La CourEDH clarifie l’obligation d’enquêter en cas de profilage racial
La CourEDH s’est prononcée dans deux arrêts sur l’obligation d’enquêter en cas d’allégations de profilage racial à l’encontre d’agents de l’État. Les deux requérants se sont plaints devant la CourEDH d’une violation de l’interdiction de discrimination (art. 14 CEDH) en relation avec le droit au respect de la vie privée (art. 8 CEDH). Alors que, dans un arrêt, la CourEDH a constaté une violation de ces droits par l’Allemagne, dans l’autre affaire contre l’Espagne, elle a considéré qu’il n’y avait pas eu de violation de l’obligation d’enquêter, ni de discrimination.
Le plaignant, un ressortissant allemand d’origine indienne, a été soumis à un contrôle d’identité avec sa fille par deux officiers de police dans un train à la frontière allemande en juillet 2012 – le seul dans le compartiment. Lorsqu’il a demandé pourquoi lui et sa fille étaient contrôlés, on lui a répondu qu’il s’agissait d’un contrôle aléatoire. L’un des policiers a ajouté par la suite qu’il y avait souvent des cigarettes de contrebande dans ce train, mais a confirmé qu’il n’y avait pas de soupçons concrets à l’encontre du plaignant à cet égard. Le plaignant a contesté juridiquement le contrôle de police. Les tribunaux allemands ont toutefois refusé d’examiner le bien-fondé de la plainte. Ils ont fait valoir que le plaignant n’avait pas d’intérêt à obtenir une constatation.
Dans son arrêt, la CourEDH s’est tout d’abord prononcée sur la recevabilité de la requête et a examiné la question de savoir si un simple contrôle d’identité entrait dans le champ d’application de l’art. 8 CEDH lorsqu’il n’a pas été fait usage de la force et qu’aucune arrestation n’a eu lieu. Le seuil du champ d’application n’est atteint que si la personne concernée par un contrôle peut rendre vraisemblable qu’elle a été contrôlée sur la base de certaines caractéristiques physiques ou ethniques. Tel est notamment le cas lorsque la personne concernée a fait valoir qu’elle était la seule personne soumise à un contrôle et qu’aucune autre raison n’était apparente pour le contrôle, ou lorsque les déclarations des agents effectuant le contrôle révèlent des motifs physiques ou ethniques spécifiques pour le contrôle. Si tel est le cas, un contrôle en public, comme en l’espèce dans un train, peut tout à fait avoir des répercussions sur la réputation et l’estime de soi d’une personne. En l’espèce, outre ces arguments, le requérant a également fait valoir qu’il s’était senti tellement stigmatisé par le contrôle qu’il n’avait plus pris le train pendant plusieurs mois. Il a ainsi rendu vraisemblable que le contrôle policier avait eu des conséquences suffisamment graves pour son droit au respect de sa vie privée. En conséquence, le champ d’application de l’article 8 CEDH et, par conséquent, de l’article 14 CEDH relatif au respect de la vie privée sans discrimination, serait ouvert. La Cour a toutefois laissé ouverte la question de savoir si le contrôle d’identité était discriminatoire ou non. Elle a plutôt examiné si l’État allemand avait respecté ses obligations en matière d’enquête.
La Cour a considéré que l’enquête interne menée par les autorités de police supérieures dans le cas d’espèce n’était pas indépendante en raison du lien institutionnel. Les juridictions administratives saisies n’avaient pas recueilli les preuves nécessaires, notamment en entendant les témoins présents lors du contrôle d’identité, en dépit de l’affirmation défendable selon laquelle le requérant aurait pu être victime de profilage racial. En résumé, les autorités publiques n’ont pas rempli leur obligation de mener une enquête indépendante effective sur l’incident.
Dans un arrêt rendu le même jour dans l’affaire Muhammad c. Espagne, la CourEDH a décidé, par 4 voix contre 3, qu’il n’y avait pas eu de violation de l’art. 14 en relation avec l’art. 8 CEDH. L’affaire concernait deux ressortissants pakistanais qui, lors d’une promenade dans une zone touristique, avaient été arrêtés par la police et soumis à un contrôle d’identité. Le requérant a affirmé que le contrôle avait été effectué en raison de la couleur de sa peau, ce qui lui avait été confirmé par les policiers, tandis que la police a déclaré qu’il avait eu un comportement irrespectueux avant le contrôle. L’action en responsabilité de l’État pour discrimination engagée par le plaignant a été abandonnée au motif que le plaignant n’avait pas suffisamment justifié ses accusations. Contrairement à l’affaire Basu c. Allemagne, la Cour a évalué ici à la fois la question procédurale en analysant si une enquête efficace avait été menée sur les motifs racistes du contrôle d’identité et la question de fond en vérifiant si le contrôle était motivé par le racisme. Sur le premier point, la Cour a estimé que les autorités espagnoles avaient rempli leur obligation d’enquête dans la mesure où le cadre juridique existant permettait au requérant de contester les décisions suffisamment motivées des juridictions espagnoles. En ce qui concerne la question de fond, la Cour a tout d’abord considéré que, dans le cadre de sa jurisprudence sur la violence raciale, elle avait reconnu la discrimination tant directe qu’indirecte. Toutefois, la charge de la preuve n’est transférée du requérant au gouvernement que lorsque le requérant démontre qu’une différence de traitement a eu lieu. En tout état de cause, dans les affaires de préjugés raciaux, «on ne peut exiger du gouvernement qu’il prouve l’absence d’une certaine attitude subjective des personnes concernées». En ce qui concerne l’affaire, la CourEDH a estimé que ni l’argument du requérant selon lequel il aurait été choisi pour être identifié sur la base de motifs racistes, ni les études présentées par des tiers qui démontrent la pratique de contrôles d’identité à caractère raciste en Espagne ne suffisent à faire peser la charge de la preuve sur le gouvernement dans cette affaire. Au contraire, il aurait dû – outre le fait que seuls lui et son ami ont été contrôlés dans la rue – démontrer d’autres circonstances concomitantes qui auraient pu laisser penser à un motif raciste. Il ne l’a pas fait, ce qui empêche d’apporter la preuve que des attitudes racistes aient joué un rôle dans le contrôle d’identité.
Ces deux jugements pourraient être instructifs pour la plainte en suspens de Mohammed Shee Wa Baile contre la Suisse (déposée le 10 décembre 2018, n° 43868/18). M. Wa Baile avait été le seul à faire l’objet d’un contrôle d’identité à la gare centrale de Zurich le 5 février 2015, sans qu’aucun soupçon concret ne pèse sur lui.
Arrêts de la CourEDH du 18 octobre 2022, Basu c. Allemagne n° 215/19 et Muhammed c. Espagne, n° 34085/17