Le calcul de la pension de retraite letton jugé non discriminatoire
Dans la présente affaire, cinq non-citoyens résidents permanents1, installés en Lettonie avant son indépendance, ont déposé une demande de pension de retraite. Les périodes de travail accumulées dans d’autres États de l’ex-URSS ont été exclues du calcul de leur pension alors que les citoyens lettons profitaient d’une pleine majoration. Après le jugement de la CourEDH dans l’affaire Andrejeva, qui admettait l’existence d’une discrimination en raison de la nationalité dans un cas similaire,les requérants demandèrent la révision de leur pension de retraite. Déboutés par les autorités nationales, les requérants se sont ensuite adressés à la CourEDH en invoquant la violation de l’article 14 CEDH (interdiction de la discrimination) cum article 1 du Protocole n° 1 de la CEDH (protection de la propriété). La Grande Chambre de la CourEDH a finalement conclu, par dix voix contre sept, que le traitement différencié entre nationaux et non-nationaux était justifié.
L’article 14 cum article 1 du Protocole n° 1 trouve application dans cette affaire, le seul critère de distinction étant la nationalité des requérants. Il en ressort qu’une discrimination fondée sur la nationalité ne saurait être justifiée qu’en présence de considérations très fortes, ce qui exige un contrôle de proportionnalité approfondi assorti d’une marge d’appréciation limitée de l’État en cause, en principe.
Bien que l’article 1 du Protocole 1 ne garantisse pas de droit à percevoir des prestations sociales, la CourEDH précise que l’existence d’une loi à ce sujet fait naître un droit patrimonial pour les personnes qui remplissent les conditions pour le percevoir. Elle reconnaît ainsi une éventuelle discrimination dans la jouissance d’un droit, nommément d’un droit patrimonial s’agissant de l’octroi d’une pension (Gaygusuz c. Autriche). Les juges de la Grande Chambre concluent que les requérants se trouvent dans une situation comparable aux citoyens lettons percevant des pensions de retraite, ouvrant ainsi la voie au contrôle de la violation de l’article 14 CEDH.
La Grande Chambre de la CourEDH rappelle ici qu’une différence de traitement peut être justifiée en présence de motifs objectifs et raisonnables, cette justification devant être apportée par la Lettonie. La CourEDH relève deux buts légitimes précédemment relevés par la Cour constitutionnelle lettone, soit la préservation de l’identité constitutionnelle et la protection de l’économie nationale. La CourEDH mentionne la nécessité de prendre en compte l’amplitude de la marge d’appréciation de la Lettonie, compte tenu du contexte historique particulier.
Les juges précisent ensuite qu’il y a lieu de s’écarter des conclusions de l’affaire Andrejeva. Dans les faits, Madame Andrejeva avait déjà créé des liens avec la Lettonie durant les périodes de travail accomplies hors du territoire letton puisqu’elle y résidait déjà. Tel n’a pas été le cas des cinq requérants.
La CourEDH précise que les gouvernements doivent disposer d’une large marge d’appréciation dans l’introduction de mesures dans le domaine social et économique. Et d’ajouter que les mesures critiquées s’inscrivent dans le cadre de la transition d’un régime totalitaire à une forme démocratique de gouvernement impliquant un changement structurel considérable tant au niveau politique, social qu’économique. Vu ce qui précède, la CourEDH estime qu’une large marge d’appréciation doit être laissée à la Lettonie dans l’établissement de son système de pension de retraite.
Dans le cas d’espèce, le principe de l’identité constitutionnelle et la préservation de l’économie nationale sont analysés. S’agissant du premier motif, les juges évoquent le contexte historique particulier de la Lettonie, nommément l’occupation et l’annexion illégale à l’Union soviétique en 1940 et le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie en 1990. La Cour rappelle d’abord qu’«un État qui a été occupé à la suite de l’agression d’un autre État n’est pas tenu de garantir les prestations de sécurité sociale à des personnes qui sont arrivées sur son territoire dans le cadre de la politique migratoire de l’État occupant, compte tenu en particulier du caractère erga omnes de ne pas reconnaître et de ne pas justifier les violations de droit international». La CourEDH conclut ainsi que les faveurs octroyées aux nationaux lettons concordent avec la préservation de la continuité de l’État. Ce point de vue est considéré comme suranné dans une opinion dissidente: «Il nous est difficile d’admettre que la Lettonie ait pu continuer à justifier une différence de traitement dans le calcul des majorations de pension de retraite affectant une catégorie déjà très restreinte de résidents permanents en invoquant l’identité constitutionnelle en 2009, année où la Cour a rendu son arrêt dans l’affaire Andrejeva dix-neuf ans après le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, et plus encore en 2022.»
La CourEDH relève ensuite que les requérants n’ont pas entamé de processus de naturalisation. Il s’agirait d’un choix personnel, et non pas d’une situation immuable donnant lieu à un contrôle de proportionnalité étendu. Cette conclusion est largement critiquée dans l’opinion dissidente des juges O’Leary, Grozev et Lemmens et va à l’encontre de l’arrêt Andrejeva: «Ce faisant, la majorité s’écarte – sans le reconnaître explicitement – de la logique à la fois simple et convaincante de l’arrêt Andrejeva. Dans cet arrêt, la Cour a déclaré qu’elle ‹ne pouvait accepter la thèse du Gouvernement selon laquelle il suffirait à la requérante de se faire naturaliser lettone pour obtenir l’intégralité de la pension réclamée›. En effet, l’interdiction de la discrimination consacrée à l’article 14 de la Convention n’a de sens que si, dans chaque cas particulier, la situation personnelle du requérant par rapport aux critères énumérés de cette disposition est prise en compte telle quelle.»
Quant à la préservation de l’économie nationale, les juges précisent que la délimitation des périodes de travail ouvrant le droit aux prestations influe sur leur montant et les cotisations nécessaires à leur financement. La CourEDH conclut qu’il est donc justifié de laisser une large marge d’appréciation à l’État dans l’arbitrage des régimes de cotisations sociales.
Arrêt de la CourEDH n° 49210/11 Savickis et autres c. Lettonie du 9 juin 2022.
Les arrêts de la CourEDH sont disponibles dans leur intégrité ou sous forme résumée à l’adresse: hudoc.echr.coe.int
1 Catégorie transitoire permettant de qualifier les résidents issus de l’ex-URSS et ne possédant pas la nationalité lettonne.