La Turquie condamnée pour l’emprisonnement de journalistes
Deux journalistes turcs ont été arrêtés pour soupçon d’appartenance au mouvement Gülen, puis mis en détention provisoire. Les autorités se fondaient sur des articles écrits par les deux hommes, leur reprochant d’avoir incité à renverser le Gouvernement par la force. La Cour constitutionnelle turque a donné raison aux journalistes, estimant qu’il y avait eu violation du droit à la liberté et à la sûreté ainsi que de la liberté d’expression et de la presse. Cela n’a pas empêché la Cour d’assises d’Istanbul de rejeter la demande de remise en liberté des deux hommes.
Concernant la liberté d’expression, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a suivi, pour l’essentiel, les arguments de la Cour constitutionnelle turque: la détention provisoire des requérants est une mesure lourde et disproportionnée. La Cour de Strasbourg condamne les accusations pénales particulièrement graves, comme l’appartenance et l’assistance à une organisation terroriste, la tentative de renversement du Gouvernement et de l’ordre constitutionnel ou encore la propagande du terrorisme, qui s’adressent à des personnes qui ne font qu’exercer leur droit à la liberté d’expression.
S’agissant de la privation de liberté, le fait qu’un autre tribunal remette en question les compétences d’une cour constitutionnelle, dotée des pouvoirs de rendre des arrêts définitifs et contraignants, va à l’encontre des principes fondamentaux de l’Etat de droit et de la sécurité juridique. De plus, le maintien en détention provisoire, même après l’arrêt de la Cour constitutionnelle, crée des doutes sérieux quant à l’effectivité de la voie du recours individuel devant cette Cour dans les affaires relatives à la détention provisoire. Cependant, en l’état actuel, la CrEDH continue de considérer cette voie de recours comme assurée. Elle se réserve toutefois la possibilité d’examiner l’effectivité de ce système de recours individuel dans les requêtes relatives à la privation de liberté, en tenant compte notamment des développements éventuels dans la jurisprudence des tribunaux de première instance, notamment des cours d’assises.
Arrêts de la 2e Chambre N° 16538/17 «Sahin Alpay c. Turquie» et N° 13237/17 «Mehmet Hasan Altan c. Turquie» du 20.3.18
Pas de compétence en Suisse pour fixer des indemnités à la suite de torture en Tunisie
Dans un arrêt de Grande Chambre, la CrEDH se rallie à la position du Tribunal fédéral sur la question de la compétence helvétique pour décider de l’indemnisation d’une personne ayant subi des actes de torture en Tunisie. La Suisse n’a pas violé le droit d’accès à un tribunal, consacré par l’art. 6 al. 1 CEDH.
Selon ses affirmations, le requérant, un Tunisien naturalisé Suisse, avait été torturé en 1992 en Tunisie sur ordre de A. K., alors ministre de l’Intérieur. En 2001, ayant appris que A. K. était hospitalisé en Suisse, il a déposé contre lui une plainte pénale et s’est constitué partie civile. Mais la plainte a été classée au motif que A. K. avait quitté la Suisse. En 2004, le requérant a déposé une demande en dommages-intérêts dirigée contre la Tunisie et A. K. Le tribunal de première instance a déclaré la requête irrecevable au motif qu’il n’était pas compétent à raison du lieu et que la compétence des tribunaux suisses, au titre du for de nécessité, n’était pas non plus donnée en l’espèce, faute de lien de rattachement suffisant entre la cause et les faits, d’une part, et entre la cause et la Suisse, d’autre part. Les instances nationales suivantes ont suivi le même raisonnement, de même que la 2e Chambre de la CrEDH.
La Grande Chambre se rallie aussi aux instances précédentes. Elle conclut que les Etats reconnaissant une compétence universelle en matière civile opérant de manière autonome pour des actes de torture constitue à l’heure actuelle une exception. Bien que la pratique des Etats évolue, il n’est pas possible, à ce jour, de déceler l’émergence d’une coutume internationale qui aurait obligé les juridictions suisses à se déclarer compétentes pour connaître l’action du requérant. Le droit international conventionnel ne consacre pas non plus une compétence universelle pour des actes de torture qui obligerait les Etats à créer des recours civils pour des actes de torture perpétrés en dehors du territoire étatique par des agents d’un Etat étranger.
S’agissant des conditions fixées par le législateur pour la mise en œuvre de l’art. 3 de la loi fédérale sur le droit international privé (LDIP), l’étude de droit comparé menée par la Cour révèle que, dans tous les Etats qui connaissent le for de nécessité, celui-ci n’est appliqué qu’exceptionnellement et sous deux conditions cumulatives: l’absence d’un autre for compétent et l’existence d’un lien suffisant entre les faits en cause et l’Etat qui se déclare compétent. Ainsi, en instituant un for de nécessité aux conditions fixées à l’art. 3 LDIP, le législateur suisse n’a pas outrepassé sa marge d’appréciation. Enfin, les juridictions nationales n’ont pas non plus dépassé leur pouvoir d’appréciation en appliquant la LDIP.
Arrêt de la Grande Chambre N° 51357/07 «Nait-Liman c. Suisse» du 15.3.18