La condamnation d’Arnaud Bédat ne viole pas la CEDH
La Grande Chambre de la CrEDH est parvenue à la conclusion que la Suisse n’a pas porté atteinte au droit à la liberté d’expression du journaliste Arnaud Bédat en le condamnant. La 2e Chambre de la Cour était parvenue à la conclusion inverse, en retenant une violation de l’art. 10 CEDH.
Le journaliste avait été condamné le 22 septembre 2005 à une amende de 4000 fr., dans le canton de Vaud, pour violation de l’interdiction de publier des débats officiels secrets (art. 293 CP). Dans le cadre de l’enquête sur l’accident du Grand-Pont à Lausanne, il avait cité des extraits des procès-verbaux d’interrogatoire de l’automobiliste incriminé par la police et le Ministère public. Le TF avait confirmé cette condamnation.
La Grande Chambre procède à une pesée d’intérêts entre le droit à l’information face à la protection d’importants intérêts privés et publics, comme celui du bon déroulement de l’enquête, la préservation de la présomption d’innocence ainsi que l’intérêt du prévenu à la protection de sa personnalité. En l’occurence, seul un intérêt public qualifié aurait justifié la publication de documents officiels secrets. Tel n’est pas le cas en l’espèce; la publication de cet article, alors que les autorités avaient régulièrement informé sur l’avancement de l’enquête, n’éclairait pas utilement la procédure pénale en cours, mais ne visait qu’à satisfaire une certaine forme de voyeurisme et de curiosité malsaine. Le portrait très négatif dressé de l’auteur de l’infraction comportait le risque d’influer sur les questions que les autorités judiciaires étaient appelées à trancher, tant au stade de l’instruction qu’à celui du jugement. Cette publication était de nature à nuire au bon déroulement de la procédure et à mettre en danger la présomption d’innocence. Partant, compte tenu de la marge d’appréciation dont disposent les Etats et du fait que la pesée des différents intérêts en jeu a été valablement effectuée par le TF, la Cour conclut, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la CEDH.
(Arrêt de la Grande Chambre N° 53925/08 «Bédat c. Suisse» du 29.3.2016)
Légalité de l’internement jugée trop tardivement
Un requérant condamné à cinq mois d’emprisonnement pour conduite en état d’ivresse, peine suspendue en faveur d’un internement (art. 43 ch.1 II CP) a saisi, avec succès, la Cour européenne des droits de l’homme. Invoquant l’art. 5 § 4 de la convention, il se plaignait de ce que la période écoulée entre sa demande du 21 août 2008, visant à obtenir qu’il soit mis fin à son internement, et la décision rendue par le Tribunal administratif qui en confirmait la légalité, était excessive et ne satisfaisait pas à l’exigence du «bref délai». Il dénonçait une seconde violation de cette disposition pour le motif que le Tribunal administratif avait refusé de tenir une audience, en dépit de sa demande.
La CrEDH parvient à la conclusion qu’une durée de onze mois entre la demande de libération et la première décision judiciaire est excessive. Le Tribunal fédéral avait jugé que, en présence d’un jugement entré en force et ordonnant une mesure, il n’existait pas de droit à saisir en tout temps un juge afin de faire contrôler la légalité de l’internement prononcé à l’origine par un tribunal (ATF 6B_796/2009 du 25 janvier 2010). Cette jurisprudence devrait désormais être revisée.
La Cour constate qu’il ne s’agissait en l’espèce pas d’une simple procédure d’examen annuel d’office, mais d’une demande formelle de libération, déposée par le requérant le jour de son audition dans le cadre de l’examen annuel mené d’office, à savoir le 21 août 2008. Les motifs de retard invoqués par la Suisse, pour la plupart liés à la complexité de la procédure interne, ne sauraient servir de motif apte à justifier un retard dans la procédure, étant donné que la convention oblige les Etats contractants à organiser leurs juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences de cette disposition. En outre, le cas du requérant n’était pas particulièrement complexe, notamment s’agissant de sa dimension médicale.
Dès lors, la décision du Tribunal administratif, confirmant la légalité de l’internement, n’est pas intervenue «à bref délai» comme le prescrit l’article 5 § 4. En revanche, le Tribunal administratif pouvait se dispenser de tenir une audience afin d’entendre le requérant en personne. La Cour lui accorde 7000 euros au titre de préjudice moral pour la violation de l’exigence du «bref délai» au sens de l’art. 5 § 4.
(Arrêt de la 3e Chambre N° 52089/09 «Derungs contre Suisse» du 10 mai 2016)
La violence conjugale comme un problème spécifique lié au sexe
Le 22 mars 2016, la Cour a dû décider si la Turquie avait violé l’interdiction des traitements inhumains (art. 3 CEDH) et l’interdiction de discrimination (art. 14 CEDH) dans un cas de violences domestiques. La recourante faisait en particulier valoir que ce pays les avait insuffisamment protégés de la violence de son ex-mari après son divorce, elle et ses enfants. Après que cette femme s’est séparée de son mari en 2007, elle dut attendre jusqu’en 2012 que ce dernier soit condamné pour violences domestiques. Le droit turc laisse les tribunaux libres de juger s’il convient d’assurer une protection aux victimes non mariées de violences conjugales.
La Cour parvint à la conclusion que la passivité des autorités pénales avait contraint l’intéressée à vivre durant plus de cinq ans dans la peur, de sorte qu’il y avait lieu de reconnaître une violation de l’art. 3 CEDH. En outre, la Cour constata que les victimes de violences conjugales sont en grande partie des femmes. Du fait que la Turquie ne leur offre pas une meilleure protection, en tant que groupe de population particulièrement touché, une violation de l’art. 14 CEDH a aussi été reconnue.
Ce cas montre également que la Cour considère les violences domestiques comme un phénomène spécifique lié au sexe considéré. Dans d’autres arrêts, la Cour a jugé que les hommes peuvent aussi être victimes de violences domestiques et a donc nié une problématique spécifiquement liée au sexe (lire par exemple l’arrêt de la 2e Chambre N° 55354/11 «Civek contre Turquie» du 23.2.2016). Cette fois-ci, la Cour observe le fait que, de tout temps, ce sont avant tout les femmes qui sont victimes de violences domestiques. En outre, cette décision mentionne pour la première fois la Convention d’Istanbul, qui, d’un côté, vise à protéger les femmes de la violence domestique, mais prévoit également que les auteurs doivent être punis en conséquence.
(Arrêt de la 2e Chambre N° 646/10 «M.G. contre Turquie» du 22.3.2016)