La Russie, responsable d’un meurtre
Dans son jugement de l’affaire Carter c. Russie, la CourEDH relève l’existence de soupçons concernant les liens entre les auteurs de l’assassinat de Litvinenko et l’Etat russe, nommément de fortes probabilités d’une action d’agents mandatés par la Russie. Cette affaire sans précédent avait marqué les esprits. Il s’agissait là d’un empoisonnement par une substance radioactive (le polonium-210) sur sol britannique.
La publication de cet arrêt s’inscrit dans un contexte particulier, puisqu’un troisième agent des Services secrets russes a été inculpé dans l’affaire Skripal, le 21 septembre.
Ce cas a été porté par la veuve de Litvinenko devant la CourEDH. Avant son exil britannique, le transfuge avait travaillé pour les Services secrets russes (le KGB puis le FSB). Après avoir pointé du doigt des cas de corruption et l’existence de liens entre la mafia et les Services de renseignement, cet ex-agent avait obtenu l’asile au Royaume-Uni, en 2001. Litvinenko meurt cinq ans plus tard, des suites d’un empoisonnement au polonium-210. La CourEDH se base sur le rapport d’enquête britannique désignant Dimitri Kovtun et Andreï Lougovoy comme les auteurs de l’attentat contre le dissident russe. Tous les deux avaient fait l’objet d’une inculpation par les Autorités d’instruction britanniques, mais les demandes d’extraditions adressées par le Gouvernement britannique avaient été refusées par la Russie. En sus, les enquêteurs avaient même réussi à retracer la provenance du produit de désintégration de l’uranium naturel jusqu’en Russie.
A titre liminaire, la Cour précise que la Russie a négligé de lui transmettre les éléments de preuves demandés, utiles à l’établissement des faits. De tels manquements contreviennent à l’article 38 CEDH, qui oblige chaque Etat partie à apporter toutes les facilités nécessaires à l’examen de l’affaire. Elle rejette par ailleurs la requête russe visant à exclure l’usage du rapport d’enquête britannique. A préciser que l’enquête a été menée de manière indépendante, impartiale et transparente, selon la Cour.
La CourEDH admet l’existence de sérieux doutes concernant les liens entre la Russie et les deux ex-agents du KGB, Kovtun et Lougovoy. D’abord, aucun élément ne permet de conclure à l’existence d’un mobile personnel des auteurs présumés. La Cour précise la très faible probabilité d’obtention d’un isotope aussi rare que le polonium sans intervention étatique. Il en découle que Kovtun et Lougovoy ont très certainement été mandatés par la Russie. Sur ce point, la Cour conclut qu’une participation étatique est la seule explication plausible.
L’un des éléments juridiquement relevant de ce jugement porte, à notre avis, sur l’application du principe ratione loci.
Au sens de l’article 1 CEDH, la recevabilité des requêtes dépend du rattachement du requérant à la juridiction d’un Etat partie. L’usage du terme «juridiction» permet ainsi d’étendre la responsabilité d’un Etat au-delà de son territoire. De jurisprudence constante de la CourEDH, la responsabilité d’un Etat partie peut être engagée lors de l’exercice d’un contrôle hors de son territoire. La Cour conclut que tel est le cas en l’espèce, par renvoi à l’affaire Géorgie c. Russie (II), requête no 38263/08 (exception d’incompétence ratione loci soulevée par la République de Russie). Dans les faits, la Russie aurait exercé un contrôle sur la vie de Litvineko en le ciblant directement par l’intermédiaire de ses agents. Cette mainmise serait donc assimilable à un contrôle étatique exercé dans des zones limitrophes. A préciser que des éléments procéduraux conduisent la Cour à admettre la juridiction de la Russie, nommément une enquête interne sur ce meurtre et le refus de l’extradition des auteurs présumés.
En conclusion, la Russie n’a pas apporté d’explication convaincante ou contredit les conclusions de l’enquête britannique. Les autorités russes n’ont pas procédé à des investigations internes efficaces permettant d’établir l’état de fait et de condamner les responsables de ce meurtre. La Cour conclut que la Russie a violé, tant d’un point de vue matériel que procédural, l’article 2 CEDH.
CourEDH, arrêt de la 3e Chambre, N° 20914/07 du 21 septembre 2021, Carter c. Russie (arrêt disponible en sa forme intégrale en anglais)
Droit à l’oubli
Dans l’affaire Hurbain c. Belgique, la CourEDH exclut toute violation de l’article 10 CEDH, protégeant la liberté d’expression. La requête vise une procédure civile diligentée contre Monsieur Hurbain, l’éditeur de Le Soir, un quotidien belge. Le jugement civil obligeait l’éditeur d’anonymiser un article de ses archives mises en ligne. L’article en question mentionnait le nom complet d’un conducteur responsable d’un grave accident de la route en 1994. L’automobiliste avait d’abord requis de l’éditeur qu’il procède à la suppression de l’article ou, à tout le moins, à son anonymisation. La maison d’édition adressa une fin de non-recevoir à la demande. Le service juridique de l’éditeur adressa toutefois une demande de déréférencement à l’administrateur du moteur de recherche Google. La société en charge du moteur de recherche ne se détermina pas. Le conducteur saisit les tribunaux belges qui conclurent à l’effacement du nom de l’intéressé des archives. Hurbain porta l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme en se plaignant de la violation du droit à la liberté d’expression et à la liberté de la presse.
La CourEDH relève d’abord que les probabilités d’atteinte du droit au respect de la vie privée sont plus élevées dans les médias électroniques que lors de la publication sur des supports en papier, uniquement. Or, l’article problématique apparaît directement lors de l’introduction unique du nom et du prénom sur le site internet de Le Soir ou sur le moteur de recherche de Google. Les tribunaux belges estimèrent que la publicité offerte par internet était assimilable à la création d’un casier judiciaire virtuel. De ce fait, la publication en cause portait lourdement atteinte à la réputation de l’intéressé pour une durée indéterminée. Alors que l’intéressé avait purgé sa peine et avait même été réhabilité. Les tribunaux nationaux avaient ainsi procédé à une pesée des intérêts entre le droit à la protection de la vie privée et le droit à la liberté d’expression. Dans ce cadre, l’atteinte du conducteur des suites de la publication de l’article sur internet a été analysée avec attention en prenant en compte l’écoulement du temps depuis la publication initiale et les éventuels impacts de l’anonymisation sur le contenu de l’article publié sur le site de Le Soir. Il en résulte que l’anonymisation était plus efficace et proportionnée que les autres mesures envisageables. Enfin, le fait que l’intéressé ne s’était plus trouvé sous le feu des projecteurs depuis l’accident constitue un élément déterminant permettant d’exclure toute nécessité de publication nominale dans l’article.
La CourEDH précise que les conclusions de la présente affaire ne permettent pas de déduire une obligation pour les médias de contrôler de manière systématique et constante le contenu de leurs archives. Il n’existe, de ce fait, aucune obligation générale de procéder à une pesée systématique des intérêts des personnes concernées, sauf en cas de demande expresse.
CourEDH, arrêt de la 3e Chambre, N° 57292/16 du 22 juin 2021, Hurbain c. Belgique (arrêt disponible en sa forme intégrale en français)
Les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme sont disponibles dans leur intégralité ou sous forme résumée à l’adresse: hudoc.echr.coe.int