plaidoyer: Y aurait-il aujourd’hui une tendance à déléguer plus souvent des tâches relevant de la puissance publique?
François Bellanger: En ce qui me concerne, la réponse est un petit non. Historiquement, l’État a toujours délégué certaines tâches. On pense par exemple au contrôle des installations à courant faible qui est délégué à Electrosuisse depuis des décennies. Pour le reste, on est dans la tendance générale de réorganisation de l’Administration fédérale que l’on connaît depuis la fin des années 1990 avec ce grand mouvement de libéralisation et de réorganisation caractérisé par la sortie progressive d’activités du champ de l’administration centrale. Il y a donc aujourd’hui une tendance mais pas d’accroissement massif.
Ema Bolomey: C’est ce que je constate aussi, avec des fluctuations par période. Les années nonante étaient particulièrement propices à la délégation. On note toutefois un recul ces dernières années de l’engouement pour les partenariats public-privé (PPP). Je suppose que certains cas relayés dans les médias ont peut-être eu pour effet de ralentir cette tendance et lancé des questionnements internes à l’administration, notamment quant aux limites de la délégation, à la manière de déléguer ou au renforcement des bases de la délégation.
plaidoyer: Sommes-nous aux limites de la délégation s’agissant des secteurs du transport de prisonniers et des prestations aux centres d’asile?
Ema Bolomey: Il ne s’agit pas de tâches qui ne sont pas délégables, comme l’a confirmé le Tribunal fédéral. Dans ces deux secteurs, le constat doit être fait que des disparités dans l’exécution de la délégation existent, que ce soit au niveau du cadre, du cahier des charges ou de la manière dont la délégation s’exécute. Il s’agit de domaines sensibles, dans lesquels la question du respect des droits fondamentaux et de la surveillance des délégataires doit être traitée dans le cadre initial, soit par le biais d’une modification de base légale, comme c’est le cas pour la LAsi, soit par des adaptations contractuelles. À titre d’exemple, l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) a émis des recommandations à l’attention du SEM sur les critères qui devraient être posés dans les appels d’offres pour les prestations d’hébergement et la construction des centres d’asile. Pour la mise en œuvre de l’hébergement, de la gestion et de la construction des centres d’accueil, soit une tâche publique du Secrétariat d’État aux migrations (SEM), il va de soi que certains points doivent être traités en amont, lors de l’appel d’offres et dans le contrat de prestations. Tel est le cas par exemple de la proximité des transports publics ou encore de la mise en place d’une structure de soins.
François Bellanger: Sur le principe, le Tribunal fédéral a confirmé, dans l’ATF 148 II 218, que ces tâches pouvaient être déléguées. Tant le transport des prisonniers que la gestion d’un centre de requérants d’asile sont des tâches relevant d’un pouvoir de police dont le monopole appartient à l’État. Toutefois, le Tribunal fédéral aurait pu être amené à conclure que cette tâche particulièrement sensible, apanage de l’État, ne saurait être déléguée. Or, les juges fédéraux ont finalement relevé que toute tâche est délégable tant qu’une base légale dotée d’une densité normative suffisante le prévoit. La protection des libertés fondamentales est aussi garantie puisque toute personne investie d’une tâche publique doit respecter les libertés individuelles et l’ensemble des règles de procédure, le délégataire disposant des mêmes droits et obligations qu’une autorité. Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral a rappelé qu’un cadre extrêmement précis devait être prévu pour la délégation compte tenu de la nature de la tâche. Reste à voir ce qu’il en sera. La question porte ainsi aujourd’hui sur les modalités de la délégation et non plus sur les limites de la délégation en soi.
plaidoyer: Une étude sur les centres d’asile met en exergue les différences fondamentales au niveau des prestations entre les centres d’asile d’un même canton. Que pensez-vous de la marge de manœuvre laissée aux délégataires?
Ema Bolomey: Idéalement, je pense que viser une uniformité permettrait de mettre en œuvre des moyens de surveillance et d’application plus efficaces. En matière de respect des droits fondamentaux, cette situation n’est pas admissible. On ne devrait pas être traité différemment en fonction du centre où l’on est admis. Je pense que la procédure de consultation lancée en janvier visant à modifier la LAsi devrait répondre à cette problématique. C’était clairement le souhait exprimé dans le rapport explicatif.
François Bellanger: Je suis entièrement d’accord. Il est toutefois inévitable que des disparités subsistent entre les cantons, à l’instar des pratiques de l’administration. En revanche, tel ne devrait pas être le cas dans le cadre d’une politique fédérale puisqu’il incombe à la Confédération de fixer un cadre minimal: un certain nombre d’exigences de base doivent être respectées par l’ensemble des prestataires et faire l’objet d’un contrôle. Après, si on entre dans le détail, on peut avoir des différences, mais le traitement de base des personnes doit être uniforme.
plaidoyer: Cette tendance croissante à l’externalisation des tâches ne nuit-elle pas à la transparence des activités et des responsabilités étatiques, tel que le relève l’OCDE?
François Bellanger: Cela peut être le cas. Il faut procéder à une analyse de l’approche à deux niveaux: le premier est la nature et l’étendue des contrôles prévus dans la réglementation, et le second correspond à l’effectivité des contrôles faits. Le problème de transparence surgit lorsque l’arsenal de contrôles prévus n’est pas appliqué. Il appartient aux politiques de s’assurer qu’ils adoptent des règles adéquates qui seront ensuite appliquées.
Ema Bolomey: Je rejoins parfaitement ces propos. Cette question de la transparence est d’autant plus significative lorsque le citoyen est confronté à l’employé du délégataire. Il peut par exemple être difficile de déterminer si l’employé agit dans le cadre de l’exécution d’une tâche publique. En découlent des interrogations quant à ses responsabilités, ses pouvoirs et ses prérogatives vis-à-vis du citoyen. Quant au rapport de
l’OCDE, outre ces critiques, une série de points favorables à l’externalisation y est aussi relevée.
plaidoyer: L’administration ne devrait-elle pas s’assurer de disposer en amont d’une base légale suffisante avant de déléguer une tâche?
Ema Bolomey: Un contrôle abstrait des lois fédérales n’est pas possible, seules les ordonnances et les lois cantonales peuvent parfois être remises en cause. On arrive plutôt à ce contrôle indirect lorsqu’un acte individuel de délégation fait l’objet d’un recours. À mon sens, il importe de prendre en compte cette récente jurisprudence dans le cadre des prochaines révisions législatives dans les domaines où une délégation est envisagée ou déjà mise en œuvre. Il s’agit là de profiter des révisions en cours pour améliorer la base légale et disposer d’une densité normative suffisante.
François Bellanger: Votre question implique deux pouvoirs, l’exécutif et le judiciaire. Or, le rôle du législatif est central puisque le Parlement est responsable de l’adoption de la base légale et de son contenu. Dans le processus, la première étape consiste dans le message de l’administration adressé au Parlement, à savoir: pourquoi, de son point de vue, la base légale est bien rédigée et contient une densité normative suffisante eu égard aux paramètres donnés par le Tribunal fédéral? Il appartiendra ensuite au Parlement de débattre, de compléter et d’amender le projet pour avoir une base légale appropriée, d’où une vraie responsabilité politique du Parlement dans le principe de la délégation et de ses modalités. Le contrôle judiciaire ne vient qu’a posteriori. Comme ma consœur l’a rappelé, il n’y a pas de contrôle des lois fédérales (art. 190 Cst.). Quant au niveau cantonal, il existe parfois une chambre constitutionnelle. De manière générale, je trouve que le contrôle abstrait des normes est relativement difficile parce que le Tribunal fédéral procède à une interprétation abstraite et théorique de la vraisemblance d’une application conforme de la norme. Cette analyse est plus aisée a posteriori sur la base d’un acte concret. Par conséquent, je pense que l’on doit d’abord réfléchir à la responsabilité du Parlement qui fonde la légitimité de la délégation.
plaidoyer: Le délégataire peut avoir d’importantes responsabilités, notamment du point de vue des droits fondamentaux. Serait-il nécessaire de renforcer les règles sur la responsabilité du délégataire?
François Bellanger: Je ne crois pas. Il faut replacer les relations dans leurs contextes. Vous avez d’abord une relation avec l’État, qui confie la tâche, avec le délégataire, puis une relation du délégataire avec la personne objet des prestations déléguées. S’agissant de la première relation, l’État est responsable de veiller à ce que le délégataire remplisse bien ses tâches en définissant au mieux le contenu de la mission du délégataire et en se dotant de moyens de contrôle effectifs. Ensuite, dans sa relation face à l’administré, le délégataire est une autorité dès lors qu’il est investi d’une tâche publique. Le délégataire doit ainsi respecter l’ensemble des règles de la procédure et respecter les droits constitutionnels. Chacun de ses actes (décision, ou acte matériel au travers de l’art. 25a PA) peut faire l’objet d’un contrôle au même titre que l’administration. Par conséquent, le citoyen objet de mesures initiées par le délégataire se trouve, d’un point de vue des moyens de droit, dans la même situation que s’il était face à l’administration. À mon sens, ce système, qui s’est développé depuis une quinzaine d’années, prévoit des obligations à l’adresse des personnes de droit privé assumant des tâches publiques qui garantissent les droits des citoyens. Sous l’angle de la responsabilité, je trouve ce fameux arrêt 148 II 218 particulièrement intéressant. Les juges fédéraux concluent d’abord que le délégataire devrait en principe répondre du dommage si la base légale est suffisante. À défaut, il appartient à la Confédération d’assumer la responsabilité. L’application de l’art. 19 de la loi sur la responsabilité (LRCF) est donc exclue. Le Tribunal fédéral a à mon sens comblé un vide juridique. On a un ensemble qui est aujourd’hui assez bien organisé.
Ema Bolomey: Et cela donne effectivement cette sécurité juridique pour le destinataire du service, qui n’a pas à s’interroger sur l’existence d’une base légale suffisante puisqu’il y a une responsabilité subsidiaire de la Confédération dans ce cas-là.
plaidoyer: Il n’en demeure pas moins que le destinataire de la mesure peut être confronté à des difficultés, faute de disposer d’une information suffisante quant à ses droits.
François Bellanger: Dans cette situation, il existe à mon avis peu de différences entre la personne qui se trouve dans un centre de détention géré par des agents de l’administration ou par des délégataires privés. Je crois que la clé réside dans l’obligation de respect par les agents privés de l’État des mêmes règles, dont le respect du droit des personnes. En cas de décision, les exigences formelles de la décision doivent être respectées. La situation est plus délicate face à des actes matériels, tels que des actes de contrainte ou de violence qui porteraient atteinte aux droits des personnes concernées, puisqu’il est plus difficile de les contester. Il est dès lors essentiel d’avoir accès à des avocats et à des personnes des milieux associatifs soucieuses du respect des droits des intéressés et aptes à les conseiller.
Ema Bolomey: Dans le cadre d’activités économiques déléguées à des prestataires privés, il peut parfois être difficile de distinguer les tâches qui relèvent de la puissance publique de celles qui relèvent du droit privé. Prenez par exemple le cas du notaire, qui a certaines fonctions ministérielles. La relation qui liera alors les clients au notaire relèvera du droit public et échappera aux dispositions contractuelles du mandat. Dans le cadre d’activités non économiques, le but de la délégation restera d’accomplir des tâches de police, de gestion ou parfois de prestations, qui induisent des prérogatives qui relèvent de la puissance publique. C’est dans ce cas que la surveillance du délégataire prend toute son importance.
plaidoyer: La formation des employés des délégataires ne devrait-elle pas être encadrée par des normes, notamment dans le domaine de l’asile? Par exemple, les scandales concernant ORS ont démontré que certains employés ne disposaient pas de compétences suffisantes dans l’encadrement des réfugiés.
Ema Bolomey: Il me semble très compliqué de mettre en œuvre une règle unique pour tout type de délégation, sachant que l’on décide souvent d’une délégation en raison de compétences particulières d’un tiers difficiles à développer à l’interne par manque de personnel (on l’a vu typiquement pour les prisons) et du fait que certaines tâches sont réalisées de manière plus efficiente par un spécialiste. Dans ce cas, il serait effectivement curieux de prévoir une formation ou un encadrement du pouvoir public alors que cette compétence est recherchée auprès du délégataire. En outre, l’employé de l’entreprise délégataire devrait avoir les mêmes compétences qu’un agent public. Je pense toutefois que poser un cadre et rappeler les particularités de certaines tâches dans des domaines sensibles qui touchent aux droits fondamentaux des personnes est indispensable. Par contre, il me semble très compliqué de fixer une obligation légale générale à une telle formation ou préparation du délégataire.
François Bellanger: Je rejoins l’idée qu’il n’est pas possible de créer une base légale unique. Selon la nature des tâches déléguées, on s’adresse déjà à quelqu’un dont c’est le métier. Dans ces cas, cela ne pose pas de problème. En revanche, lorsqu’on touche à des tâches qui sont le monopole de l’État comme la sécurité et qui ont une relation directe avec les personnes et leurs droits individuels, il me semble légitime d’exiger un standard minimal et d’avoir au moins des lignes directrices sur le contenu minimal de la formation. Libre aux entreprises privées de s’organiser pour autant qu’elles arrivent à apporter la preuve que cette formation a été faite. Le contenu détaillé de ce cadre minimal de formation ne doit probablement pas figurer dans la base légale car il est appelé à évoluer. Je pense que la base légale doit prévoir un standard minimal de formation et laisser la possibilité à l’autorité de prévoir des conditions particulières dans le mandat de prestations.
Ema Bolomey: Effectivement, cet objectif peut aussi être atteint par le biais du droit des marchés publics et en particulier par les critères posés dans l’appel d’offres, comme les critères d’aptitude et ensuite les critères d’adjudication. Ce qui permet une uniformisation des attentes en matière d’organisation interne du délégataire.
François Bellanger: Le contrôle aérien est un exemple en la matière. Le contrôle des passagers à l’embarquement est assuré par des sociétés privées qui sont délégataires des aéroports. Elles doivent respecter un cadre juridique assez précis car on ne s’improvise pas lecteur des rayons X des bagages à main.
plaidoyer: Dans l’arrêt de la CourEDH VGT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, la Suisse a été condamnée pour les faits d’un délégataire. La responsabilité de l’État reste lourde.
François Bellanger: Notre État a l’obligation de respecter les droits individuels des citoyens et des citoyennes quels que soient les moyens mis en œuvre. L’État doit veiller au respect par le délégataire des droits individuels des personnes se trouvant dans sa sphère d’intervention. Si l’État manque à ce devoir, il viole ses obligations. Nous avons mentionné des éléments permettant de faire respecter cette obligation. Il existe un minimum de mesures à prendre. Celles-ci ont pu faire défaut jusqu’à aujourd’hui car l’Etat se reposait beaucoup, voire trop sur le délégataire. Je pense que cet arrêt et les affaires récentes doivent faire réfléchir à l’amélioration du système.
Ema Bolomey: Effectivement, il me semble que l’exécution de cette obligation par la Suisse dans le cadre de la délégation s’inscrit aussi dans la mise en œuvre de la surveillance. Il ne suffit pas de démontrer qu’un cadre a été posé pour ensuite se décharger de cette responsabilité en relevant que le délégataire n’a pas respecté ses devoirs. Il s’agit également de prouver l’effectivité de la mise en œuvre de la surveillance.
Ema Bolomey
est avocate spécialiste du droit administratif et des marchés publics. Elle est enseignante du brevet fédéral
de spécialiste en marchés publics.
François Bellanger
est avocat spécialiste du droit public et des marchés publics. Il est également professeur ordinaire à la Faculté de droit de l’Université de Genève.
1 Electrosuisse gère, sur mandat de la Confédération, l’Inspection fédérale des installations à courant fort (ESTI).
2 Standards minimaux pour l’hébergement des personnes requérantes d’asile, Prise de position de l’OSAR, osar.ch, consulté le 26.4.2023.
3 Privatisation de l’accueil dans l’asile, plaidoyer 2/23, p.39 s. L’article 24a al. 6 LAsi prévoit que les autres dispositions applicables aux centres de la Confédération s’appliquent par analogie aux centres cantonaux et communaux. Il est prévu de modifier cette disposition pour y intégrer l’application analogique des modifications légales prévues par le projet.