A peine son brevet d'avocat en poche, Delphine Centlivres a bifurqué vers la communication, «pour avoir des moyens d'agir grâce à l'opinion publique et compléter ainsi les instruments offerts par le droit». Mais elle ne veut pas se cantonner à la Suisse romande, alors que «c'est en Suisse alémanique que se prennent les décisions». D'entente avec son mari, celle qui se décrit comme «une femme de gauche» se rend à Bâle, pour travailler comme chargée de communication dans l'économie privée, traditionnellement dominée par... «des hommes de droite», souligne-t-elle. Car elle a une volonté inébranlable «d'aller voir de l'autre côté pour apprendre à argumenter de manière pertinente». Une attitude propre au métier d'avocat, en somme.
Entre pragmatisme et idéalisme, Suisse allemande et Suisse romande, milieux économiques et associatifs: la Vaudoise ne craint pas les grands écarts. Après six ans dans la branche automobile à Berne (toujours comme responsable de la communication), elle prend une place plus conforme à ses convictions, celle de secrétaire générale de la Fédération romande des consommateurs. Le costume du défenseur de la partie faible lui convient bien. Mais la logique de confrontation (avec les distributeurs, les fabricants, les assureurs...) lui pèse parfois, d'autant plus que cela se passe souvent sous le regard des médias. Alors que, dans le fond, Delphine Centlivres se sent mieux en adéquation avec elle-même en se mettant un peu plus dans l'ombre et en privilégiant la collaboration. Une manière de fonctionner qu'elle expérimente pleinement à Transparency International (TI), dont elle est directrice de la section suisse depuis près d'un an.
Ses journées sont émaillées de rencontres «avec des gens qui partagent largement mes valeurs», par exemple des personnes chargées de mettre en place des programmes de lutte contre la corruption au sein des administrations, d'entreprises ou d'ONG. TI Suisse leur offre des conseils, des possibilités de tester des situations dans le cadre d'ateliers. Non sans les avoir informés de la situation juridique. «Depuis 2007, les entreprises sont responsables des actes de corruption de leurs employés, met en garde Delphine Centlivres. Même une PME a tout intérêt à prendre des mesures anticorruption et à mettre en place un système d'alerte.» L'art. 102 du code pénal prévoit en effet une responsabilité de l'entreprise qui n'a pas pris les mesures d'organisation propres à prévenir une infraction.
La lutte contre la corruption dans le secteur privé repose surtout sur la loi contre la concurrence déloyale (art. 4a LCD), réprimant l'octroi d'avantages indus à un collaborateur. Mais «cette loi est inefficace, poursuit la directrice de TI Suisse, car les infractions ne sont poursuivies que sur plainte et pour autant que le rapport de concurrence ait été faussé. Or, pour des raisons d'image, une entreprise renoncera souvent à porter plainte pour un acte de corruption dont elle a été victime. Ainsi, beaucoup d'infractions restent impunies. Cela augmente les prix et peut poser un problème de qualité du produit et du service destiné au consommateur.» Dans le secteur privé, rares sont les cas qui sont mis au jour. Et ils concernent plutôt des activités d'entreprises suisses à l'étranger, comme la filiale suisse d'Alstom, condamnée à une amende de 2,5 millions de francs pour des actes de corruption en Lettonie, en Tunisie et en Malaisie, s'ajoutant à une créance compensatrice de 36 millions de francs.
La législation est plus efficace quand un agent public est en cause: un fonctionnaire est par exemple poursuivi d'office s'il reçoit des avantages indus en échange de l'attribution d'un mandat (art. 322 ter et suivants du Code pénal). Mais, là aussi, rares sont les cas à parvenir au grand jour. Deux d'entre eux ont néanmoins récemment touché la Confédération: le droit des marchés publics a été violé à l'Administration fédérale des contributions dans la mise sur pied du programme informatique «insieme», tandis que l'Office fédéral de l'environnement a été éclaboussé par les agissements d'un responsable de l'informatique qui, au final, ont coûté six millions de francs à l'office.
Copinage ou corruption?
Mais, au-delà des cas manifestes de dessous-de-table, la limite entre copinage et corruption est parfois ténue. «Un cadeau d'un montant modique à un employé ou à un fonctionnaire, sans contrepartie, ce n'est pas encore illégal, explique Delphine Centlivres. Mais, si le cadeau, même de peu de valeur, même ne dépassant pas le montant prévu par un règlement de service, est offert de manière personnalisée et répétée, que ce soit pour obtenir une décision concrète ou la bienveillance en général d'un agent public, cela devient de la corruption. D'où l'importance d'introduire un code de conduite et une formation commentant des cas possibles dans les entreprises, les administrations et les associations.»
Avec un budget limité à 250 000 fr. par an (émanant des cotisations de membres, de subventions publiques et de soutiens privés à des projets), TI Suisse se concentre sur des activités d'information, de formation et de lobbying dans sept domaines: le secteur privé, les marchés publics, la coopération au développement, la restitution des avoirs illicites, le financement de la politique, la corruption dans le sport ainsi que le «whistleblowing». Et, quand la situation se débloque dans un dossier, elle investit plus de ressources. Ainsi, quand l'Office fédéral du sport publie un rapport sur la corruption dans les milieux sportifs, c'est l'occasion de le relayer et de dénoncer l'impunité des associations dans ce domaine qui, pour certains agissements, échappent tant à la LCD qu'au Code pénal.
Classement des pays
Transparency International, ce sont aussi les baromètres qui classent les pays selon différents critères. Le «Corruption Perceptions Index» (CPI), qui évalue la perception de la corruption par la population dans le secteur public, place la Suisse au sixiè-me rang mondial des bonnes pratiques. «Une très bonne place, reconnaît Delphine Centlivres, notamment due au fait que les fonctionnaires suisses sont payés de manière régulière et adéquate par rapport au niveau de vie du pays.» Dans le cadre du «Global Corruption Barometer» (GCB) cependant, 54% de la population suisse pense que la corruption est répandue dans le secteur privé. «Et c'est justement dans ce domaine que la Suisse dispose des moins bons outils législatifs, regrette la directrice... Avec la globalisation des échanges, il est plus que jamais nécessaire de renforcer la transparence.»