L’Espagne peut continuer d’expulser «à chaud» vers le Maroc
Selon la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, l’Espagne n’a pas violé la CEDH en renvoyant un Malien et un Ivoirien vers le Maroc, alors qu’ils tentaient de franchir, avec un groupe, les clôtures de l’enclave espagnole de Melilla. Ce jugement renverse celui de la 3e Chambre, qui avait condamné l’Espagne pour les mêmes faits en 2017.
Le 13 août 2014, les deux requérants, N.D. et N.T., sont parvenus à atteindre le sommet de la clôture de l’enclave avec une septantaine d’autres migrants, avant de poser le pied sur le sol espagnol et de se faire expulser vers le Maroc par les forces de l’ordre. Ils n’ont pas fait l’objet d’une procédure d’identification et n’ont pas eu l’occasion d’expliquer leur situation personnelle. De plus, ils n’ont pas pu être assistés par un avocat.
N.D. et N.T. ont fait recours auprès de la CrEDH le 12 février 2015, se disant victimes d’une expulsion collective, en violation de l’art. 4 du Protocole No 4. Dans son arrêt de Chambre du 3 octobre 2017, la Cour a accepté le recours à l’unanimité. Le 14 décembre 2017, l’Espagne a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre. Et elle a obtenu gain de cause. Selon la nouvelle décision de la Cour, les requérants se sont mis eux-mêmes dans une situation d’illégalité en tentant de pénétrer dans l’enclave de Melilla, à des endroits non autorisés et au sein d’un grand groupe, en profitant de l’effet de masse et en recourant à la force. De ce fait, ils ont décidé de ne pas utiliser les voies légales existantes pour entrer sur le territoire espagnol. A partir du moment où il existe un dispositif assurant l’effectivité réelle du droit de requérir la protection de la CEDH, les Etats peuvent exiger que les demandes d’une telle protection soient présentées auprès des points de passage frontaliers existants.
La Cour note que le droit espagnol offrait aux requérants plusieurs possibilités pour entrer en Espagne. Ils pouvaient demander un visa ou une protection internationale, notamment au poste frontière, mais également auprès de protections consulaires dans leur pays d’origine ou au Maroc. Les requérants n’ont pas allégué avoir jamais tenté d’entrer en territoire espagnol par des voies légales. Dans ces conditions, on ne saurait tenir l’Espagne pour responsable de l’absence, à Melilla, d’une voie de recours légale qui aurait permis aux requérants de contester leur éloignement.
Ce jugement a été sévèrement critiqué par toute une série d’organisations de défense des droits humains. Plusieurs rapports présentés en cours de procédure, notamment celui du Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés, concluent que les migrants venant de l’Afrique subsaharienne ne disposent pas de voie d’accès légales à l’Espagne. Selon le «European center for constitutional and human rights», qui a représenté les requérants devant la CrEDH, le jugement ignore la réalité aux frontières de l’Europe et sera compris comme un chèque en blanc pour des renvois brutaux.
CrEDH, arrêt de la Grande Chambre No 8675/15 et No 8697/15 «N.D. et N.T. c. Espagne» du 13.2.2020.
En Roumanie, une protection lacunaire contre la violence domestique
La Roumanie a manqué à ses obligations découlant des articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée, familiale et de la correspondance) de la CEDH.
La requérante s’est plainte d’un manque d’effectivité de l’enquête pénale concernant les faits de violence conjugale dont elle se disait victime. Le Parquet avait classé l’affaire, estimant que la plaignante avait bel et bien été menacée de mort, mais que le comportement de son ex-époux n’était pas suffisament grave pour être qualifié d’infraction. La plaignante accusait par ailleurs son ex-mari de violation du secret de la correspondance, pour avoir abusivement consulté ses comptes électroniques et fait des copies de ses conversations privées, de ses documents et de ses photos. Mais, là aussi, la requérante a été déboutée.
La Cour estime que les autorités n’ont pas abordé les faits du point de vue de la violence conjugale. Leurs décisions étaient fondées sur les dispositions du Code pénal réprimant les sévices entre particuliers et non pas sur celles qui répriment plus sévèrement la violence conjugale. De plus, les spécificités des brutalités domestiques, telles que reconnues dans la Convention d’Istanbul, n’ont pas été prises en compte. Enfin, les autorités auraient dû chercher à identifier l’auteur des lésions subies par la plaignante, puisqu’elles estimaient que ce n’était pas son ex-mari.
S’agissant de l’enquête sur l’atteinte au secret de la correspondance, la Cour précise que la cyberviolence est actuellement reconnue comme un aspect de la violence à l’encontre des femmes et des filles et peut se présenter sous diverses formes, dont l’intrusion dans l’ordinateur de la victime et la prise, le partage et la manipulation des données et des images, y compris des données intimes. La cybersurveillance est souvent le fait des partenaires intimes. Par conséquent, les griefs de la plaignante, sur ce point, auraient dû être examinés dans le cadre de l’enquête sur les violences domestiques. En rejetant pour tardiveté la plainte pour atteinte au secret de la correspondance, les autorités ont fait preuve d’un formalisme excessif. Il y a donc eu manquement aux obligations positives de l’Etat au regard des articles 3 et 8 de la CEDH.
CrEDH, arrêt de la 4e Chambre No 56867 «Buturuga c. Roumanie» du 11.2.2020.