Délimitation de la notion de «discours de haine»
De 2000 à 2004, le requérant a rédigé et édité une lettre d’information mensuelle principalement consacrée à la guerre en Tchétchénie. Il a été condamné par un tribunal russe à cinq ans de prison et à trois ans d’interdiction d’exercer le journalisme, pour avoir appelé ses lecteurs à se livrer à des activités extrémistes et pour incitation à la haine raciale. Devant la Cour européenne des droits de l’homme, il invoque la liberté d’expression (art. 10 CEDH) et la liberté de réunion (art. 11) ainsi que le droit à un procès équitable (art. 6).
La Cour a considéré qu’il n’y avait lieu d’examiner l’affaire que sous l’angle de l’art. 10. Elle divise en trois catégories les propos tenus par le requérant. Ceux de la première catégorie justifiaient le terrorisme, dénigraient les militaires russes au point que ceux-ci risquaient d’être la cible de véritables agressions, et faisaient l’éloge des chefs de file tchétchènes dans un contexte d’approbation de la violence. Ils dépassaient donc les limites de la critique acceptable, et la suite que leur ont donnée les juridictions russes était proportionnée au but visé.
Quant aux propos de la deuxième catégorie, à savoir certaines des critiques exprimées par le requérant à l’égard des fidèles orthodoxes et des Russes, la Cour juge qu’ils constituaient une incitation à la haine et à l’inimitié et que les motifs avancés par les juges pour les réprimer étaient «pertinents et suffisants».
Elle considère en revanche que, à certains égards, les juges ont été trop sévères. Notamment, certains des propos tenus sur la guerre n’ont pas dépassé les limites de la critique acceptable. Ces limites sont larges lorsque la critique concerne le gouvernement. Et les juridictions internes ont sorti de leur contexte certains propos concernant les militaires russes: le requérant s’était insurgé contre l’acquittement d’un militaire qui avait étranglé une femme tchétchène, sans toutefois appeler à commettre des actes criminels ni à inciter les lecteurs à haïr tous les soldats.
La Cour ajoute qu’il est crucial que les Etats soient prudents lorsqu’ils déterminent la portée des propos répréhensibles, car constitutifs d’un discours de haine, afin de ne pas empêcher la critique des autorités ou de leur politique. Elle les appelle à faire une interprétation stricte de la loi, afin d’éviter de porter une atteinte excessive à la liberté d’expression.
Arrêt de la 3e Chambre N° 52273/07 «Stomakhin c. Russie» du 9.5.2018
La Roumanie complice du programme de détentions secrètes de la CIA
Le requérant, de nationalité saoudienne, a été capturé à Dubaï en 2002 par les forces de sécurité des Etats-Unis. Il a été ensuite transféré successivement dans des prisons secrètes de la CIA en Afghanistan, en Thaïlande, en Pologne et en Roumanie, avant d’être emmené à Guantanamo, où il se trouve toujours. Il aurait été soumis à la torture et à d’autres formes de traitements contraires à l’art. 3 de la CEDH pendant tout le temps de sa détention par la CIA.
Devant la CrEDH, le requérant a soutenu que la Roumanie avait permis à la CIA de le détenir secrètement sur son territoire, de le soumettre à la torture et à diverses formes de violence physique et morale, de le garder au secret et de le priver de tout contact avec sa famille et avec le monde extérieur. Il a également allégué que la Roumanie avait permis qu’il soit ensuite transféré dans un autre site de détention secrète de la CIA, l’exposant ainsi à des années de traitements de ce type ainsi qu’au risque de faire l’objet d’un procès manifestement inéquitable et d’être condamné à mort.
La Cour n’a pas pu entendre le requérant, toujours en détention. Elle s’est fondée sur le rapport du Sénat américain sur la pratique de la torture à la CIA entre 2001 et 2009 ainsi que sur un rapport du CICR ayant recueilli le témoignage du requérant. Elle tient compte également des résultats des enquêtes internationales, y compris les trois rapports établis par Dick Marty, rapporteur suisse auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
La Cour conclut qu’il y a eu violation de plusieurs articles de la CEDH, notamment de l’art. 3 (interdiction de la torture), en raison, d’une part, du manquement des autorités roumaines à mener une enquête effective sur les allégations du requérant et, d’autre part, de la complicité de l’Etat avec les agissements de la CIA ayant abouti à des mauvais traitements. Il y a aussi eu violation des art. 2 (droit à la vie) et 3 combinés avec l’art. 1 du Protocole No 6 (abolition de la peine de mort), la Roumanie ayant collaboré au transfert du requérant hors de son territoire malgré l’existence d’un risque réel que l’intéressé soit condamné à mort après avoir fait l’objet d’un déni de justice flagrant. La Roumanie est priée de demander aux autorités américaines des assurances garantissant que l’intéressé ne sera pas exécuté.
Cet arrêt s’inscrit dans une série de jugements contre des Etats européens ayant coopéré avec la CIA pour la mise sur pied de prisons secrètes. Le même jour, une décision semblable a été rendue contre la Lituanie (arrêt de la 1re Chambre N° 46454/11 Abu Zubaydah c. Lituanie).
Arrêt de la 1re Chambre N° 33234/12 «Al Nashiri c. Roumanie» du 31.5.2018.