Marcel Jann habitait dans une maison louée à Eternit AG se trouvant à proximité immédiate d’une usine exploitant de l’amiante. Une procédure pénale avait été engagée en 2006, suivie d’une action civile en 2009, soit avant et après le décès de Marcel Jann. Ces procédures n’ont pas abouti. Les requérants ont finalement été déboutés par le Tribunal fédéral, qui a conclu à la prescription des prétentions civiles.
Dans cet arrêt, les juges strasbourgeois ont d’abord relevé la violation du droit d’accès à un tribunal en raison de la décision de non-entrée des tribunaux suisses fondée sur l’écoulement du délai de prescription. Il doit être relevé que le dies a quo du délai de prescription, soit la date à laquelle l’exposition de Marcel Jann à l’amiante a cessé, reste hautement problématique en cas de dommages différés. À ce titre, la CourEDH a relevé qu’il n’existait pas de période de latence maximale scientifiquement reconnue entre l’exposition à l’amiante et le cancer de la plèvre.
Selon les juges, cet élément aurait dû être pris en compte lors de la fixation du délai de prescription. Les juges reprochent donc aux juridictions nationales d’avoir accordé plus de poids à la sécurité juridique des responsables du dommage qu’au droit des victimes d’accéder à un tribunal. Cela étant dit, il y a lieu de retenir une violation du principe de proportionnalité.
La Cour a en outre souligné qu’il était de la responsabilité des juridictions de veiller à ce que la procédure soit menée avec célérité. Selon la CourEDH, le Tribunal fédéral n’était pas tenu d’attendre la réforme des règles sur la prescription. De ce fait, la procédure aurait été inutilement prolongée.
Arrêt de la CourEDH n° 4976/20 Jann-Zwicker et Jann c. Suisse du 13.2.2024