Blog d’une ONG non punissable en dépit de commentaires attentatoires à l’honneur
La CrEDH a dû trancher la délicate question de savoir dans quelle mesure des plateformes internet et des gérants de pages web peuvent répondre pénalement des erreurs commises par des utilisateurs internet sur lesdites pages. L’état de fait était le suivant: le demandeur s’est vu reprocher, sur un petit blog géré par une ONG, d’avoir collaboré à un parti nazi. Dans la colonne de commentaires qui n’était pas soumise à modération, un autre utilisateur l’accusait d’être un junkie du hachage, procédé informatique garantissant le secret en cas de vol. Neuf jours plus tard, le plaignant a réagi en postant un message dans la même colonne de commentaires, où il écrivait que les informations figurant dans le message (post) publié précédemment étaient fausses. Le jour suivant, le message incriminé fut éliminé par l’ONG, laquelle concéda que ces accusations reposaient sur de fausses informations et présenta ses excuses à ce sujet. Le plaignant assigna néanmoins l’ONG en justice et demanda une réparation symbolique pour violation des droits de la personnalité ainsi que du fait que les accusations et les commentaires qui s’étaient ensuivis étaient restés durant neuf jours en ligne. La première instance saisie, tout comme l’instance supérieure, reconnurent certes l’atteinte à la personnalité, mais pas la responsabilité de l’ONG. En effet, le blog indiquait que les commentaires n’y étaient pas soumis à modération et que les auteurs étaient responsables personnellement des propos qu’ils y tenaient. Le Justitiekansler suédois répondit dans sa prise de position qu’on ne pouvait déduire de l’art. 8 CEDH un devoir pour les Etats de fonder une responsabilité dans tous les cas pour les opérateurs d’un blog. La Cour devait dans ce cas mettre en balance le droit à la liberté d’expression (art. 10 CEDH) et le droit à la protection de la vie privée et elle a interprété ces articles, dans ce cas, en déclarant que les opérateurs de blogs ne doivent assumer aucune responsabilité pour les atteintes aux droits de la personnalité, pour autant que ces écrits aient été effacés. En outre, il s’agissait dans ce cas concret d’une page web diffusée de manière limitée; de plus, l’exploitant s’était excusé pour les écrits diffusés. Les juges ont accordé un certain poids à la qualification juridique de la contribution litigieuse. On poserait ainsi des exigences plus sévères aux opérateurs de blogs lors de discours haineux ou d’appels à la violence. Comme il ne s’agit en l’espèce que d’une «simple» atteinte à la personnalité (sic!), qui a, de plus, été rapidement effacée par l’opérateur du blog, la CrEDH a rejeté la plainte comme infondée.
(Arrêt de la 3e Chambre N° 74742/14 «Rolf Anders Daniel Pihl contre Suède» du 9.3.2017)
Exiger une stérilisation forcée des personnes transgenres viole le droit à la vie privée
La Cour a constaté que le refus des autorités françaises, dans trois cas, de procéder à un changement de sexe à l’état civil de trois hommes en femmes, au motif que ces autorités conditionnaient la modification de personnes transgenres à une opération stérilisante, violait le droit au respect de la vie privée ainsi que le droit à l’intégrité physique des plaignants. La décision des autorités était basée sur le fait que les plaignants ne pouvaient prouver aucun changement de sexe physique irréversible. Strasbourg estime désormais que cette exigence n’est pas admissible (ce que la Suisse, dans une décision de l’Office fédéral de l’état civil, a déjà reconnu, cf. Avis de droit OFEC Transsexualisme du 1er février 2012), car une telle position pourrait contraindre les intéressés transgenres à une atteinte à leur intégrité physique, respectivement à une stérilisation. Une telle atteinte à l’intégrité, comme condition au fait de pouvoir mener une vie privée en tant que femme, ne pourrait être exigée et violerait le principe de proportionnalité. La Cour a cependant jugé qu’il n’y avait pas d’atteinte dans le fait de conditionner ce changement d’état civil au constat, par expertise psychiatrique, de la condition de transgenre. Comme le législateur français a aboli la stérilisation forcée comme condition de la reconnaissance civile du changement de sexe, l’arrêt n’est plus relevant pour l’Hexagone. En ce qui concerne la Suisse, l’ATF 119 II 264, c. 6 prévoit en principe un irréversible changement de sexe pour la reconnaissance par l’état civil. Mais la plupart des arrêts récents (OG Zurich du 1.2.2011, NC 090012; Tribunal de première instance du Jura, décision du 3.9.2012; Regionalgericht Bern-Mittelland du 27.7.2012 in FamPra.ch 1 (2015) N° 2, pp. 196-200; Bezirksgericht Zurich, jugement du 25.7.2016; Regionalgericht Bern-Oberland du 22.8.2016, CIV 16 1920) autorisent un changement de sexe sans opération, et même sans preuve de stérilité ni changement hormonal. La décision de Strasbourg renforce donc la position adoptée par ces tribunaux novateurs.
(Arrêt de la 5e Chambre N° 79885/12, 52471/13 et 52596/13 «A.P., Garçon et Nicot contre France du 6.4.2017)
Rare arrêt sur le travail forcé
La Cour a rendu un rare arrêt sur le travail forcé et l’interdiction de l’art. 4 CEDH (interdiction de l’esclavage et du travail forcé). Les plaignants étaient 42 travailleurs au noir du Bangladesh, qui étaient employés en Grèce sur une plantation de fraises dans des conditions de travail déplorables et sous la garde d’hommes armés. Le salaire promis ne leur était pas payé; ils ont cependant continué de travailler, car ils craignaient, sinon, de ne jamais revoir un sou. Lorsque d’autres migrants supplémentaires ont été recrutés pour effectuer ce travail, les plaignants ont de nouveau réclamé leur dû, en réponse à quoi un gardien a ouvert le feu et blessé grièvement plusieurs d’entre eux. Durant la procédure judiciaire qui s’est ensuivie, l’employeur a été notamment condamné pour lésions corporelles graves, mais non pour trafic d’êtres humains. Les ouvriers invoquaient l’art. 4 CEDH pour alléguer avoir été forcés de travailler; la Grèce aurait, dans ce contexte, omis de conduire une enquête sur les obligations positives résultant de l’art. 4 CEDH. La Cour conclut à ce sujet que l’art. 4 CEDH était connu, mais que les ouvriers, par conséquent victimes de trafic d’êtres humains et de travail forcé, n’étaient pas également assujettis au servage. En effet, ce dernier n’est réalisé que lorsque les intéressés sont coupés du monde extérieur et n’ont aucune liberté de mouvement. Le seuil de l’esclavage n’était pas atteint dans le présent jugement. Les juges allèguent encore que les autorités grecques, en dépit de leur connaissance de la situation des travailleurs, n’ont mené aucune enquête adéquate. Pour cette raison, le pays a été condamné à indemniser les ouvriers.
(Arrêt de la 1re Chambre N° 21884/15 «Chowdury et alii contre Grèce» du 30.3.2017)