La Suisse discrimine les veufs en ce qui concerne les pensions de survie
La Cour européenne des droits de l’homme condamne la Suisse dans l’affaire B. contre la Suisse. Elle la reconnaît coupable d’une violation de l’interdiction de discrimination (article 14 CEDH) en combinaison avec une violation du droit au respect de la vie privée et familiale (article 8 CEDH).
L’affaire concerne la rente de veuf du requérant B. qui a été annulée par la Caisse de compensation compétente du canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures lorsque le plus jeune des deux enfants de ce dernier est devenu majeur. B. a saisi la justice jusqu’au Tribunal fédéral. Dans son arrêt, ce dernier a rappelé que le législateur avait délibérément fait une distinction liée au sexe. La Loi fédérale sur l’assurance-vieillesse et survivants (LAVS) prévoit, en effet, l’extinction du droit à la rente de veuf lorsque le dernier enfant atteint l’âge de 18 ans, ce qu’elle ne prévoit pas envers une veuve. Cette distinction repose sur l’hypothèse que le mari paie généralement l’entretien de sa femme. Celle-ci est donc dépendante de la pension à vie, en cas de décès de son mari. A l’inverse, les maris sont considérés comme étant capables de subvenir à leurs propres besoins, en cas de décès de leur femme.
La Cour européenne des droits de l’homme estime que le grief du requérant relève du champ d’application de l’article 8 CEDH, puisque la rente de veuve et de veuf vise à permettre au conjoint survivant d’organiser sa vie familiale. La Cour n’exclut pas que la création d’une rente de veuve exclusivement puisse se justifier par le rôle et le statut qui étaient assignés aux femmes dans la société à l’époque de l’adoption de la loi, à savoir en 1948. Elle rappelle cependant que la Convention est un « instrument vivant » à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles. La présomption selon laquelle l’époux entretient financièrement son épouse, en particulier lorsque celle-ci a des enfants, n’est plus d’actualité et ne saurait justifier la différence de traitement dont le requérant a été victime en raison de son sexe.
La Cour rappelle que l’épouse du requérant a péri dans un accident, alors que leurs enfants étaient âgés de 1 an et 9 mois et de 4 ans. Depuis lors, le requérant s’est occupé exclusivement de ses enfants sans pouvoir exercer son métier. Agé de 57 ans au moment de la suppression du versement de la rente et de 59 ans lorsque le Tribunal fédéral a rendu son arrêt, le requérant pouvait difficilement envisager une réintégration du marché du travail. Cela faisait plus de seize ans qu’il l’avait quitté pour s’occuper de ses enfants.
Le projet de loi pour la prochaine révision de l’AVS ne prévoit, pour l’heure, aucune adaptation des dispositions concernant les rentes de survivants. Un ajustement pourrait désormais s’appuyer sur le présent arrêt de la Cour. Reste à voir quelle direction il prendrait : réduction de la pension de veuve ou extension de la pension de veuf.
Il est intéressant de noter que la juge suisse Helen Keller a exprimé une opinion séparée. Selon elle, la plainte était essentiellement de nature financière, puisqu’elle concernait le paiement d’une prestation sociale, et relevait donc, selon la pratique de la Cour européenne des droits de l’homme, du champ d’application de l’article 1er du Protocole n° 1 (protection de la propriété privée) et non de l’article 8 CEDH. La Suisse a décidé de ne pas ratifier le Protocole n° 1 et ne peut donc pas être tenue pour responsable de violations de droits qui sont effectivement protégés par ce document. D’une manière générale, la question de la place des protocoles dans l’interprétation de la Convention devrait être soulevée et tranchée par la Grande Chambre.
CrEDH, arrêt de la 3e Chambre 78630/12 B. c. Suisse du 20.10.2020
Protection des sources des médias : la Suisse a violé la liberté d’opinion
La Cour européenne des droits de l’homme condamne la Suisse pour une violation de la liberté d’expression (article 10 de la CEDH).
L’affaire concerne une journaliste de la Basler Zeitung. En 2012, cette dernière a publié un article portant sur un revendeur de drogue, à qui elle avait rendu visite dans son appartement, intitulé « Zu Besuch bei einem Dealer ». Elle décrit le dealer, indique qu’il fait depuis dix ans du commerce de cannabis et de haschich provenant essentiellement des Pays-Bas, qu’il en vend plusieurs sortes à des consommateurs qu’il connaît et qui, parfois, en achètent afin d’en remettre à leurs connaissances, et qu’il atteint ainsi un bénéfice annuel de 12 000 fr. La journaliste mentionna également que, pendant sa visite, qui a duré environ une heure, trois personnes se sont rendues dans l’appartement du revendeur afin de lui acheter de la drogue. A la suite de l’ouverture d’une enquête pénale, elle a été forcée de révéler l’identité de sa source. La requérante se plaint que l’obligation qui lui a été faite de dévoiler sa source journalistique constitue une ingérence disproportionnée dans sa liberté d’expression.
Lors de la procédure de recours, le Tribunal fédéral a jugé que la requérante ne pouvait pas invoquer le droit de refuser de témoigner, car, selon l’art. 19 al. 2 lit. c de la Loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes (LStup), le trafic de drogues douces est une infraction qualifiée au sens des exceptions à la protection des sources énumérées à l’art. 28a al. 2 du Code pénal. Sans son témoignage, l’auteur ne pourrait pas être arrêté. L’intérêt public des poursuites pénales l’emporte donc sur celui de la protection des sources.
Invoquant l’article 10 CEDH (liberté d’expression), la requérante saisit la Cour européenne des droits de l’homme, le 9 mai 2014. Cette dernière reconnaît que la protection des sources journalistiques est un pilier important de la liberté de la presse dans une société démocratique. Elle estime que l’obligation pour un journaliste de révéler l’identité de ses sources n’est compatible avec l’article 10 CEDH que si des intérêts publics supérieurs sont en jeu. Ce n’est pas le cas en l’espèce : la Cour considère en effet qu’il ne suffit pas de soutenir que les poursuites pénales ne sont pas possibles sans la divulgation de l’identité de la source protégée. La gravité du crime et le « besoin économique urgent » de poursuites pénales doivent être pris en compte dans chaque cas individuel lors de l’évaluation des intérêts. Dans le cas présent, seule une considération abstraite a été faite sur la base de la catégorie dans laquelle l’infraction se situe, ainsi que de la disposition de la loi formulée de manière générale. La Cour conclut en outre que la divulgation aurait des effets néfastes sur le journal, car les sources possibles pourraient décider de ne plus faire de déclaration publique par crainte de perdre leur anonymat.
CrEDH, arrêt de la 3e Chambre 35449/14 Jecker c. Suisse du 6.10.2020